← Retour

Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.

16px
100%

UNE AVENTURE

I

Avoir traversé toutes les grèves de l'Italie qui ne furent pas toujours gaies ce dernier automne; avoir fui, dans une panique, le sciopero de Milan tout vibrant encore des pillages de 98 et des horribles représailles qui les suivirent: canonnades et massacres des scioperanti dans les rues; avoir connu la bousculade et le désordre des gares assiégées par l'affolement des foules en fièvre de départ, les gares aux abords surveillés par des groupes d'ouvriers en loques qui renversaient et dételaient les voitures et les omnibus; avoir traversé la tristesse de Vérone, Vérone déjà si triste et si sévère par lui-même, la tristesse d'une Vérone aux boutiques closes, aux rues désertes, comme vidées par la terreur de la grève qui y éclatait le matin même où nous arrivions.

Etre, le même soir, tombés sur le sciopero de Venise, une Venise morte et noire, sans facchini, sans gondoles et sans lumière, une Venise à la vie suspendue par la volonté de la «Camorra del lavor» et dont les deux jours et les deux nuits d'anarchie sont sans précédent dans les annales de la cité des Doges… Oui, avoir traversé tout cela, toutes ces angoisses et tous ces incidents de guerre civile aggravés par la lecture des journaux italiens qui n'exagéraient pas!!! et, une fois enfin sortis de tous ces ennuis, après un mois dans la langueur et la mélancolie lumineuse de Venise et dix jours dans l'art sublime et serein de Florence, presque arrivé au port, à la veille de rentrer en France, être arrêté comme anarchiste et, malgré les noms et qualités déclinés, passer toute une nuit au poste de la prison de la ville et n'être relâché que sur la prière du consul, parce que suspect à la police… oui, cela m'est pourtant arrivé, et pas plus tard que le 29 octobre, à la Spezia… La Spezia! La Spezia est le grand port militaire, le Toulon de l'Italie, mais un Toulon autrement vaste et heureusement situé que le nôtre, dont on a pourtant assez justement vanté la rade et la ceinture de collines verdoyantes, Saint-Mandrier, la Seyne et Tamaris. La situation de la Spezia est splendide; les montagnes de Carrare la dominent à gauche, Carrare et son groupe de cîmes rocailleuses, déchiquetées, hardies et comme neigeuses, Carrare et ses marbres. Le soir, l'adieu du crépuscule vient frapper en plein la chaîne de Carrare et tous les marbres s'illuminent; Carrare est alors en marbre rose, et la Spezia, dont la vie ne s'anime qu'à cinq heures a, pour son apéritif, l'éclosion d'une gigantesque auréole de marbre à l'horizon. Au-dessus de Carrare courent et ondulent des collines vertes, toute une suite de petits golfes et de promontoires dont le dernier se termine par une héroïque silhouette, une silhouette de citadelle crénelée, dont les hautes tours s'érigent, verticales, sur une roche abrupte au-dessus de la mer, Lérici, le château fort où François Ier fut enfermé après Pavie avant d'être transféré à Madrid. François Ier, Charles-Quint, la défaite de Pavie, de l'histoire, de la légende et des souvenirs! A gauche de la rade s'enfoncent les bassins de l'Arsenal, l'Arsenal de la Spezia, qu'on ne peut visiter sous aucun prétexte: une lettre du ministre de la guerre peut seule en ouvrir l'accès à un étranger.

Après l'Arsenal, la côte continue découpée comme une feuille de mûrier, toute en petits golfes et en caps minuscules, des villages de pêcheurs dorment au fond des golfes, maisons peintes en trompe-l'œil, fausses balustrades et faux portiques de marbre alternant avec des ouvrages fortifiés, Italie très italienne, comme a dû la connaître Mme de Staël. Une véritable merveille termine, de ce côté, la rade: Porto Venere, le port de Vénus; hautes, très hautes maisons génoises à cinq et six étages, qui, noires, rougeâtres et rongées par le soleil, et comme surgies de la mer, semblent à première vue être une falaise ruinée; et ce sont, dès l'entrée du pays, des rampes de granit, des dallages et des contreforts. La place a dû être, jadis, formidablement fortifiée. Tout un vieux mur d'enceinte la borde à droite; dévalant de la montagne une très vieille citadelle la domine, plus importante encore que celle de Lérici, et, après le village qui n'est qu'une rue entre deux rangées de hautes maisons noires, se révulse et se cabre un chaos de rochers, des roches schisteuses, on dirait tordues par un cyclone, paysage ensoleillé et morne d'une étrange désolation. Au milieu se dresse et veille, en apparence encore debout, en réalité en ruines, une façade de marbre blanc et de marbre noir, tel un dallage funéraire, la chapelle de San-Pietro!

II

Porto Venere et la chapelle San-Pietro: un vrai décor pour une tentation d'anachorète, cette solitude de roches, de mer et de soleil. Il y a aussi une grotte à Porto Venere, une grotte fameuse où lord Byron a placé son Corsaire, mais l'entrée qui y conduisait est grillée. Maintenant, pour visiter la grotte, il faut prendre une barque, le chemin était periculante, périlleux, comme ils disent en italien, et Porto Venere, c'est aussi un peu plus que des décombres, que des pierres et des filets de pêcheurs, c'est aussi de la gloire et des souvenirs; Lord Byron y a demeuré, y a écrit deux de ses poèmes immortels. Porto Venere! La vision m'en était demeurée lumineuse et nostalgique pour une journée passée en janvier 1899 à la Spezia. La Spezia n'est, par elle-même, qu'une grande ville neuve aux rues perpendiculaires ou horizontales se coupant à angles droits et bien moins mouvementée que Toulon; j'avais aussi la curiosité de Lérici, que je n'avais pas eu le temps de visiter il y a cinq ans. Après huit ans de Florence et de ses merveilles un peu sombres, après le tragique du palais Vecchio et du Bargello surtout, hanté encore de spectres sanglants et de ténébreux souvenirs, nous rentrions en France par Vintimille et Nice; la splendeur ensoleillée et calme de la Spezia s'imposait.

D'un ami, grand voyageur devant Dieu et devant les hommes, alors à Paris et au courant de mes projets, j'avais reçu à Florence une lettre ainsi conçue: «Si tu vas à la Spezia, demande et tâche de trouver Achille. Achille est une espèce de géant de Michel-Ange, laid comme une brute, mais débrouillard. Il a pas mal roulé le monde et a été aux ordres de Gordon Bennett sur la Lysistrata; il a été en Amérique, en Chine et à Marseille, il parle assez bien le français et pourra t'être précieux; il connaît tous les bons coins; il te fera manger de la soupe aux moules dans la tour ronde de Porto Venere et des rougets à une sauce inconnue à San Terenzio, le petit port avant Lérici. C'est un type échappé de tes Propos d'âmes simples, naïf et roublard, dévoué comme un chien; il est fait pour toi.—Nota bene: Achille est batelier.»

Jeudi matin 27, nous quittions Florence à neuf heures et, après une halte de trois heures à Pise, débarquions à la Spezia à cinq heures. La musique militaire jouait sous les arbres de la promenade, devant l'hôtel de la Grande-Bretagne, où nous descendions. Le temps de déboucler nos valises, et j'étais sous les platanes mordorés de la promenade. Carrare, illuminé par le soleil couchant, mettait à l'horizon sa splendeur rose. Je demandai Achille aux bateliers du quai. Achille n'était pas là. Le soir, après dîner, je poussais jusqu'à la rive, à cent mètres de notre hôtel, jusqu'à la rive où une lune de nacre maillait d'argent la mer et le sommet des montagnes; un batelier m'y interpellait: «Signore, una barca!» Je déclinais l'offre, mais l'homme insistait, me faisait ses offres pour le lendemain en cas de promenade pour Porto Venere ou ailleurs, et me donnait son nom: Achille. C'était lui. Le hasard l'avait mis sur ma route. Nous faisions connaissance, mais, tombant de fatigue, je rentrais à l'hôtel, lui donnant rendez-vous pour le lendemain.

III

Je lui donnai rendez-vous pour le soir; il devait me conduire au bout de la ville, dans un café chantant assez pittoresque, mais le soir je me trouvais las, le grand air m'ayant étourdi, et je remettais le batelier au lendemain soir à la même heure, puisque pour Lérici, comme pour Porto Venere, il ne pouvait être question de barque, le bateau à vapeur étant là.

Samedi soir 29 octobre, huit heures et demie. C'est ici que le drame commence. Achille vient me chercher à la porte de l'hôtel. Ma tenue est des plus simples: complet marron, pardessus, casquette de voyage; j'ai renoncé pour la circonstance au grand feutre légendaire qu'on m'a souvent reproché. Nous prenons le Corso Cavour, qui est la grande rue passante et commerçante de la Spezia. Achille a hâte d'être arrivé au théâtre: le spectacle commence à huit heures et demie précises, mais à une devanture de papetier des cartolines illustrées me tentent. Quand l'illustration est jolie, on a toujours à donner de ses nouvelles à quelqu'un; j'achète quatre de ces cartes et déclare à Achille que j'ai à écrire. Nous entrons dans une de ces pasticiera-bars, très éclairées et très élégantes, où les Italiens consomment punch, vin du pays et gâteaux dans la plus touchante promiscuité, hommes du peuple, gens du monde, officiers, etc., mais cela c'est l'Italie. Je commande un café, Achille un punch à l'orange, et je me mets à écrire. Pendant que je bâcle ma correspondance, Achille lie conversation avec un consommateur debout au comptoir, un ami à lui retrouvé là et qui, entre temps, s'assied familièrement à notre table: mes lettres écrites, je me lève, je solde la tournée, et nous revoici sur le Corso Cavour, dans la direction du spectacle. J'ai confié mes cartolines à Achille pour qu'il les mette dans la boîte, et je marche seul en avant. Achille, lui, est resté en arrière. Il est environ neuf heures un quart ou neuf heures et demie. C'est alors qu'un inconnu assez bien mis, tête énergique et brune de Sicilien ou de Corse, m'aborde et me demande où je vais. Interloqué, je ne comprends pas très bien. L'inconnu insiste. Il me demande maintenant mon nom et à quel hôtel je suis descendu. J'ai pas mal roulé l'Italie et connais de longue date ces sortes de rencontres; je crois avoir affaire à un ruffian et j'envoie promener l'individu.

