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Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.

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XII
UN INTOXIQUÉ

Le Poison de Venise. Nul plus profondément que M. Maurice Barrès n'en a senti et rendu le charme délétère et le trouble puissant. «Une fièvre est dans Venise», a-t-il écrit, dans Amori et Dolori sacrum, et, de ses heures fiévreuses, de l'agonie de la ville dans l'agonie des crépuscules de l'Adriatique, il a tiré le plus beau livre qui ait peut-être été publié sur la Cité des Doges, depuis lord Byron.

Le poison de Venise, c'est la féerie d'une architecture de songe dans la douceur d'une atmosphère de soie; ce sont les trésors des siècles, amassés là par une race de marchands et de pirates, la magnificence de l'Orient et de l'ancienne Byzance miraculeusement alliée à la grâce de l'art italien, les mosaïques de Saint-Marc et le revêtement rosé du palais ducal; le poison de Venise, c'est la solitude de tant de palais déserts, le rêve des lagunes, le rythme nostalgique des gondoles, le grandiose de tant de ruines; dans des colorations de perles,—perles roses à l'aurore et noires au crépuscule,—le charme de tristesse et de splendeur de tant de gloires irrémédiablement disparues; et dans le plus lyrique décor dont se soit jamais enivré le monde, la morbide langueur d'une pourriture sublime.

Dans cette ville d'inquiétude, je connus toutes les délices sensuelles. Jamais, pourtant, oserai-je le dire? je n'oubliai de sentir couler lentement les heures. Aux meilleurs détours de cette Venise si variée, et dans une telle surabondance d'imprévu, toujours j'attendais quelque chose[8].

[8] Maurice Barrès.

C'est dans cette ville empoisonnée que je devais connaître le baron Jacques d'Adelsward. En octobre 1901, j'habitais à l'hôtel Saint-Marc, un hôtel à peine indiqué dans les guides et bien connu des Italiens et des Autrichiens, un appartement situé dans les Procuraties. L'hôtel n'existe plus. Il était tenu par un vieux Vénitien, original et grand collectionneur de tableaux, qui n'admettait chez lui ni les Anglais ni les Yankees; ce vieux descendant des doges avait les Anglo-Saxons en horreur. Son hôtel était plutôt un lodging: on n'y prenait pas ses repas, on se nourrissait dehors, ou l'on faisait apporter une cantine de chez Horian, en face, ou de chez Quaddri. De l'immense fenêtre de ma chambre, je découvrais les mosaïques des sept portails de Saint-Marc et les nuées, en perpétuel mouvement, de ses pigeons.

J'étais là depuis quinze jours, quand je reçus, écrit sur un papier de luxe, timbré d'armoiries, un billet à peu près ainsi conçu:

Monsieur,

Excuserez-vous le vif désir que j'ai de connaître Jean Lorrain, même à Venise? Tout le mal qu'on a dit de vous m'incite à vérifier une fois de plus la sottise des légendes et la pauvreté d'invention des diffamateurs. Ma grande jeunesse excusera-t-elle auprès de vous la hardiesse de ma démarche? J'attends de vous, monsieur, un mot qui m'autorise à me présenter hôtel Saint-Marc. Les deux livres qui accompagnent cette lettre vous prouvent que je ne suis pas un obscur admirateur…

Et la lettre était signée:

Jacques d'Adelsward-Fersen.
Hôtel Danielli.

J'ignorais totalement le nom. La lettre était impertinente et cavalière. Les deux livres, feuilletés, m'apparurent médiocres, mais le tour du billet n'était pas d'un sot. Je répondis à peu près à ce jeune homme:

Monsieur,

Je suis étonné d'être un objet de curiosité, même à Venise, où il y a tant de merveilles à voir. Seriez-vous indigne de la ville? Visitez-la d'abord. Dans une quinzaine de jours, si votre caprice (ou votre curiosité) tient encore, faites-moi signe. Je verrai à vous recevoir. Il faut bien faire quelque chose pour les enfants!

Jean Lorrain.

Pendant quinze jours, le baron d'Adelsward se tint coi, et je reconnus, à cette discrétion de l'éducation et du tact; mais, le quinzième jour, une lettre, apportée par le chasseur de l'hôtel Danielli me rappelait ma promesse: le baron d'Adelsward me demandait de lui fixer l'heure et le jour où je voudrais bien le recevoir, et je lui fixai le lendemain.

Ce lendemain était un dimanche, je m'en souviens encore, et la place Saint-Marc regorgeait de monde attiré par la musique du kiosque. A quatre heures, M. d'Adelsward se faisait annoncer chez moi.

