Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.
INTRODUCTION
A mesure que les années s'ajoutent aux années, les belles illusions s'éparpillent au vent du siècle, comme les pétales d'une fleur flétrie s'envolant dans la brise d'automne. Et la jeunesse est bien une fleur, une fleur unique qui se fane d'heure en heure… Oh! les allégresses et les enthousiasmes de l'adolescence! Tout est splendeur, charme, bonheur pour les yeux qui s'ouvrent sur l'extériorité mensongère de la vie. On pleure devant les couchants, on poétise la misère des gueux, on veut mourir d'amour avant d'avoir souffert de vivre, on se campe devant la Fortune ou devant la Gloire pour leur crier: «A nous deux!» Toutes les nuances, tous les sentiments, tous les gestes de l'élégance ou du labeur ravissent par la nouveauté qu'on leur découvre. On fait joujou avec la douleur qui apparaît surtout comme un prétexte à attitudes; on fait joujou avec la douleur que l'on dompte de toute la puissance des forces neuves—s'élançant vers la Vie.—Vers la Mort.
Tout passe…
A force de voir souffrir, à force d'aller aux nécropoles derrière le char où dort, sous de vaines couronnes, l'être cher qui vient d'expirer, à force de constater le leurre des façades qui abusait notre jeunesse ardente, nous parvenons à apprécier plus justement l'existence. La détresse humaine se dévoile de plus en plus.
Tout passe. Illusions, amitiés, espérances…
Tout meurt. Et ces trépas sont peut-être la traduction mentale de la désagrégation incessante de notre organisme. Car depuis notre naissance nous mourons un peu à chaque instant. Obéissant aux lois de la nature comme les animaux, les fleurs et les pierres, nous voulons inutilement l'oublier. L'homme ne disserte guère sur le Vanitas vanitatum et omnia vanitas de l'Ecclésiaste, que toutes les fois qu'un malheur lui arrache l'insouciance qui l'aidait à vivre, toutes les fois qu'il mesure le vide et l'inutilité de nos efforts égoïstes. Alors, parfois, une ambition plus noble que toutes les autres le métamorphose: celle de se survivre. Mais tout le monde ne peut pas annihiler partiellement ainsi l'œuvre de la Mort. Les artistes, les écrivains d'élite sont parmi les demi-dieux à qui cela est possible. Et Jean Lorrain, entre tous, se survit et se survivra.
Voici son quatrième livre posthume. Jamais il n'a paru plus vivant, ce tendre barbare, que depuis qu'il nous a quittés. Il laisse dans notre littérature une place vide qui restera vide longtemps. On se rendra compte par ces Pelléastres—tout ce qu'il eut le temps d'écrire du Poison de la Littérature—que jamais la verve de l'auteur de Maison pour Dames ne fut plus étincelante et plus terriblement révélatrice du dégoût profond en lequel Jean Lorrain tenait Paris et la foule très vaguement définie qu'on appelle le monde. Il a suffisamment souffert de tout cela, ce fils des conquérants qui essuyèrent sur les marches d'un trône, leurs pieds souillés des boues de la Neustrie conquise, il a suffisamment souffert de tout cela pour qu'on lui pardonne quelques outrances et même quelques injustices. Déjà, bien des gens, qui dansèrent autour de son cercueil pour marquer leur joie de ne plus entendre son impitoyable rire, déjà, bien des consciences épouvantées par la franchise courageuse—il en a pâti—d'un des rares écrivains qui surent conserver leur indépendance complète dans notre journalisme d'affaires (qui, par ailleurs, suit servilement l'opinion, sous prétexte de la diriger)—déjà, bien des consciences se rassuraient. Or, voici que par quatre fois, depuis sa disparition, sa terrible raillerie éclate, mieux armée et plus féroce que jamais! Quelles paniques va déchaîner bientôt la publication de la Correspondance—choisie—de Jean Lorrain! Jean Lorrain n'est pas de ceux qu'on oublie. Il appartient à la grande lignée normande qui commence à d'Aurevilly et se continue par le grand «Flau» puis par Maupassant. Si ceux qui nous succéderont au milieu des platitudes, des intrigues et des bluffs de la capitale ne se souviennent plus, un jour, de la personne de Lorrain, de ces yeux pesants d'avoir trop regardé, de ce menton brutal et volontaire, de ces lèvres d'une sensualité violente démentie par l'impertinence du nez, accroché au front bref, sur l'avancée des cheveux teints au henné,—ce front terrible, à l'ossature rude, vallonnée, ce front crispé, raviné, obstiné, effrayant un peu, sillonné de veines turgescentes et contenant dans l'énorme caverne des arcades sourcilières, des prunelles glauques, caressantes, exténuées et comme défaillantes en une interminable agonie—; si ceux qui viendront après nous ignorent son élégance exceptionnelle et recherchée (mais, malgré tant d'étude, ne bannissant pas de sa démarche un léger roulement d'épaules, héritage d'une ascendance de marins), son chef vissé dans le faux-col ouvert, ses mains voltigeantes en gestes simples, ses mains longues mais grosses, un peu peuple, bossuées de bagues étranges, ses mains fuyantes mais solides, plus capables d'étrangler un agresseur que de serrer les doigts d'un flagorneur,—si nos descendants ignorent cette silhouette caractéristique de temps déjà révolus, ils sauront retrouver dans leurs bibliothèques l'œuvre de Jean Lorrain entre celui de Claude Crébillon et celui de Charles Baudelaire.