—Je suis de la police, me déclare-t-il en changeant de ton. Avez-vous des papiers sur vous?

Et il exhibe sa carte.

Des papiers! Oui et non: j'ai des lettres, ma carte, un reçu de quinze cents francs de l'hôtel de la Grande-Bretagne, où je suis descendu, une carte postale sur laquelle est mon portrait avec la nomenclature de mes œuvres et mon nom, et je dis qui je suis.

—Mais vous n'avez pas de passeport?—Non.—Alors, suivez-moi chez le commissaire, vous vous expliquerez avec lui. Pas de passeport: je vous arrête!—Mais pourquoi?—Parce qu'étranger sans papiers et avec deux malfaiteurs.—Comment deux malfaiteurs?—Oui, ces deux hommes que vous avez quittés en sortant du bar, vous buviez avec eux en écrivant des lettres.—Achille! mon batelier, un malfaiteur?—Ah! vous savez son nom. Comment l'avez-vous connu?

Je raconte la chose.

Bene, bene. Et l'autre?—L'autre, je ne le connais pas, c'est la première fois que je le vois.—Prima volta, c'est bien, vous direz cela au commissaire. Questi ragazzi due ladroni (ces hommes sont deux voleurs).

Et je suivis le policier, convaincu d'être relâché dès que j'aurais parlé au commissaire central. Le commissaire! Je ne devais le voir que le lendemain à dix heures au Municipe. Mon brigadier sicilien me conduisit directement à la prison, me remit entre les mains de deux soldats de garde et, très étonné de ne trouver sur moi aucune arme, ni couteau ni revolver, ne m'en fit pas moins mettre en cellule. J'y retrouvai le lit de camp, les couvertures de laine et les murs blanchis à la chaux de la salle de police de mes années de régiment. Des rires et des chansons de filles ramassées dans la rue et enfermées au-dessous de moi m'y tinrent éveillé jusqu'à une heure du matin, car j'avais espéré dormir. D'une heure à six heures l'énervement et la colère m'empêchèrent de fermer l'œil. A six heures des cantiques montaient de la cellule des filles: les prisonnières saluaient l'aurore dominicale. A sept heures enfin la voix d'Achille, pénétré dans la cour de la prison, je ne sais comment, s'élevait sous ma fenêtre et à travers les grilles, m'annonçait qu'on allait me relâcher. Il y avait eu erreur sur ma personne. Je n'en étais pas moins sous les verrous, et ma mère, ne me voyant pas rentrer, devait mourir d'angoisse à l'hôtel. Je priai Achille d'aller la prévenir et de la conduire immédiatement chez le consul, de la rassurer surtout. Au même instant, un soldat m'apportait une tasse de café noir et des gâteaux. C'était Achille, le malfaiteur, qui avait songé que je pouvais avoir faim! Le commissaire devait venir à huit heures. A huit heures, un soldat me faisait balayer ma cellule, plier mes couvertures et vider monsieur Jules, comme à un simple détenu; puis un policier en civil venait me prendre et me conduisait, par les rues, au Municipe. Je ne voyais le commissaire qu'à neuf heures et, après un interrogatoire d'une heure et demie, confrontation et allées et venues au consulat, j'étais relâché à onze heures et demie… juste le temps de prendre un bain avant le déjeuner. Un bain! j'en avais besoin. Et comme je demandais les motifs de cette arrestation arbitraire et de cette incarcération inconcevable:

—Parce qu'étranger et vu avec des malfaiteurs, m'était-il répondu.

—Mais puisque cet homme est un malfaiteur, pourquoi est-il en liberté, et pourquoi est-ce moi qu'on arrête? Pourquoi a-t-il été condamné?… Vous parlez de dossier…

Et j'apprends que le fameux Achille a été surtout compromis dans les dernières grèves et que le buveur inconnu du bar d'hier soir est un anarchiste militant. Dans la pensée de ce trop zélé brigadier de police, j'ai été assimilé à ces deux compagnons! La police de la Spezia m'a fait l'honneur de me croire anarchiste.

O Porto Venere, ô donjon de Lérici, splendeurs déjà lointaines des cîmes de Carrare, glorieux souvenirs de François Ier et de lord Byron, je me souviendrai de la Spezia!

FIN

IMPRIMERIE DE CHOISY-LE-ROI

Chargement de la publicité...