M. d'Adelsward a pris la peine de se portraicturer lui-même dans son roman sur Venise: Notre-Dame des Mers Mortes, et il n'y a pas mis trop de complaisance.

Je voyais entrer un grand jeune homme, mince et blond, mis avec une extrême recherche. Fort de sa fortune et de son talent, le jeune garçon ne manquait pas d'aplomb; il ne manquait pas non plus de charme: une voix bien timbrée, une grande facilité d'élocution, des manières parfaites, une élégance d'homme né, mais quelle extraordinaire puérilité et quel cabotinage! Le gilet bleu de roi, à boutons de pierreries, la cravate de nuance rare et le trop de bagues aux doigts étaient évidemment destinés à m'impressionner. Je n'ai connu qu'à peu de personnes une pareille ingéniosité dans le détail.

Le baron Jacques d'Adelsward ne parla que de lui: il était à Venise pour y achever son roman Notre-Dame des Mers Mortes, un joli titre, n'est-ce pas? Venu pour la première fois à Venise en avril dernier, il avait reçu le grand coup de foudre qui décide des chefs-d'œuvre. C'était bien la ville, la ville rêvée et consacrée par des séjours fameux: Musset, Richard Wagner et lord Byron. M. d'Adelsward dithyramba assez joliment sur Venise: il possédait ses auteurs et avait bien lu d'Annunzio et Barrès. Il me conta même assez délicatement l'impression de sa première arrivée en Vénétie, un dimanche de Pâques, dans une ville de nacre grise, tout enchantée de sonneries de cloches répercutées et prolongées par l'eau, «une ville, reprenait-il, à la fois de mélancolie atténuée et d'allégresse religieuse» et je sentais que le jeune baron faisait de la littérature. Il essayait sur moi quelques pages de son livre. J'ai retrouvé d'ailleurs tout le passage dans Notre-Dame des Mers Mortes.

Le baron d'Adelsward avait certainement, lui aussi, bu le poison de Venise, mais d'autres poisons l'intoxiquaient dont, en vieux routier du métier, je reconnus les accidents au passage. Outre une vanité maladive qui éclatait à chaque phrase, deux toxiques infectaient également ce jeune homme: le poison de la littérature et le poison de Paris. Ce fut un étalage de sa naissance et de ses relations mondaines. Il ne me fit grâce d'aucune: c'était le salon de la comtesse Greffulhe, celui de Mme Madeleine Lemaire. Fernand Gregh lui avait écrit une préface; il avait, pour une autre, la parole de Rostand; le comte Robert de Montesquiou lui battait froid: il l'avait d'abord sollicité pour qu'il préfaçât ses Musiques sur l'eau mais il avait préféré l'auteur de l'Aiglon, et le poète des Hortensias bleus et des Paons lui avait marqué son dépit à sa dernière rencontre à Bois-Bougran; il allait souvent chez Coppée… Et le baron Jacques citait d'autres noms et d'autres salons. Il avait surtout le souci de la situation mondaine; il visait au gentilhomme de lettres. Ses modèles étaient alors Alfred de Musset et Alfred de Vigny: la littérature est pour lui une fleur rare à la boutonnière, une bague précieuse au doigt. Ses livres de chevet? les Nuits de quinze ans, de M. Francis de Croisset, et les Musardises de M. Edmond Rostand. Il semblait ignorer Baudelaire, Henri de Régnier, Verhaeren, Bataille et toute la jeune école: nous étions loin de compte! M. d'Adelsward était futile et charmant; son snobisme littéraire était celui d'un gosse. Il prenait congé en me priant de lui faire l'honneur de dîner avec lui au cabaret et cela avec une désinvolture dont se cabra ma quarantaine sonnée. M. d'Adelsward n'avait pas vingt-cinq ans. Il priait aussi Mme de T…, une vieille amie de ma famille, que j'avais retrouvée à Venise et qui se trouvait là lors de sa visite. Mme de T… elle, était sous le charme; elle est férue de noblesse et trouvait le baron accompli. M. d'Adelsward plaisait beaucoup aux vieilles dames. Telle fut ma première rencontre avec le malheureux jeune homme.

J'avais mieux à faire que de le revoir. Cinq jours après, je mis une carte à l'hôtel Danielli et le lendemain je recevais une invitation à dîner: je la déclinai également. Un mot de l'auteur de Lèvres jointes me priait alors de vouloir bien passer après le déjeuner chez Quaddri. Toute la colonie étrangère et la société vénitienne y prennent le café après le repas de midi.

Je trouvai le baron Jacques en noble compagnie: il tenait le dé de la conversation entre un Vénitien à physionomie tragique, un vrai portrait de doge, dont j'avais fait un peintre, et un très beau mulâtre, racé comme un Andalou, toujours vêtu de blanc et scintillant de bagues, que Mme de T… et moi avions surnommé Don Juan.

Le baron d'Adelsward quittait ses amis et venait s'asseoir auprès de nous. Il insistait pour que je vinsse dîner avec lui; mon jour serait le sien. Il voulait me présenter un ménage de peintres autrichiens fixé à Venise et qui mourait littéralement du désir de me connaître, la femme surtout. Elle avait lu tous mes livres, le mari aussi; le mari avait le plus grand talent. Ils avaient longtemps habité Paris et étaient, maintenant, à demeure à Venise. Eux aussi avaient bu le poison, ils ne pouvaient plus quitter l'Adriatique… Ils le tourmentaient tous les jours, depuis qu'ils le savaient en relations avec moi et n'auraient pas de cesse qu'ils ne m'aient fait dîner avec eux. C'est par eux qu'il avait appris mon arrivée ici; ils me rencontraient tous les jours sur le vapore, le vapore qui fait le service du Grand Canal, entre la gare et le Lido… Et, pendant que le baron parlait, je voyais, en effet, un couple: l'homme maigre, long, émacié et barbu, l'air d'un Christ espagnol; la femme courte, alourdie par l'embonpoint, encore jolie, des yeux admirables et des cheveux teints en roux. Leur insistance à me dévisager sur le bateau, chaque fois qu'ils me trouvaient, me les avait rendus odieux; leur présence m'énervait et aussi leur mise hétéroclite. J'en avais fait un ménage d'artistes en les voyant toujours sur l'eau, à l'heure du crépuscule, qui est l'heure magique de Venise, mais leur curiosité m'horripilait. Pour passer ma mauvaise humeur, j'avais surnommé ce long homme maigre, flanqué de cette petite grosse femme: «Le Christ à la citrouille». Je dépeignais le couple au baron Jacques.

—Ce sont eux, riait le jeune homme. Le Christ à la citrouille. Ah! comme c'est cela! Ils seraient ravis du surnom. Non! le Christ à la citrouille! Je le leur dirai si vous ne venez pas dîner avec moi.

—Mais ils sont ridicules.

—Non, pas tant que cela, vous verrez. Ils sont très intelligents, très avertis, et le mari a un vrai tempérament de peintre. Il fait des Venises grises et dolentes, d'un vert bleuâtre, à la Whistler… Et puis, très libérés, entre nous, pas de préjugés… Ils font la fête ensemble. Je vous conduirai dans leur atelier; il y a toujours de très jolis modèles: des dentellières du quartier de l'arsenal. Quel jour dînons-nous avec eux?

J'acceptai de dîner avec le ménage autrichien.

Comme à l'étranger, toute nouvelle connaissance faite est une atteinte à la liberté et que rien n'est plus précieux que l'indépendance, je reculais le plus possible l'échéance de ce dîner. L'année précédente j'étais, dans cette même Venise, tombé sur un groupe de peintres français qui avaient accaparé toutes mes heures,—donc payé pour éviter toute servitude. Or, comme il ne faut donner rien pour rien, entre temps, je présentai le baron d'Adelsward à deux femmes charmantes, que le hasard des rencontres m'avait fait retrouver à Venise. L'une, femme écrivain d'un certain talent, a quelque temps sévi à La Fronde. Si elle n'était, avec Mme Flahaut, une des plus grandes femmes de Paris, elle serait une des plus jolies, car elle porte sur la taille la plus longue et la plus dégingandée de jeune géante amaigrie, un délicieux visage d'archange de Gozzoli, mêmes yeux de candeur et de clarté aux paupières sinueuses, même bouche expressive et ciselée. Mme X… est, d'ailleurs, d'origine italienne; elle promenait, cet automne-là, à Venise, une tête plus primitive que celles des Carpaccio et des Lippi; elle y promenait aussi de longues robes de batiste de soie bien gênantes en gondole et le plus savant maquillage. Son amie, Mlle T…, fille d'un diplomate russe, très connu, avait plus de sens pratique et de simplicité. Très correcte, sans prétentions, et très rompue à la vie de voyage, c'était un charmant compagnon de paquebot. Les deux amies étaient descendues au Grand-Hôtel, à côté du palais de Desdémone, sur le Grand Canal.

Je présentais le baron Jacques aux deux jeunes filles; son élégance s'allierait bien à leurs silhouettes cosmopolites, il causerait littérature avec Mme X…, voyages et ambassades avec Mlle T…: le baron Jacques se destinait à la Carrière. Il me débarrassait, en même temps, des deux jeunes femmes, car elles disposaient vraiment un peu trop librement de mon temps; elles avaient jugé bon de m'élire comme cicerone à travers la ville. Je leur plaçais le baron.

La présentation eut lieu, un matin, au musée Correr, qu'ils ne connaissaient ni les uns, ni les autres, et Mlle T…, venait pour la quatrième fois à Venise, et M. d'Adelsward, pour la seconde. Le musée Correr est le musée Carnavalet de Venise; le musée des pièces rares et des plus précieux documents pour la reconstitution de la race vénitienne au dix-huitième siècle… C'est là qu'on trouve les plus beaux Longhi, les plus beaux Guardi, les costumes, les étoffes, les mobiliers du temps et toute la collection des marionnettes et des masques! Ah! cette promenade à travers les salles du musée, par une pluie battante! Nous étions venus en gondola coperta par un Grand Canal houleux et verdâtre, comme une Tamise. La Russe caoutchoutée, vernissée, comme une otarie; d'Adelsward, en chauffeur d'automobile, très smart, et Mme X…, sous ses bandeaux dénoués et les fleurs noyées de son chapeau, vague et défaite, comme une Ophélie.

C'est là que je constatai combien M. d'Adelsward était sensible. En présence d'un musée où il entrait pour la première fois, il ne commit pas de gaffe, alla droit aux tableaux de valeur, aux cartons intéressants; les Guardi et les Longhi l'enthousiasmaient, les scènes de tripots, les parties de pharaon, les parloirs de couvents, toute cette vie vénitienne à la Casanova le passionnait prodigieusement avec ses personnages falots, engoncés de dominos, de corps baleinés, de velours de Gênes et de raides lampas et tout défigurés par ces masques… Le romancier de Notre-Dame des Mers Mortes y recueillait des documents et des inspirations. Les deux très beaux tableaux de la Salle XVII le retinrent; ce sont peut-être les plus curieux de toute l'Italie.

—Quel beau costume pour une fête, disait-il devant un extraordinaire bohémien à souquenille jaune et à manches vertes, la culotte en lambeaux sur des bas couleur brique,—bonhomme déchiqueté, dépenaillé et d'une allure unique sous un énorme feutre à plume de héron…

Cette réminiscence mondaine fut la seule note discordante de cette matinée.

La futilité et la puérilité de M. d'Adelsward s'étaient endormies. Rien, dans les premiers jours de notre rencontre, ne pouvait faire prévoir les aberrations où le cabotinage et la pire littérature amenèrent le visiteur attentif et recueilli de cette matinée-là du musée Correr.

*
*  *

Le baron d'Adelsward nous traitait au Vaporetto, le restaurant italien situé derrière les Procraties, non loin de la Brasserie Pilsen: les fenêtres du restaurant s'ouvrent sur l'eau mûre et nuancée, malodorante aussi, d'un petit canal. Or l'endroit est pittoresque et la chère exquise.

Le baron Jacques avait bien fait les choses; il y avait des fleurs sur la table; il était en smoking et les bougies avaient des abat-jour roses, mais leurs lumières attiraient les moustiques.

Le ménage autrichien vint en retard, Madame toutes voiles dehors, en demi-peau et empêtrée dans la traîne d'une longue robe de tulle blanc brodé de jais, qui tournoyait obstinément autour d'elle. Un immense chapeau empanaché de plumes et d'aigrettes la faisait plus petite encore; pourtant la poitrine s'offrait blanche et grasse et les yeux demeuraient admirables, de diamant noir.

Ces Autrichiens étaient charmants: ils parlaient un français qui me fit honte, un français digne de M. Brunetière, du temps du grand roi.

Très renseignés sur Paris, ils connaissaient Maeterlinck, Francis Jammes et Ibsen, appréciaient la Duse et Georgette Leblanc, les danses grecques de miss Isadora Duncan, les vers de Mme de Noailles, la prose de Marcel Schwob et ils n'ignoraient pas Mariéton. Le mari était autrement averti sur la littérature étrangère et française que le jeune baron, mais il y mettait plus de discrétion. La jeune femme, fervente, que dis-je? passionnée d'Annunzio, ne put se défendre de quelques questions fâcheuses. Elle me parla de M. de Phocas; j'eus quelque peine à la convaincre que ce n'était pas une autobiographie, que je n'avais tué personne et ne possédais, hélas! aucun million. Le mari intervint et la releva un peu vertement du péché de maladresse: «Les femmes commettent toujours des gaffes!» Là-dessus, le baron d'Adelsward prit un ton tranchant; il émit quelques théories littéraires, plutôt fanées; vanta Justine et la Philosophie dans le boudoir. A la manière du marquis de Sade, devait-il écrire un jour. Il dithyramba sur le dix-huitième siècle. Ah! le dix-huitième et ses conteurs; ah! Crébillon fils; ah! Casanova; ah! Laclos; ah! les Liaisons dangereuses; ah! le Chevalier de Faublas; ah! la marquise de B… et la marquise de Mercœur!—et du ton avantageux d'un héros de Maurice Maindron, devenu Blancador lui-même, il me reprocha d'être à Venise sans savoir y rien voir:

—Il y a, ici, une société charmante et si curieuse, n'est-ce pas, X…? faisait-il en se tournant vers l'Autrichien. Par exemple, Inisanto le peintre. Nous conduirons Lorrain chez lui. Il habite un palais tout au bout de Venise, au Fua domenta Bragadin, derrière le Ghetto. C'est un ancien moine: il a jeté le froc aux orties, il connaît toutes les jolies filles des faubourgs et il donne des fêtes! Encore un peu de champagne, Lorrain? et puis, il y a Pépé Suarès, le Brésilien, ce presque mulâtre qui est souvent avec moi, un type! Il a épousé trois millions, une Américaine qui se meurt à Danielli. Lui, fait la vie: nous passons toutes les nuits ensemble; c'est un jouisseur. Il gagne tout ce qu'il veut au Cercle; et il y a aussi Lusati, le poète… Oh! celui-là, beau comme un archange, tout jeune, un disciple de d'Annunzio. Depuis son succès à Milan, il est brouillé avec son maître. Joué sur trois scènes à dix-huit ans, c'est un prodige, une des gloires de l'Italie de demain. Il ne rêve que de vous, Lorrain; il a vos livres sur sa table; il couche avec M. de Phocas; mais il a quitté Venise. Il ne se consolera pas de vous avoir manqué, car vous partez bientôt, je crois? Il est allé rejoindre sa fiancée, à Florence. Il se marie, lui aussi, une Suédoise… deux millions et il n'a rien, que ses vingt ans, son talent et son profil de chanteur florentin… Ils épousent tous des millions à Venise; quel ferment d'amour et d'aventure que cette eau pourrie de leur Grand Canal!

—Un vrai bouillon de culture, concluait l'Autrichien.

Devant ce flot d'histoires extravagantes, je songeais à la Venise du Candide de Voltaire, Venise aujourd'hui auberge de fous, autrefois auberge de rois.

—N'est-ce pas, X…, reprenait Adelsward, il faudra conduire Lorrain chez Inisanto?

—Vous viendrez d'abord chez moi, je vous en prie, monsieur, disait le peintre.

Nous sortîmes et gagnions la Piazetta par le plus beau clair de lune. Les nuits de Venise sont uniques, surtout sur la Piazetta, quand le clocher de San-Giorgio-Maggiore se silhouette en bleu cendré sur l'eau morte de la lagune… et le bleu de saphir, transparent et profond, le bleu du ciel nocturne de l'Adriatique! Il était déjà tard, et la place Saint-Marc s'étalait déserte. Nous reconduisîmes d'Adelsward à l'hôtel Danielli par les vastes cours dallées de marbre et les couloirs de palais qu'est Venise endormie. Le ménage autrichien prenait une gondole. Moi, place Saint-Marc, j'étais chez moi.

—Il faudrait pourtant rendre sa politesse à ce jeune homme, me disait un jour Mme de T… Vous devez un dîner à M. d'Adelsward.

Heureusement que les femmes ont le souci de ces choses. Des amis m'étaient survenus de France qui m'avaient entraîné ailleurs: une journée à Padoue, une autre à Vicence, une pointe à Trévise m'avaient complètement soustrait au milieu d'Adelsward. Je n'avais revu qu'une seule fois le jeune baron, un soir, assez tard dans la nuit, dans ces petites calle qui avoisinent l'hôtel Danielli et dégorgent sur le quai des Esclavons un remous de basse prostitution monté des quartiers de l'Aspédale et de la Marina. Les petites prostituées de Venise sont frêles et maladives, avec je ne sais quel charme fiévreux et délicat. Drapées dans le long châle noir qui les amincit encore et balayant les dalles du volant de leur robe, elles ont la grâce pliante de longues tiges et l'agilité veloutée et lente d'hirondelles de marais. De magnifiques cheveux alourdissent leur face étroite, elles ont des yeux clairs et des teints de malaria, des attaches petites, et quelque chose de morbide est en elles, qui répugne et qui retient. Les prostituées de Venise sont très jeunes. Passé dix heures, leur essaim s'abat aux abords des grands hôtels, en quête du caprice ou de la curiosité du forestieri; un peuple de ruffians les suit qui les dirige et les surveille, et aussi le rut allumé des marins permissionnaires et des portefaix de l'Arsenal.

C'est dans une de ces ruelles mal famées, empestées d'odeurs de fritteria et de marchands de calamares (pieuvres bouillies dont est très friand le bas peuple, à Venise) que je retrouvais le baron en conversation avec deux fillettes à longs châles. Mme X…, la femme du peintre, était avec lui, riant et causant avec les deux prostituées. A ma vue, elle s'esquiva et se dissimula dans l'embrasure d'une porte. D'Adelsward m'avait aperçu; il quittait les deux filles et venait à ma rencontre.

—Vous avez vu Mme X…, me disait-il; elle a peur de vous; c'est très amusant. Nous levons des modèles pour son mari. Il y a des types merveilleux parmi ces filles.

Cette rencontre me rappelait que je devais un dîner à d'Adelsward.

Je l'invitai à l'excursion de Torcello, qui est un des grands spectacles et une des grandes mélancolies de la lagune. On déjeune à Burano et l'on revient par Saint-François-du-Désert. Mme de T…, ma vieille amie, fut de la partie; elle avait un faible pour l'élégance et l'esprit primesautier de d'Adelsward.


Dans sa Mort de Venise, M. Maurice Barrès a consacré à Torcello la plus belle page peut-être de son œuvre: Une soirée dans le silence et le vent de la mort. Burano, Torcello et Mazzorbo sont trois sépulcres, trois villes mortes enlizées dans une boue malsaine que la lagune pourrit encore. Ce sont des fleurs de ruine et de marécage, mais que le ciel de l'Adriatique enflamme de couleurs éclatantes, et riches d'un tel passé que leur misère et leurs décombres magnifient la solitude. L'excursion est classique. A Torcello, où Molmenti et Mantovani ont vu une femme manger une tranche de polenta avec une galette de terre pressée en guise de pain, nous visitâmes la Basilique, le Baptistère et Santa-Fosca. Barrès a tout écrit sur les mosaïques qui tapissent la cathédrale: dix-sept têtes de mort enfilées par les yeux y faisaient pendant, jadis, à dix-sept têtes vivantes ornées et parées de boucles d'oreilles. Nous rêvâmes devant les bas-reliefs du jubé, aussi décoratifs et ingénieux dans leur magnificence byzantine que les plus purs motifs des mausolées grecs. Nous déjeunâmes à Burano, assaillis et tourmentés par une meute de petits mendiants déchaînés par la générosité de d'Adelsward. Les gondoliers nous avaient pourtant bien recommandé de ne pas leur donner de sous. Ils nous poursuivirent le long du chenal, et, une fois sortis du village, les plus hardis, se retroussant jusqu'aux reins, entrèrent dans l'eau pourrie. Leurs nudités grêles nous accompagnèrent longtemps dans la lagune.

A Saint-François-du-Désert, qui est la partie la plus sublime de ce paysage de désolation, nous eûmes la grande émotion religieuse de ce petit îlot entouré de cyprès, dont Bœklin s'est inspiré pour son Ile de la Mort. C'est dans ce décor tragique que la légende a placé le miracle des oiseaux: Petits oiseaux, mes frères, cessez de chanter, sans cela, je ne pourrai louer Dieu. La parole du saint a tout dévasté; pas une voix n'anime cette solitude. C'est, établie à jamais sur les eaux mortes des lagunes, la devise même du sanctuaire: Hic silencium.

Comme nous quittions cette île de détresse et d'abandon, un chant dolent et monotone nous fit lever les yeux. Une vingtaine de novices, de tout jeunes moines de seize à dix-huit ans, se promenaient le long des cyprès qui bordent l'île; de grands capuchons blancs abritaient leur visage du soleil; leur psalmodie pleura longtemps dans le crépuscule. A quelques mètres de là, nous croisâmes une barque plate qui emmenait à Burano le supérieur et deux autres Franciscains. Nous rentrâmes à Venise, exténués jusqu'à l'âme des profondes émotions de ce jour.

