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Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.

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UNE MORTE

(Souvenir de l'affaire Chambige).

Notre génération eut le revolver facile, et ce fut un dur métier d'être jolie femme à une époque aussi faisandée que la nôtre de décadence et de schopenhauerisme. Les jeunes gens aux âmes saignantes et douloureuses dont M. Maurice Barrès découvrit en plein Figaro la sensibilité exquise, eurent la main désastreusement tremblante quand il s'agît d'appuyer le canon du revolver contre leur tempe d'amoureux tragiques. Ils massacrèrent implacablement Juliette, mais, Roméos de cour d'assises, ils se contentèrent, eux, d'une éraflure. C'est en jeunes premiers de théâtre que, la bien-aimée une fois abattue, ils enjambaient son cadavre pour revenir saluer le public; et, une main sur le cœur, l'autre levée vers le grand Christ des salles de justice, c'était un spectacle charmant que de les voir filer la romance et travailler les larmes, apitoyant sur eux les gendarmes et les juges et jusqu'aux journalistes émus de tant de douleurs chez un si brave garçon: «Il l'a tuée; il l'aimait tant!»

Nous eûmes l'affaire de Genève après celle de Constantine, et, pris d'une pitié inconcevable, à Genève comme à Constantine, les jurés, attendris par cet amour meurtrier, prononcèrent un verdict des plus doux; ils condamnèrent à cinq ans de prison l'assassin de dix-neuf ans d'une belle et charmante fille de vingt-cinq.

Circonstances atténuantes! les dix-neuf ans de l'assassin ou les vingt-cinq années de la victime, l'amour de Luis Gormas ou l'amour de Mlle Clara Sottlin? Et, en effet, ou nouvel Antony, le jeune Chilien avait brûlé la cervelle de la femme qui lui résistait et refusait de céder à ses désirs, ou, Othello de l'Amérique du Sud, c'était un accès de jalousie qui avait armé sa main contre la maîtresse qui lui avait appartenu, et lui avait fait abattre, comme une bête malfaisante et dangereuse, la coquette qui voulait se reprendre et se faisait un jeu de torturer et d'exaspérer ses désirs!

Cet accès de jalousie furieuse d'un enfant de dix-neuf ans, frénétique de passion et voyant soudain rouge, serait, à dire vrai, la seule excuse du verdict genevois; la coquette, la femme froide et cruellement raffinée, s'amusant à troubler les sens et le cerveau de l'homme amoureux et mettant toute sa gloire dans l'art des promesses et la science des refus, cette femme-là est dans l'ordre moral un monstre plus nuisible encore que la courtisane; et sans les excuser, contre elle, on comprend les plus ou moins justes représailles.

Mais la victime de Genève était-elle cette femme-là?

Jeune, adorablement jolie, de cette joliesse de blonde aux yeux noirs qu'on est convenu d'appeler troublante, très courtisée, très fêtée, rieuse et indépendante, à première vue elle nous apparaissait effectivement un peu énigmatique et moins que rassurante, cette jolie Autrichienne aux allures aventureuses, errant d'hôtellerie en hôtellerie à travers l'Europe, et de pension en pension sur les bords du lac de Genève!

Nous l'avons déjà rencontrée dans le roman et au théâtre, cette svelte et blonde évaporée, aux yeux vides et clairs, aux lèvres trop rouges, faisant retourner et tourner toutes les têtes sur les éclats de cristal de ses rires perlés et sur la dorure invraisemblable de sa chevelure; elle est Russe, Slave, Autrichienne, Américaine, étrangère toujours. Cosmopolite, elle est surtout de table d'hôte; c'est pour elle que s'organisent les parties de montagne à Bagnères, de pêche à Biarritz; vous l'avez rencontrée à Aix à la Villa des Fleurs, allée d'Ettigny à Luchon, sur le lac du Bourget sans Bourget et avec Luis Gormas sur le lac de Genève; doublée d'une mère, elle s'appelle Iza Clémenceau, dans Dumas, Dora dans Victorien Sardou, et dans la vie réelle c'est la belle Mme Musard; elle rencontre à Baden-Baden le généreux roi de Grèce et à Spa le grand chancelier qui la présente à son empereur; graine d'espionne ou de courtisane, il est arrivé parfois que cette aventurière soit une honnête fille capable de toutes les extravagances et incapable d'une infamie.

En littérature, c'est alors la Dora de Victorien Sardou, capable de préférer la mort à l'amour de l'homme aimé qui la méprise, c'est l'adorable héroïne de Bourget dans l'Irréparable, âme de neige qui ne peut survivre à la souillure, et dans la vie réelle, c'est l'assassinée de Genève, dont les médecins légistes, appelés auprès de ce cadavre, attestèrent et reconnurent la virginité.