L'œuvre de Lorrain! Poète, dramaturge, romancier, chroniqueur: ce sont les principaux aspects du talent du visionnaire de La Mandragore. On déplorera sans doute que les exigences du journalisme aient pu nuire à beaucoup de pages trop hâtivement publiées, on regrettera peut-être que Lorrain, improvisateur unique, n'ait pas daigné travailler toujours son style suffisamment, car M. de Bougrelon, Ellen, Heures de Corse et La Dame Turque, entre autres, prouvent qu'il savait se souvenir, lorsqu'il le pouvait et lorsqu'il le voulait, de Gustave Flaubert autant que des Goncourt. Soit. Le recul nous manque un peu pour un jugement définitif. Il est pourtant des choses que l'on peut et que l'on doit dire.
Depuis toujours—oh! ses lettres et ses essais d'enfant!—et jusqu'à la fin, Jean Lorrain fut un poète. L'auteur du Sang des Dieux et de La forêt bleue n'est devenu le romancier des Lépillier, de Sonyeuse et des Soirs de Province—où l'on découvre tant de pages jolies (du Champfleury lyrique)—et le conteur qu'il fut après, que grâce à l'intolérable situation faite aux rimeurs dans notre littérature et dans notre société. Jean Lorrain s'éprend du charme mystérieux des vieilles maisons isolées, sur les pierres desquelles a mordu le passé, des cieux d'octobre et des sites d'automne où des relents discrets de mort complètent la magnificence des feuilles qui se cuivrent; il adore les grands parcs déserts, chers à feu Henri Zuber, où reviennent dans le soir l'âme de Watteau et celle de Lancret avec un bruit de satin et de soie; il idolâtre les étoffes d'antan et il les chante (sur le mode favori de Verlaine) en vers limpides:
Il sait à merveille murmurer des mièvreries, dédier des madrigaux aux nymphes, aux génies de l'air, comme il voudra le faire dans certains salons (car il se croit parfois à une fête galante d'antan) aux dames qui lui plaisent. Il chante les fleurs, il les arrange avec un art parfait dans les vases de son salon (il ramena de Ferrare un valet de chambre uniquement parce que cet homme improvisait d'admirables décorations en fleurs naturelles), il décrit un bouquet mieux que quiconque. Il écrit sur l'éventail de la baronne Oppenheim:
[1] Avril 1895.
