Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.
VERDICTS LITTÉRAIRES
Si fantaisistes et si déconcertants que soient devenus aujourd'hui les revirements du suffrage universel et les acrobaties politiques, il est sous le ciel d'opérette de notre siècle lunatique, quelque chose de plus fantastique et de plus déconcertant encore: ce sont les procédés et les acquittements des jurys!
En matière criminelle, les toquades d'Hervé et les fumisteries de Vivier sont de beaucoup dépassées. La morale est on ne peut plus malade en notre beau pays de France; demi mal, après tout, si l'on s'en tient à la définition connue: la Morale, une vieille dame que tout le monde salue et que personne n'invite, vieille parente pauvre, dont nous suivons tous le convoi mais dont nul de nous ne disputera la succession! Ce qui est beaucoup plus grave, c'est que le sens moral, l'antique et vieux bon sens gaulois, compromis par Sarcey au nom de la critique et de la littérature, la notion du juste et de l'injuste sont absolument oblitérés chez nous, et chez les jurés et chez les magistrats.
Je me souviens d'une affaire, dont le dénouement imprévu m'a laissé tout baigné d'une triste stupeur.
Le fait-divers et le banc de la cour d'assises, c'est un peu, au jour le jour, l'histoire sociale d'un pays et le thermomètre de ses mœurs; mais le verdict de ses jurys, c'est à la fois et le bulletin de santé de sa morale, et le journal de son bon sens!
Eh bien, je suis désolé d'avoir à donner cet avis; si le verdict des jurys sont tout ce que je viens de dire ici, les acquittements auxquels je songe ne sont plus ni un journal ni un bulletin de santé, mais un billet de faire part, à large encadrement noir, avec croix et verset; car ils sont bel et bien morts et enterrés, la morale et le bon sens d'un pays, où le revolver, le tranchoir et le vitriol sont légalement admis comme instruments de justes représailles des filles peu ou prou séduites contre de volages ou fugaces séducteurs.
Crimes passionnels, évangélisa là-dessus Dumas! Sensibilité exquise, objecta M. Maurice Barrès, esthétique nouvelle d'une génération frémissante et meurtrie, écœurée de la vie, éprise du tombeau! Complications d'amour, insinua Rachilde, dont toutes les sensations littéraires et psychiques roulent entre madame Adonis et monsieur Vénus, mademoiselle Sapho et monsieur Ganymède; et, brochant sur le tout, M. Bourget chez Mme Edmond Adam, consacra à Chambige lui-même son roman du Disciple, réclamant ainsi pour lui le titre attendrissant de chef d'école des impuissants.
Telle est la formule en honneur aujourd'hui comme hier.
«C'était une belle âme d'assassin» a remplacé le cliché démodé: «c'est un caractère d'honnête homme.»
«Il a tué sa maîtresse, il avait tant souffert», devient l'absolution des crimes les plus vulgaires, et croyez que si les donzelles chevronnées du concubinage alternent sur l'individu de leurs vieux complices les coups de tranchoir et l'arrosage au vitriol, c'est par sentimentalité pure; pauvres âmes désespérées de voir l'être adoré repousser leur étreinte; amoureuses affolées à l'horrible pensée qu'il va donner sa chair et son sang à une autre… et vlan! une boutonnière.
La dame arrêtée, dûment incarcérée et conduite à la barre, les bons jurés de larmoyer en chœur et de vibrer en groupe, de plaindre, apitoyés, la navrante égarée, son cas si littéraire, passionnant, passionnel, et d'acquitter, tout frissonnants encore d'humanité souffrante, heureux et fiers d'avoir pu s'attendrir.
Sur ces douze jurés, le premier, bonnetier, bonnetier de père en fils à l'enseigne du «Tricot sympathique», a lu Crime d'Amour et André Cornélis, sa femme a lu Mensonges et la Physiologie de l'Amour; l'oreiller conjugal a reçu plus d'un soir leurs mutuelles confidences sur la fatigue de vivre et sa morne rancœur. Cet autre juré, ingénieur, a successivement vu jouer Monsieur Alphonse et Germinie Lacerteux, jadis. Justement captivé par Mlle Réjane et Brindeau, il n'a plus voulu voir, il ne verra plus jamais en tout séducteur que Bibi Jupillon et le bel Octave. Cet autre enfin… Je vous fais grâce de la série. Or, de toute cette littérature faisandée, relevée et passablement malsaine, fausse comme un programme électoral et séduisante comme la fausseté, mal digérée et mal comprise et plus influente qu'on le croit encore, à présent, que résulte-t-il?
Qu'appelés à rendre un verdict, messieurs nos jurés, pourris de mauvaises lectures, voient une Raymonde Montaiglin dans la première gourgandine venue, et renvoient acquittée en cour d'assises les émules de l'héroïne au couteau à laquelle je pense, la servante maîtresse et quelque peu vengeresse de la rue du Mont-Thabor, caissière fatale au cœur, à la caisse et au cou, tranché ni plus ni moins, de son ancien amant: un certain M. Grenier, marchand de pommes de terre!
Or, cette meurtrière obscure et acquittée, cette Mme Holopherne renvoyée à son tranchoir, indemne et triomphante, quelle était-elle? Ce qu'elles furent, sont et seront toujours, toutes. Ecoutez.