Tandis qu'à l'Occident le ciel se liquéfiait dans une mer ardente, sur nos têtes des nuages enivrants de magnificence renouvelaient perpétuellement leurs formes, et la lumière crépusculaire les pénétrait, les saturait de ses feux innombrables. Leurs couleurs tendres et déchirantes de lyrisme se réfléchissaient dans la lagune, de façon telle que nous glissions sous les cieux. Ils nous couvraient, ils nous portaient, ils nous enveloppaient d'une splendeur totale, et, si je puis dire, palpable. Vaincus par ces grandes magies, nous avions perdu toute notion du réel, quand des taches graves apparurent, grandirent sur l'eau, puis nous prirent dans leurs ombres. C'étaient les monuments des doges[9].

[9] Maurice Barrès.

Pendant que nous traversions les prismes et les miasmes de ces eaux de fièvre et de mirage, d'Adelsward, encouragé par Mme de T…, nous racontait la mort de son aïeul le comte de Fersen. Toutes les femmes ont un faible pour la figure de Marie-Antoinette. Le comte de Fersen, qui aima la reine jusqu'à la compromettre dans l'histoire et la littérature puisqu'il a inspiré à Alexandre Dumas le Chevalier de Maison-Rouge, mourut vingt ans après la fille de Marie-Thérèse, le jour même anniversaire de son exécution. Fersen avait tout fait pour faciliter l'évasion du couple royal. Déguisé en cocher, il était monté sur le siège de la berline qui emmenait Louis XVI et sa famille hors des murs de Paris et avait conduit les fugitifs jusqu'à Montmédy. On devait les arrêter à Varennes. Le comte de Fersen devait gagner la frontière; même à l'étranger, auprès de Gustave III de Suède et de l'empereur Léopold, il complotait l'évasion du Temple. Poète et royaliste, il composa la fameuse chanson de Frère Jacques, dormez-vous? qui était le refrain de ralliement de toute l'aristocratie dévouée à la reine.

Devenu le favori du roi Charles XIII, sa hauteur et la violence de ses sentiments monarchiques le rendirent odieux au peuple. La mort du prince héritier Christian-Auguste d'Augustenbourg, qu'on dit empoisonné par lui, acheva d'exciter le ressentiment national. Le jour des funérailles, comme il sortait de la cathédrale avec les autres dignitaires de la cour, la haie des soldats fut bousculée par la foule et le comte de Fersen, violemment arraché du cortège, fut entraîné et massacré par le peuple. Il fut même lapidé; mais en mourant, il chantait le couplet royaliste de ses vingt ans, le Frère Jacques composé pour Marie-Antoinette.

Ces souvenirs romanesques, ces gloires historiques remués par le jeune héritier d'un grand nom, dans la magnificence enflammée d'un crépuscule vénitien, ne manquaient pas d'un certain charme. Ce jour-là, pris par la grandeur du spectacle, Jacques d'Adelsward était simple et contait bien.

Ici se place le seul incident qui, rattaché au scandale de ces temps derniers, pourrait, psychologiquement et médicalement même, être considéré comme un phénomène antérieur du cas pathologique de d'Adelsward.

Pour faire honneur autant à Mme de T… qu'à mon invité, j'avais pris pour gondolier Paolo, qui est une des personnalités de Venise, un gondolier, on dirait, échappé d'un tableau de Carpaccio, cent fois portraicturé par les peintres, et à qui la rumeur publique prête des aventures avec des Américaines et des misses anglaises. J'avais jugé que sa silhouette se découperait bien dans la solitude de Torcello. J'avais prié Paolo d'amener, comme second gondolier, un de ses collègues doué d'une assez belle voix, apprécié des grands hôtels et dont les canzones animeraient, le cas échéant, la tristesse de la lagune.

Le spectacle avait été si poignant que nous n'avions même point songé à faire chanter Beppino. Nous quittions la gondole au petit pont de pierre, derrière Saint-Marc, et je réglais les deux hommes.

—A propos, me les prêtez-vous pour ce soir? me demandait d'Adelsward.

—Qui cela?

—Mais, vos gondoliers?

—Ils sont à vous, mon ami: je ne les ai pris que pour la journée; leur soirée vous appartient.

—C'est pour aller chez Inisanto, pour cette fête qu'il donne ce soir. Ils sont très décoratifs et je tiens à faire une entrée. A propos, venez-vous à cette fête? Vous savez que vous êtes invité!