Il pleure presque devant des lys qui se fanent:
Il a beaucoup lu les Chansons des rues et des bois. Gustave Moreau, ses chimères et les masques énigmatiques de Botticelli ont fait sur lui une impression qui ne s'effacera jamais—même lorsque, par Modernités, il voisinera avec le Richepin des Blasphèmes dans le réalisme et dans la crapule des bas-fonds sociaux. Il retrouvera des héroïnes légendaires parmi les filles et les souteneurs; il avouera:… «dans l'empuantissement des marchés, au milieu des détritus de légumes et de fruits, là seulement Astarté vous apparaîtra dans quelque belle fleur humaine, robuste et suant la santé, trop rose et trop rousse, avec des yeux mystérieux de bête—telle la bouchère au profil d'Hérodiade qu'entrevirent les de Goncourt, dans le marché des Récollets à Bordeaux» et il écrira à Renée d'Ulmès: «En vérité, l'enfer est plein de colombes». On peut retrouver en lui beaucoup d'autres traces d'influences. Quand j'aurai cité le Samain des Luxures, les lakistes et les préraphaélites, Poë, Baudelaire, Addison, Huysmans, Algernon-Charles Swinburne, Marcel Schwob et même Tristan Klingsor, il me restera à nommer parmi les peintres dont, prodigieux descriptif, il se rapproche encore plus que des littérateurs: Luca Cambioso, William Morris, James Ensor, Walter Crane, Rops et d'autres. Encore cette énumération sera-t-elle insuffisante, car le tempérament de Lorrain, d'une spontanéité sans seconde, ne lui permettait de produire quelque chose de personnel que lorsqu'il ressentait une vive sensation—et les spectacles naturels, les humanités qu'il coudoya dans tous les mondes, l'influencèrent plus fréquemment, mais pas plus profondément que ses premières lectures ou que ses promenades à travers les musées d'Europe, qu'il connaissait à merveille.—Jean Lorrain dramaturge, pour les œuvres qu'il signa seul au moins, c'est Jean Lorrain poète qui continue sans souci des tendances de son temps, ni de la façon dont son rêve fabuleux pourra être réalisé. Il conçoit des décors miraculeux. Il les décrit en littérature. Qu'il s'agisse du chêne de Brocéliande entouré «d'immenses touffes de fougères, de bardanes, de glaïeuls, d'iris et de lys jaunes en fleurs, végétation féerique» bordant «un ravin qui termine le décor» par un «long cordon de pommiers et d'aubépines en fleurs, tout blanc au pied d'un bois de sapins noirs» ou qu'il soit question de la «route poudreuse longeant d'immenses champs de blé» d'Ennoïa où «tout l'horizon est occupé par de jaunes récoltes avec, au loin, une fumée noire indiquant l'abbaye qui brûle», qu'il faille décrire le cadre fleuri d'Yanthis ou le charnier sinistre de la Mandragore—dont la prose cadencée peut être comparée à des vers—Lorrain décrit sa mise en scène dans un style de légende ou de roman. Nous sommes loin, avec lui, des indications en style Morse d'un Victorien-Sardou ou d'un William Busnach. Ses vers de théâtre diffèrent peu des autres—si peu que le Sang des Dieux contient Ennoïa, poème, et que, dans La Forêt Bleue, nous retrouverons, à quelques variations près, des fragments entiers de l'acte représenté, sous le même titre, à l'Œuvre, en 1898. D'ailleurs «ce théâtre féerique, lyrique, épique et légendaire» est le seul auquel il tienne beaucoup. Ses vers et ses romans furent ce qu'il préférait de son œuvre. Une lettre écrite en 1905 à Gustave Coquiot renseigne là-dessus.
Il est aussi malaisé de séparer en Lorrain le poète du conteur que de distinguer le nouvelliste du romancier. Qu'on me permette, à ce propos, de reproduire ici ce que j'écrivais en 1907 dans un de mes livres[2]. On retrouve, remarquais-je, dans Princesses d'Ivoire et d'Ivresse, ce livre merveilleux, singulier et enchanteur dont les sous-titres sont des vers,
… on retrouve, disais-je, la plupart des héroïnes de ses poèmes. Par une filiation charmante, la plupart de ces contes fournirent matière à des ballets; l'un d'eux même: la Princesse sous verre, devint un opéra (musique de R. Balliman.)