Noémie Defrise était son nom. Jeune? Pas même. Le bon trente-huit ans des maturités pleines. Jolie? Brune, forte, une gaillarde, qui n'a froid ni aux yeux ni ailleurs. Or, quel fut son grief, quelles furent ses circonstances atténuantes?
Séduite par son patron, M. Grenier, caissière et caissière maîtresse, elle avait tenu longtemps dans ses mains tous les emplois et toutes les clefs, clef de la caisse et clef du cœur: M. Grenier pour triompher d'une vertu résistante aurait fait briller la promesse d'un mariage à ses yeux; Noémie Defrise n'aurait consenti qu'à ce prix…, dans l'espoir d'un mariage subordonné lui-même à un divorce; car M. Grenier était marié. Il avait même encore sa femme chez lui quand il y installait la belle Noémie, et entre autres torts réciproques attribués à l'un et l'autre époux, Mme Grenier en quittant le logis conjugal fit sonner très haut la présence au foyer de la brune caissière.
C'est donc en adultère qu'elle fut d'abord installée rue du Mont-Thabor, Noémie Defrise, du vivant même de la femme légitime alors que le divorce n'existait pas encore et qu'elle ne pouvait nourrir aucun espoir de régulariser une situation plus qu'équivoque et secondaire.
Le divorce obtenu un an à peine avant le crime, où cette caissière entretenue à tout faire prend-elle l'audace de revendiquer la place de l'épouse légale, elle la servante maîtresse? Où va-t-elle chercher l'aplomb de vouloir se faire épouser, et avantager au détriment de M. Grenier fils?
Car de là vint tout le mal. Fatigué de ses exigences et de ses prétentions, un peu las peut-être aussi de cet ordinaire, M. Grenier, mauvais mari, mais bon père, congédia Mlle Defrise. Demeuré néanmoins galant, il la remplaça aussitôt par une jeune personne, une employée du Nouveau Cirque, délicieusement manégée, et, quoique plus que quinquagénaire, inaugura, en divorcé, en garçon libre et veuf, une troisième lune de miel.
Inde iræ. Fureur de la Defrise, scènes de menace, crises de jalousie, pâmoisons et colères. Hermione outragée envahissant jusqu'à trois fois par jour le logis convoité de son ancien patron; la rue du Mont-Thabor n'était plus habitable. M. Grenier, compromis dans son quartier, porta plainte au commissaire. Mlle Noémie Defrise, appelée auprès de ce magistrat, se calma: calme trompeur, trêve équivoque, elle se préparait au suprême combat.
L'aurore d'un jour d'octobre éclaira la bataille; ce jour-là, Mlle Noémie Defrise entrait chez son ancien amant et le mettait en demeure d'exécuter son serment: refus de M. Grenier. Alors Mlle Noémie Defrise voulut tenir une dernière fois l'ingrat entre ses bras: le marchand de pommes de terre eut le tort de consentir à cette dernière étreinte. Mal lui en prit, car au moment où son ex-caissière approchait ses lèvres de ses moustaches
Une toute petite blessure de dix-huit centimètres de long, rien que cela, une entaille à la nuque allant d'une oreille à l'autre!
Mme Noémie Defrise avait tout simplement voulu s'offrir la tête de son amant: la décollation de saint Jean-Baptiste, ni plus ni moins. Elle manqua son vœu, il est vrai, puisque le décapité, après six semaines de lit, se porte comme vous et moi, mais son cou à lui, n'en a pas moins souffert.
Et à quelle peine, croyez-vous, que messieurs les jurés condamnèrent cette Hérodiade du compte courant, cette Judith du doit et avoir, moins soucieuse du salut d'Israël que du sac d'écus d'Holopherne?
Ils l'acquittèrent! Pour sa belle âme de caissière à tout faire, de concubine entretenue et de fiancée à main armée, réclamant au fil du couteau sa place à l'alcôve du quinquagénaire, ou à la caisse du riche marchand de pommes de terre en gros!
Il ne faudrait pourtant pas confondre la psychologie avec les mathématiques et les contes d'amour avec les comptes d'intérêt. L'histoire, fréquente, de femme qui, trompée dans ses calculs, essaye d'assassiner l'homme qui a eu la faiblesse de lui donner à son foyer une place qu'elle n'aurait jamais dû avoir, est une querelle de fournisseur lâché, une vengeance de servante cassée aux gages, et ni les thèses de Dumas, ni les romans de M. Bourget ne sauraient être invoquées en fait, dans ces drames entre alcôve et comptoir.
Le type de roman dont messieurs les jurés devraient se souvenir, en admettant la théorie des verdicts littéraires, c'est le type de la gouvernante maîtresse d'Une vieille rate, de la fille cupide et rusée, se terrant dans l'intérieur solitaire d'un veuf ou vieux garçon, y installant les siens, ses créatures à elle, en écartant peu à peu les amis, la famille, faisant le vide autour de la fortune et du cœur du monsieur, puis le testament fait, les valeurs sous clef, les papiers dans la poche, laissant crever le vieux, désormais inutile,—quitte, après l'inhumation, au retour du cimetière, à se redresser, mauvaise, vis-à-vis d'un fils, d'un neveu, de la famille, et, forte du sous-seing, à leur désigner la porte en leur sifflant au nez: