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Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.

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II
LIONNERIES

«Monsieur, l'autre matin, chez Paillard, vous avez bien voulu me marquer le désir de visiter le vieil hôtel de Chamarande où j'ai la chance d'avoir pu loger les quelques bibelots qui m'ont valu l'honneur de votre curiosité.

«Si vous n'avez rien de mieux à faire vendredi prochain, entre cinq et six heures, voulez-vous, monsieur, me faire l'extrême plaisir et la faveur grande de venir prendre une tasse de thé, quai d'Orléans? Les vieilleries dont nous avons le goût commun gagnent à être vues à la clarté des cires, dans la pénombre de la nuit tombante. Le lit de Monsieur, frère du roi, et la commode de Mme de Maintenon, que j'ai l'heur de posséder, attendent, dès aujourd'hui, la grâce de votre visite. Depuis notre déjeuner, deux autres objets assez rares, que je guignais, me sont également échus, que je serais heureux de soumettre à votre critique: ce sont deux pièces assez curieuses, sinon uniques, dont un musée, je crois, pourrait s'enorgueillir.

«Quelques amis me font l'honneur de me venir voir vendredi à l'heure dite. Croyez qu'ils se feront une joie et escomptent déjà celle de vous être présentés.

«M. Hector Meyran, à qui j'écris pour lui faire signe, vous renseignera sur leur respective personnalité et leurs réels mérites. Je lui en communique les noms. Je me fais fort de vous faire goûter, vendredi, des confitures de goyave et des petits pains fourrés aux huîtres qui ne sont pas indifférents.

«Il n'y a pas présomption, n'est-ce pas, monsieur, à vous dire que j'ose compter sur vous?»

Et la lettre était signée Edward Ytter.

En post-scriptum, ces simples mots:

«La duchesse d'Iddleton servira le thé.»

Cette lettre ne laissait pas de me causer un certain effarement; il y a des styles qui déconcertent. C'était Meyran qui m'avait présenté cet Ytter. Je sautais en fiacre et courais chez mon ami Meyran.

—Je sais ce qui t'amène, me disait celui-ci dès le seuil: tu as reçu une convocation du jeune sir Ytter. Moi aussi.

—Sa prose est un peu baroque…

—Comme ses perles, mais son style a tout de même de l'allure; il pastiche aimablement Saint-Simon et le président de Hainaut. Le malheur est que ses lettres soient datées de 1904. Il n'y a qu'un écart de deux siècles. Ecrites en 1704, ce serait parfait. Inutile de me communiquer ton épître, la mienne me suffit. Tu y viens, n'est-ce pas? Nous y allons.

—Mais…

—Mais si, mais si. Il faut avoir vu ça au moins une fois dans sa vie. Et puis, il y a les petits amis, ceux sur lesquels tu veux obtenir quelques tuyaux et renseignements. Les petits amis sont très intéressants. Ah! à eux seuls ils valent le voyage!

—Meyran, tu te paies ma tête.

—Attends que nous nous soyons offert la leur. Tu ne verras chez sir Edward Ytter que des jeunes gens du meilleur monde et du goût le plus suave. Ecoute, j'ai la liste: d'abord, le jeune Maxence Damora, l'inséparable d'Edward Ytter. Je l'avais invité l'autre jour à déjeuner pour t'habituer graduellement à cet étrange milieu.

—Le petit jeune homme à l'orchidée verte?

—Parfaitement, le petit jeune homme à la chambre lophophore.

—Et mandarine!

—Nous trouvons ensuite M. Pierre Yvanis, le fils de la belle madame Yvanis; lord Eginard Chapmann, un Irlandais plus très jeune, mais très particulier… C'est un globe-trotter infatigable: il a fait cinq fois le tour du monde… Evariste Bouchetal, qui fait de la littérature, et Grégory Popescu, qui veut faire du théâtre.

—Popescu?

—Cela se prononce Popesquiou. C'est un nom roumain. Le jeune Grégory est de Bucarest, comme M. de Max.

—Et au Conservatoire?

—Tu l'as dit. Un point, c'est tout. Nous n'aurons pas d'autres phénomènes; mais c'est très suffisant.

—Ah! Et ces messieurs se recommandent à l'attention par…?

—Chacun a une manie très spéciale, une lionnerie, comme on disait sous la Restauration. Ainsi, le jeune Yvanis, qui traduit miraculeusement les poètes grecs et a commis un adorable pastiche des idylles de Théocrite, vit maritalement avec un mannequin de cire.

—Tu dis?

—La vérité. Pierre Yvanis possède dans sa garçonnière, dans sa frissonnière, si tu aimes mieux, une admirable poupée de grandeur naturelle, modelée par un véritable sculpteur, laquelle, revêtue de précieuses robes japonaises, repose sur un lit de parade, côte à côte avec le lit de camp d'Yvanis. Il a pour cette idole un véritable culte et lui adresse des vers, des sonnets et des fleurs.

—Mais, c'est de la folie!

—Non, c'est de la pose et c'est aussi de la réclame. Dans un certain monde, on appelle Yvanis: l'homme à la poupée de cire. Vendredi, tu entendras couramment tous ces messieurs demander à Yvanis des nouvelles de sa maîtresse.

—Et on ne lui en connaît pas d'autres?

—Il faut demander cela à ses amis. Lord Chapmann, lui, collectionne les chapelets de prières, pourvu qu'ils soient musulmans. C'est un fervent de l'Islam. Il a été deux fois à la Mecque. Il passe tous ses hivers en Algérie. C'est aussi un ami de Claudius Ethal, le peintre de M. de Phocas.

—En effet, je me rappelle.

—Evariste Bouchetal, lui, fait de la littérature; c'est un élève de M. Pierre Loti. Il ne fomente que des marines. Il a commis sur Toulon un livre qui ne s'est pas mal vendu: c'est assez spécial. Enragé fumeur d'opium, il vit intimement avec une couleuvre…

—???…

—… Apprivoisée!… Sacountala ne le quitte jamais. Il la porte presque toujours sur lui.

—Mais c'est cauchemardant! Va-t-il nous la sortir, vendredi?

—C'est peu probable. Le froid est contraire aux reptiles, même domestiques; et puis Sacountala est toujours très engourdie. Je regrette, du reste, que tu ne la voies pas: elle est très sensible à la musique et elle danse comme une almée.

—Etrange! étrange!

—Grégory Popescu, lui, élève une panthère au biberon. Il la destine à Mme Sarah Bernhardt; c'est un fervent de notre tragédienne nationale.

—Au biberon?

—Féredgé (c'est le nom de l'animal) est, d'ailleurs, charmante. Nous n'aurons pas l'avantage de la voir vendredi chez sir Edward Ytter et je le regrette, car elle est jaune comme de l'or et elle porte un collier de platine incrusté d'émeraudes merveilleuses. Ce Popescu a de la fortune. Il se dit même le filleul de la reine. Evariste Bouchetal, lui, a été élevé sur les genoux de l'impératrice.

Tous ces petits jeunes gens ont eu des enfances princières. Pour peu que vous insistiez, Popescu se fera un plaisir de vous inviter chez lui à venir voir sa panthère. Il est très fier de son intérieur. Il est également célèbre dans tout ce petit monde pour le luxe de sa salle de bains, toute en mosaïques persanes, briques vernissées vertes et bleues avec toutes les roses d'Ispahan en stuc sur les revêtements: la salle est citée, dans Paris-Parisien, entre le Pavillon des Muses et la galerie Groult.

—Et tous fervents de Debussy?

—Tu le demandes! Tous ont leur partition de Pelléas et Mélisande, signée et dédicacée. Ytter a la sienne bien en vedette sur son «Erard».