Tous furent unanimes là-dessus, et les docteurs Laskowski et Ménégaud, requis par le parquet pour l'autopsie de la pauvre fille, et les médecins de la contre-expertise, le docteur Porte et le docteur Vincent, tous affirmèrent que la jolie et fantasque Triestine, avait vécu et était morte vierge.

Car autour de ce corps encore tiède de jeune fille, comme autour de celui de l'autre assassinée, de la douce et touchante Mme Grille, la médecine légale vint rôder; de ses curieuses mains tâtonnantes et presque lubriques, elle sonda toutes les plaies et souleva tous les voiles de ce corps, essayant de confesser à travers l'expertise de sa chair un peu de l'âme et de la vie de cette morte!

Cette fois, la morte n'a pas trahi la vivante. Le cadavre de Constantine avait été aimé et possédé deux fois par son meurtrier; celui de Genève se révéla pur, inviolé, beau lys de douleur que son assassin vainement essaya de flétrir; car non seulement les assassins de cette école égorgent, mais ils essaient encore de déshonorer leur victime.

A l'audience, le jeune Luis Gormas déclara, et à plusieurs reprises, que Mlle Clara Sottlin avait été sa maîtresse.

Et pourtant, chose étrange, la justice fut encore plus clémente pour le héros de Genève que pour celui de Constantine, et autour de son crime l'opinion publique ne se souleva pas, féroce et passionnée, comme pour l'autre, divisant toute la France et toute la Suisse, en fervents du mari, en partisans de Chambige. Est-ce à dire que les dix-neuf ans de Gormas avaient droit à plus de pitié que les vingt-deux années de l'amant de Mme Grille, ou, quitte à renouveler un mot cruel échappé à un grand seigneur du faubourg, à propos de l'assassinat de la duchesse de Choiseul: «Après tout, ce n'était qu'une Sebastiani», est-ce parce que le drame de Genève ne s'était passé en somme qu'entre rastaquouères!

Oh! un terrible rastaquouère, ce jeune Chilien errant de pensionnat en pensionnat dans les douze cantons, où l'avait cantonné la sagesse imprévoyante d'un père. Riche, disposant d'une large mensualité, ayant le consul chilien à ses ordres pour payer ses factures à vue, à quinze ans il fut renvoyé d'une première pension pour y avoir contracté je ne sais quelle ou plutôt on sait trop quelle honteuse maladie.

A quinze ans!

Mais aux âmes bien nées
La valeur n'attend pas le nombre des années.

Assez beau avec cela, de la beauté brune et régulière, au teint mat, des Espagnols de l'Amérique du Sud, yeux et tempérament de feu! Abel Hermant, dans son curieux roman de la Mission de Cruchod, l'a portraicturé tout vif, ce Chilien, avec ses fatuités, ses vanités, ses générosités pour la galerie et ses succès faciles de casino et de tables d'hôte.

Sa victime et lui étaient tous deux très de ville d'eau et devaient fatalement se rencontrer, se connaître.

Mais s'aimer!

Que cette fille de vingt-cinq ans, entourée, courtisée, se soit divertie des œillades et ait même encouragé les galanteries et les déclarations de ce gamin de dix-neuf, rien de plus probable; qu'elle ait accepté d'aller déjeuner au cabaret avec lui; qu'on les ait vus cavalcadant ensemble dans les environs de Genève, cela est indiqué: Mlle Clara Sottlin, grande admiratrice de son impératrice, cette Walkure couronnée, était une intrépide écuyère, folle d'équitation et de sport, et, comme toutes les femmes de cheval, affectait une grande liberté d'allures et pimentait tous les actes de l'existence de fantaisie et d'indépendance.

Mais que cette indépendante ait poussé la fantaisie jusqu'à oublier son corset dans les draps de son assassin, quand l'expertise la trouva vierge et que Luis Gormas, qui, la semaine précédente, recevait encore d'autres femmes chez lui et les cachait dans une armoire, se prétendit amoureux fou jusqu'à l'assassinat, il y a là une lacune que les jurés suisses comblèrent, mais qui échappa toujours à mon bon sens peut-être un peu épais de Normand et de Gaulois.

Dans notre époque affairée et fiévreuse de struggle for life, ce sont les victimes qui ont tort: jamais on n'a crié si victorieusement et si furieusement le væ victis aux femmes abandonnées, aux gouvernements tombés et aux gloires à terre; moi qui retarde apparemment, je m'apitoie encore plus facilement sur les assassinées que sur les assassins, sur Juliette égorgée que sur Roméo chourineur; je n'admets pas surtout qu'on se manque après quand on a visé si juste avant.

D'où ces quelques lignes à propos d'un cadavre de jeune fille,—souvenir retrouvé,—qui n'eut pour la défendre, et pour attirer sur elle la banale pitié de l'opinion, ni deux petites orphelines en deuil, ni mari outragé, ni société puritaine et protestante.

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