—Ce sont les meilleurs amis de Jean Lorrain, ces dames et ces éphèbes de légendes,—ces longues et souples silhouettes aux cheveux ruisselants évoluant dans des décors de fable et de splendeur,—ces princesses dont les baisers sont mortels et qui coupent, dans leurs jardins prodigieux, des corolles géantes capables de souffrir et de saigner, ces princesses semblables à des fleurs et ces fleurs semblables à des femmes, ces reines diadémées de chrysoprases, de calcédoines et d'émeraudes, vêtues de velours, de brocart et d'orfroi, constellées de topazes, de turquoises, d'opales et dont les yeux sont bleus comme des lacs ou verts comme l'aigue-marine,—ces sorcières effroyables et ces damoiseaux dangereux vivant en compagnie de grenouilles énormes, de bestiaux aux sabots dorés, de paons à la roue invraisemblable et de grands lévriers agiles et très blancs… Et Lorrain erre à travers les siècles comme il erre à travers le monde. Avec une imagination stupéfiante et une richesse inouïe de couleurs, il s'oublie parmi les lices et les tourelles médiévales, les hauts piliers de marbre vert des temples égyptiens, les halliers des Ardennes, les venelles du vieux Vintimille, les plaines grises du Nord «où d'innombrables tiges de roseaux ondulent à perte de vue» et sur les dunes fleuries de chardons pâles… Il revient toujours de Golcondes et d'Ophirs insoupçonnés; il a toujours des joailleries nouvelles à nous faire voir. Parce qu'il y a des fleurs sur sa table de travail, tout simplement, il écrit Narkiss, le meilleur de ses contes avec le Conte du Bohémien. Cette faculté incomparable a fait dire de lui qu'il avait abouti au «sadisme d'imagination». Je prends l'épithète comme un éloge, lorsque je lis les œuvres auxquelles elle veut s'appliquer. On a dit aussi: «Jean Lorrain, improvisateur merveilleux, conteur en trois cents lignes, jamais plus, de sa vie ne sut composer un livre». Cette appréciation prématurée fut démentie par la publication du Tréteau, roman, roman de quatre cents pages et qui unit à un lyrisme heureux une construction d'intrigue fort nette et fort solide. D'autre part, une affirmation de lui, trop oubliée, reproduite naguère par Maurice Guillemot, peut expliquer bien des choses: «Le roman c'est la vie, disait Lorrain. Si l'on prenait la peine de se regarder vivre, on aurait un chapitre à écrire tous les jours». Le formidable labeur immédiat qui fut demandé à Raitif de la Bretonne est en partie responsable du petit nombre de livres construits laissés par Jean Lorrain qui disparut au moment où il commençait, dans la paix de Nice (après laquelle il aspirait depuis si longtemps), hors de l'enfer de la névrose parisienne[3], à pouvoir ne plus donner que des œuvres définitives.
[2] Georges Normandy: Jean Lorrain, son enfance, sa vie, son œuvre. Dessins et autographes inédits de Jean Lorrain, 11 hors-texte. Couverture de G. de Ribaucourt. 1 vol. 3 fr. 50 (Méricant).
[3] …«Vivre sa vie, voilà le but final. Mais quelle connaissance de soi-même il faut acquérir avant d'en arriver là!… Personne ne nous éclaire, les amis nous trompent sur nos propres instincts et l'expérience seule nous le fait découvrir. Nous avons contre nous, notre éducation et notre milieu, que dis-je? notre famille, et j'oublie à dessein les préjugés du monde et la législation des hommes. Puis nous rencontrons un Ethal et alors il est trop tard pour vivre l'existence, la seule pour laquelle nous étions nés, et cela à l'heure même où nous apparaît notre vie.» (M. de Phocas.)
Pourtant, si le journalisme l'a trop absorbé, il importe de convenir que Lorrain a honoré cette profession, tombée, depuis quelques années, pour le monde artistique et littéraire au moins, dans un discrédit mérité. Il est excessif, sans doute, d'écrire, comme M. Charles Maurras le fit à propos des Contes pour lire à la chandelle: «…Ce que l'on y voit le moins, c'est Raitif de la Bretonne, je veux dire le meilleur de M. Jean Lorrain. On l'y voit cependant un peu; témoin les premières lignes de l'Introduction, si justes, si rapides, si dignes de ce journaliste que j'appellerai éminent…» Mais il demeure incontestable que jamais aucun chroniqueur des grands quotidiens n'avait avant lui et n'a depuis lui, aussi obstinément vanté, après les avoir comprises, toutes les formes de la Beauté. Il a forgé la gloire de beaucoup de nos contemporains. Il nous a fait connaître les bijoux de Lalique et ceux de Beaudoin, les grès de Bigot et ceux de Lachenal; il a défendu l'admirable Maeterlinck dont il est parent par son théâtre hallucinant, captivant, irrésistible; il fut l'auteur du premier article sérieux consacré à Henri de Régnier, il a lancé Charles-Henry Hirsch, célébré Saint-Pol-Roux, prôné Henry Bataille et tant d'autres jeunes! Et les Poussières de Paris demeureront comme un document précieux pour les historiens de notre époque.