—Tout cela m'épouvante. Tu m'assures qu'il n'y aura pas de descente de police?…

—Ah! c'est vrai, j'oubliais: il y aura une femme.

—La duchesse d'Iddleton?

—Oh! ce n'est pas une garantie. Sa présence n'empêcherait rien.

—Tu me terrifies. Qu'est-ce que c'est que cette Iddleton?

—Duchesse pairesse authentique, veuve de trois maris, protestante convertie, et deux cent mille francs de rente. Tout Paris va chez elle mais elle n'est pas reçue dans tout Paris. A eu quelques aventures. Soixante-cinq ans, protectrice attitrée de sir Edward Ytter, adore les tout petits jeunes gens. Sir Edward et ses petits amis sont plutôt inoffensifs. La Iddleton les préférerait plus dangereux… mais ces espèces de collectionneurs sont les seuls jeunes gens qui supportent la société des vieilles dames. Quand on n'a pas ce que l'on aime il faut aimer ce que l'on a. La duchesse encourage la littérature de Bouchetal et les pastiches grecs d'Yvanis; elle commande des bonbonnières à Ytter et produit Popescu dans ses soirées. Elle fait au groupe une énorme réclame. C'est leur mère à tous, une mère un peu Egérie,—comme une muse ancestrale. Elle se frotte à toute cette jeunesse et sa vieille carcasse frétille de joie. Nous verrons aussi, sûrement, chez Ytter, la princesse Outchareska.

—Jeune celle-là?

—Quelle question! Je t'ai déjà dit que c'était un monde à part: femmes de passé et jeunes gens d'avenir. Les flirts y semblent des incestes. Je dis flirts! Il faudrait trouver un autre mot… comme effleurements. Et encore, est-ce bien précis pour le commerce psychique de ces bambins et de ces grand'mères?

—Alors, au physique, ces dames?

—Au physique?… Tu les verras. Il faut bien te laisser quelques surprises. Et puis, tu verras Beppino.

—Beppino?

—C'est un personnage dans la vie de sir Edward Ytter: l'Eminence grise du lieu, toute une puissance, une parure aussi, une autre lionnerie. Encore, Beppino, c'est un peu comme la panthère de Popescu et la couleuvre de Bouchetal. Songe! un paysan toscan, un ancien cocher, qui lit d'Annunzio couramment et cite de mémoire des sonnets de Pétrarque et l'Enfer du Dante. Sir Edward Ytter l'a ramené de Florence…

—…

—Pour le timbre et la douceur grave de sa voix. Tu le verras. Je ne t'en dis pas plus.


Après quelques hésitations, je me décidais à me rendre, le vendredi suivant, à l'appel du jeune peintre. Meyran m'accompagnait.

La lourde porte de l'hôtel de Chamarande s'ouvrait pour nous à deux battants. Une haute lanterne Louis XIV en bronze doré éclairait mal la cage d'escalier, immense. Une bourrasque de pluie, abattue depuis le matin sur Paris et particulièrement sinistre sur ces vieux quais de Saint-Louis-en-l'Ile, en faisait vaciller la flamme. Et, pendant que nous montions les larges marches usées qu'escortait dans le vide une adorable rampe en fer forgé du temps, j'avais la vague oppression de la solennité du lieu, presque la conscience d'un recul de deux siècles.

Un valet de pied poudré, en culotte de panne rouge, nous introduisit dans une antichambre aux hautes boiseries de noyer; un buste du Grand Roi y trônait sur un piédouche de marbre vert. Les parquets cirés luisaient.

—Un des valets de pied de Mme Ytter, me chuchotait Meyran. La mère prête au fils son personnel.

Un petit nègre, vêtu à la turque, que nous n'avions pas vu en entrant, se haussait sur la pointe des pieds jusqu'au marbre d'une console et y cueillait sur un grand plateau de glace deux gardénias qu'il nous offrait. Nous en fleurissions nos boutonnières.

Le nègre de Mme Dubarry, ricana Meyran. Il n'y a qu'Ytter pour avoir autant de style.