D'Adelsward m'avait parlé vaguement, le matin, d'une soirée dans l'atelier du peintre Inisanto; la fête devait être costumée. Il y aurait là Pépé Suarès, le Brésilien; le ménage X…, avec lequel j'avais dîné; quelques autres artistes de Venise, deux ou trois grandes dames peut-être, et sûrement de fort jolis modèles. Les fêtes chez Inisanto étaient toujours très gaies; on y déshabillait les femmes, et cela finissait toujours par des tableaux vivants.

—Venez donc, on compte sur vous. Inisanto m'a prié de vous amener; il désire tant vous connaître! Venez, on s'amusera. Je ne vous promets pas la soirée d'opium de chez Ethal; mais Inisanto a été prêtre: c'est un homme de ressources.

—Mais je n'ai pas de costume!

—Baste! on a toujours des caleçons de soie, des écharpes, une couverture de voyage. Voulez-vous que je vienne vous chercher?

—Non; donnez-moi l'adresse. Si je ne suis pas trop fatigué, vers dix heures, j'irai peut-être vous rejoindre.

D'Adelsward remontait en gondole, emmenant les deux gondoliers.

Torcello m'avait donné la fièvre; je rentrai courbaturé à l'hôtel et me couchai à neuf heures. Le lendemain, je rencontrai d'Adelsward chez Quaddri. Je partais le soir même.

—Ah! mon cher, me disait-il en éclatant de rire, vous ne vous doutez pas de ce que vous avez perdu, hier. Ç'a été inouï, unique, imprévu, grotesque et sublime; on l'écrirait qu'on ne le croirait pas. Quel chapitre pour un livre! Ah! cet Inisanto! Figurez-vous qu'il demeure dans un quartier perdu, lépreux et effroyable, le plus miséreux des faubourgs. Avec des gondoliers inconnus, j'aurais eu peur. Et quel palais? Un repaire! Une vieille grille rouillée ouvrant sur les degrés d'un perron moisi. Toutes les fenêtres du premier flambaient, heureusement! Nous avons carillonné une heure. Inisanto est enfin venu nous ouvrir, précédé de deux nègres porteurs de torches. Il était en doge de Venise, dans la grande robe de pourpre des portraits; il nous a reçus sur le haut du perron et m'a donné la main en ouvrant sa robe. Il était, dessous, nu comme un ver.

—Cela promettait.

—Nous sommes montés au premier. Là, dans une grande salle mal tenue, luxe et misère, des tapisseries déchirées et des armures rongées aux murs, une immense table était servie: des verreries de Venise à côté de faïences communes, des raisins de Murano, du jambon et de la mortadelle, des roses meurtries et trois femmes couchées dans les fleurs: Maria la Santa, la Nichina et Fiorentina, les trois plus jolis modèles de la ville, toutes nues, vautrées dans leurs cheveux épars; un sculpteur les arrosait de vin de Chypre, avec un ancien vidrecome verruqueux et pansu. Il y avait là la plantureuse Mme X…; son mari, en Estudiantina; Suarès, beau comme un dieu, en César Borgia, et deux dames masquées qui, à la fin du souper, n'ont gardé que leurs masques. Quelle orgie, mon cher!

Toutes les femmes se sont mises nues, Mme X… elle-même. Elle avait Suarès et Inisanto après elle; mais il y a eu des drames. Le mari de Mme X…, saoul comme un Polonais, a vu rouge: il a invectivé Inisanto, injurié sa femme, les plus sales mots ont sifflé comme des balles. Il l'a traitée de prostituée, de vache, de salope; il a pris Suarès à la gorge; puis il a voulu se tuer, se jeter par la fenêtre! Sa femme se cramponnait à lui, elle hurlait à fendre l'âme. Il a fini par lui casser un verre sur la tête, on l'a transportée sanglante; c'était magnifique!

—En effet, j'ai tout à fait perdu. Et les gondoliers?

—Oh! ils ne se sont pas ennuyés. Ils ont pris leur plaisir avec les modèles. Ce fut un spectacle tout à fait divertissant.

Le baron d'Adelsward se moquait-il de moi, ou avait-il rêvé? Le même jour, à cinq heures, je croisais sur la place Saint-Marc, le ménage X… Ils étaient charmants et accueillants, selon leur coutume. Madame n'avait aucune marque au front.

—On vous a regretté, hier, chez Inisanto; on a fait de la bonne musique. D'Adelsward avait deux bien beaux gondoliers.

Je ne revis jamais M. d'Adelsward. Sans le vouloir, inconsciemment peut-être, il avait fait de la littérature,—de la mauvaise littérature.

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