Jean Lorrain est mort à l'heure où il prenait une orientation nouvelle, à l'heure où, comme on l'a écrit, un être nouveau allait surgir dans l'artiste, «un être nouveau, comme un Balzac enfant, joueur et plus sensible». Le Tréteau nous l'avait indiqué. L'Aryenne le confirma. Il y a dans ces deux œuvres comme, du reste, dans Ellen, des pages de tout premier ordre. L'Aryenne décèle qu'il savait s'élever jusqu'aux conflits les plus hauts. Je ne connais rien de plus poignant, en sa sobriété pathétique, que ce choc de deux Races, transmis silencieusement à travers les siècles et brutalement ressuscité entre deux femmes modernes de l'élite, entre la comtesse Marthe Ilhatieff, ruinée, et la princesse de Ragon d'Hélyeuse (née Rebecca Riesmer): deux synthèses parfaites. Jamais aucune œuvre ne contint, en si peu de pages et plus intégralement, le tempérament et le talent de Jean Lorrain. Il est là tout entier.—Ce drame prend parfois l'ampleur d'une œuvre sociale (ce qui s'esquissait avec la Préface du Crime des Riches et avec M. de Phocas) et parfois la grandeur simple d'une œuvre antique. C'est la vieille haine de la race affinée (et vaincue à cause de cela) pour la race triomphante et forte; c'est la rancune de Kassandra contre Klytemnestra, femme d'Agamemnon, c'est «la légendaire rancune de l'Otage». Lorrain inventa des images, il fabriqua des expressions, il créa des types immortels, il édifia des œuvres. Son instinct artistique fut incomparable. Il allait sans hésiter à l'œuvre intéressante, à l'homme de talent,—et celui-ci fut-il son ennemi de toujours, la conscience littéraire de Raitif l'emportait sur son amour-propre qui était immense. Il ne s'abaissa jamais aux malices du métier, aux ficelles de l'intrigue. Il charmait par son abandon, par son style spontané, par la variété de ses souvenirs, par l'intensité de ses impressions et, pour tout dire, par sa sincérité profonde. Sa phrase naturelle caresse, berce, entraîne, charme; elle noie dans son élégance et sa séduction les incorrections grammaticales qu'elle recèle parfois. Ce que Sarcey disait de Daudet s'applique à Lorrain: «Je ne suis pas sûr que ce soit bien construit, mais je sais que cela me plaît et me retient». Lorsqu'il travaille, l'harmonie ne disparaît pas de son verbe, les mots se succèdent, évocateurs et cérémonieux: ils se déroulent avec l'allure et la couleur que les processions eurent jadis dans notre Fécamp, le jour de la Fête-Dieu, au temps où la croyance populaire, soumise aux jolis mensonges de nos mères, parait de tentures et de fleurs les murs des maisons devant lesquelles le dais devait passer entouré de thuriféraires.
Sa vaillance à la besogne, sa conscience d'artiste étranger aux bizarres «cuisines» de la littérature actuelle, sa loyauté professionnelle et sa fidélité d'ami ne seront jamais mises en doute. Et personne ne peut nier non plus que Jean Lorrain s'affirme comme le plus magnifique des descriptifs de notre temps. Il voit en barbare, oui, et c'est la seule vision qui puisse être intense en littérature. Le peu de latinisme qui est en lui ne l'empêche pas de traiter la langue avec une liberté superbe d'autodidacte servi par un prodigieux instinct littéraire. M. Emanuel publiait naguère sur Lorrain cette appréciation que j'approuve: «…Il aura été, dans ces derniers trente ans, un des manieurs de mots les plus experts et les plus efficaces dont puisse se vanter notre littérature romantique. De son œuvre abondant et inégal, tout débordant de sarcasme et d'enthousiasme, de cynisme et de tendresse, d'éclats de rire[4] et de sanglots, de cet œuvre qui témoigne malgré tout d'une science si désenchantée de la vie et d'un amour si effréné de la volupté[5], il est difficile de prévoir combien de pages sont destinées à lui survivre; au demeurant il était trop violemment mêlé à la vie ardente de son temps et d'un modernisme trop aigu et trop momentané, pour s'être inquiété sérieusement du jugement de la postérité et lui avoir fait, en échange d'un peu de renommée, le sacrifice même partiel, de ses goûts et de ses passions. Mais on peut dire, sans crainte d'être taxé d'exagération, qu'il fut parmi les écrivains de sa génération, un des plus personnels, des plus expressifs et des plus aimés, et qu'aucun n'excella comme lui aux narrations trépidantes et luxurieuses d'un siècle d'égoïsme jouisseur et fastueux, qu'il a exalté de son verbe imagé et flagellé[6] de son impitoyable ironie.»