Des rires étouffés et un gazouillis de voix fraîches bourdonnaient derrière une porte; le valet de pied l'ouvrait et nous nous trouvions devant le maître de céans.

Cinq jeunes gens, dont sir Edward lui-même, causaient, assis ou vautrés au hasard des sièges, autour d'un homme déjà âgé, debout, les coudes au chambranle d'une cheminée, en train de se chauffer à un grand feu de bois. Le jeune Anglais se levait et venait à notre rencontre.

—Soyez les bienvenus, messieurs. Comme c'est aimable à vous!

Je m'étais arrêté, abasourdi, sans trouver un mot, ne pouvant plus faire un pas.

Sir Edward Ytter était en pourpoint de satin cramoisi, pincé à la taille par une ceinture de cuir gris: le pourpoint corseté des bergers héroïques des ballets de Molière. Une culotte de satin noir et des bas de soie de même couleur complétaient le déguisement. Des souliers à la poulaine, en peau de daim gris, exagéraient la minceur des chevilles.

Ainsi costumé, sir Edward Ytter avait le charme équivoque d'un travesti.

—Zamore vous a fleuris, faisait-il en nous secouant les doigts. Vous savez que j'ai la chaise percée du roi et le bourdaloue du surintendant! Vous allez les voir.—Monsieur Yvanis, monsieur Bouchetal, milord Chapmann, monsieur Popescu.

—La duchesse n'est pas encore arrivée. Vous connaissez monsieur Damora?

Les quatre petits jeunes gens s'étaient levés; le monsieur mûr, debout devant la cheminée, l'air d'un parapluie anglais dans une longue redingote de quaker, en avait rabattu les pans avec un geste de sarigue. A l'exception d'Evariste Bouchetal, d'une laideur vraiment rare, toute cette petite jeunesse, soignée, adonisée, nickelée et sanglée dans des vêtements trop neufs, fleurait bon, parlait avec grâce, avait de jolis gestes et, tout en plaisant aux yeux, inquiétait par quelque chose de vague.

—Oui, la duchesse a promis de venir, mais la princesse est souffrante. Elle a pris froid à la dernière audition de la Schola Cantorum. On n'a joué que de l'Orlando de Lassus: c'était délicieux!

—Et du Palestrina, faisait observer la voix de fausset du jeune Bouchetal. Le croiriez-vous? C'est au Palestrina que Sacountala est le plus sensible; elle adore la musique religieuse, celle de la Chapelle Sixtine surtout. C'est une intelligence que cette bestiole. L'autre jour, j'ai eu le malheur de jouer devant elle du Reynaldo Hahn: elle s'est dressée dans sa corbeille et m'a mordu la main.

—Du Reynaldo Hahn! Mais aussi quelle musique!

—Et quelle imprudence! renchérissait le jeune Damora.

—Oui, elle m'a mordu assez cruellement; mais je ne le regrette pas, reprenait l'homme à la couleuvre. Au moins ai-je, aujourd'hui, la certitude que Sacountala est mélomane.

—C'est comme Féredgé, intervenait le tragédien roumain. Si je veux la voir s'étirer de tout son long et griffer en miaulant la soie de mes coussins, je n'ai qu'à lui réciter du Verlaine: elle entre aussitôt en volupté. Le Henry Bataille aussi l'excite; mais où elle se développe tout à fait en beauté, avec du phosphore dans ses yeux verts, c'est quand je lui récite du Baudelaire.

—Les animaux sont supérieurs à l'homme: la civilisation ne les a pas atteints, l'instinct maintient en eux le sentiment du beau. Ainsi, je me suis laissé dire que Mme des Gobelins avait un singe…

—La comtesse des Gobelins!—et sir Edward Ytter interrompait le récit d'Yvanis,—la duchesse nous a promis sa visite. Je l'attends à l'instant même. Ces dames doivent arriver ensemble. Elle amène avec elle son petit animal.

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