[4] Dédicace inédite d'un portrait de Jean Lorrain costumé en Arabe, envoyé après un voyage en Afrique à la baronne X…:
A Madame la baronne X…
Paris, Avril 1894.
Jean Lorrain.
[5] Ces lignes de Maurice Barrès, citées par M. Gaubert, complèteront à souhait le jugement de M. Emanuel: «…Chez un tel homme les images sensuelles rompent l'harmonie ou, pour parler plus librement, la médiocrité de notre vision ordinaire. Il transforme dans son esprit les réalités du monde extérieur pour en faire une certaine beauté ardente et triste.—Ils ont raison de se choquer, ceux pour qui l'art n'est point un univers complet et qui, ne sachant point s'y satisfaire exclusivement, tenteront de transposer des fragments de leur rêve dans la vie de société: rien n'en résultera que désastres.»
[6] Il m'écrivait en 1906: «…Comment vous, qui avez pourtant de la psychologie, n'avez-vous pas deviné que je hais et que j'ai en nausée ce monde élégant et exotique que je décris?… Vous avez aimé Ellen m'avez-vous dit. Ellen a été rêvée, imaginée, elle est née du paysage. La suite que vous n'aimez pas a été vécue!» (Inédit).—G. N.
J'écris ces lignes devant le golfe d'Ajaccio, prisonnier des montagnes violettes où quelques cîmes neigeuses rosissent dans le soleil d'hiver qui nacre les orangers criblés de boules d'or et les géants eucalyptus de la route des Sanguinaires. Dans ce décor comme planté par Antoine, éclairé par Frey et peint par Amable ou par Jusseaume, dans ce décor où Lorrain se complut quelques années avant sa fin, j'évoque sa silhouette de malade en extase sous le ciel nocturne d'ici qui le consolait de tout. Il rêvait de finir ses jours dans ce pays, au bord de cette mer luisante, dans cette île «très âme en détresse et très exil», sur ces quais déserts où s'immobilisent plusieurs barques de pêcheurs, où quelques femmes rincent du linge sur les rochers, où des lucquois (sous l'opprobre populaire qui les charge parce qu'ils travaillent—l'Ajaccien a dans les mains «un poil qui pourrait lui servir de canne)», lavent et font sécher les châtaignes venues de la montagne parfumée et que le paquebot emportera demain. C'est de ce rivage qu'il disait à sa vénérable mère: «Ce n'est ni Naples, ni Palerme, ni Marseille, c'est autre chose de somnolent, d'ensoleillé, de triste. La baie, très fermée, a l'air d'un lac. Ce serait un pays exquis pour y mourir: on s'y sent détaché de tout»[7]. Et une grande mélancolie me prend à songer qu'il n'est même pas mort de l'autre côté de l'eau, dans cet immense appartement qu'il avait choisi lui-même, sur le port de Nice, cet appartement d'où il apercevait le Mont-Boron très italien, un môle d'or sous un ciel de saphir et d'où il voyait de son lit, comme il me l'écrivait, «toute l'aventure de la mer inviteuse et des joyeux départs»…
[7] Extrait d'une lettre inédite.
Paris, la ville empoisonnée, l'aura gardé jusqu'au dernier jour.
Jean Lorrain n'a pas pu s'exprimer tout entier. La mort ne l'a pas laissé se réaliser complètement. C'est affreusement cruel. Soit.—Jean Lorrain a donné des leçons à son siècle. Il n'eût pas le temps de lui infliger une leçon définitive. Soit encore.—Mais, avant de nous quitter, il a tracé ces mots que je retrouve, que je relis et qui m'enchantent: «On est toujours vengé des gens qu'on regarde vivre.»
Voilà pour ceux qui ne veulent à aucun prix s'incliner devant le talent d'un disparu que, vivant, par diplomatie ou par lâcheté, ils saluaient plus bas que terre.
Pour nous autres, il reste entendu que les morts ne meurent jamais dans le souvenir de ceux qui les aimèrent.
Ajaccio, 21-23 Décembre 1909.
GEORGES NORMANDY.