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Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.

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PÈRES HONORAIRES

Ne pas confondre honoraires avec honorables.

L'état de père honoraire est une situation lucrative et très enviée dans notre avide société moderne. Les mœurs faciles, la galanterie et les rigueurs du Code, avec lequel il est des accommodements, en ont fait une carrière ouverte à toutes les consciences déveloutées de notre pratique fin de siècle; c'est le dernier refuge, le salut et le port de tous les strugglers for life (et non pas struggle for lifer, ce qui est un contresens), éreintés et quelque peu tombés, les genoux meurtris, au revers des fossés de la route; c'est une profession comme une autre, qui ne demande qu'un peu de complaisance, un fort bon estomac et les restes d'un beau nom!

Taré, avarié peu ou prou, la chose importe peu: si la résonnance en est belle et s'il tintinnabule élégamment et souple, majestueux ou fier sur la particule obligatoire, les vieilles filles galantes et leurs petits dauphins n'auront jamais assez de titres de rentes au soleil pour payer à échéance fixe le vieux comte romain ou le mûr prince valaque qui, contre espèces sonnaillantes, voudra bien leur ceinturonner les tempes de son titre, non moins sonnaillant.

Gentilhomme un peu marin aussi, dans la hiérarchie de l'alcôve le père honoraire est au souteneur ce que l'enfant de chœur est à l'archiprêtre dans la hiérarchie de l'autel: Alphonse sert la messe, mais le comte Thibaudeau donne l'absoute; le comte Thibaudeau relève Manon repentante, reconnaît l'enfant de Desgrieux, enrichi du douaire du marquis, supprime un bâtard, refait une femme honnête et très irrégulièrement, moralement parlant, met en circulation, légalement disant, un régulier et une régulière de plus.

Le comte Thibaudeau. Pourquoi celui-là plutôt qu'un autre? car ils abondent, les pères honoraires, dans ce Paris dur pour ses gouvernants et tendre pour ses danseuses: fleurs de coulisses, comme Mme Cardinal et le naïf pompier cher à l'ami Forain, les pères honoraires s'épanouissent ducs ou machinistes, à l'ombre des portants côté cour ou jardin, à l'Eden comme à l'Opéra: dernier et pur espoir des petites mises à mal par les gros bonnets de la finance, réhabilitation extrême, paradis d'honnêteté promis à ces laborieuses et folles existences de ballerines entretenues à la sueur de leur joli corps: placement à cent pour sens qui leur permettra peut-être un jour, à ces petites chattes, d'appeler monsieur le comte celui de m'sieu le baron.

Il y a pourtant des exceptions à la règle, ne serait-ce que pour la confirmer. A preuve Mme Bourgoin qui, bien qu'ancienne danseuse, n'entendait point du tout donner la particule à monsieur son fils, Bourgoin comme sa mère, et engagea procès contre les agissements d'un certain comte Thibaudeau, marchand de plaisir à Lille et père honoraire à Paris pour les besoins de la circonstance.

Circonstances on ne peut plus délicates.

Pour qui n'aurait pas lu les éléments du procès, je les résume en quelques mots.

Il y a quelque vingt ans, Mme Irma Bourgoin avait eu d'un galant inconnu, mais puissant financier, un fils que le père influent, mais prudent, se gardait bien de reconnaître. Il y a quelque temps encore, cet enfant de l'amour était simplement clerc dans une étude d'avoué, quand soudain, gratifié par son père d'un legs de plusieurs millions, il sentait pousser aussitôt en lui des goûts d'indépendance et celui du mariage. Bizarre anomalie, mais il est des choses plus mystérieuses ici-bas.

Epris d'une jeune fille, de naissance irrégulière comme lui, (qui se ressemble s'assemble), il fit connaître à sa mère l'intention d'épouser celle qu'il aimait.

Si Mme Bourgoin jeta les hauts cris, inutile de vous le répéter! Quand on est le fils illégitime d'une danseuse, et possesseur d'une belle fortune, ne se doit-on pas à une héritière, bel et bien légitime de bourgeois cossus et bien posés pour faire enfin souche d'honnêtes gens! A quoi servirait la fortune acquise par les écarts et les entrechats de ces dames du ballet, si les fils d'icelles dûment enrichis et dotés, ne l'employaient à réhabiliter leurs mères! L'avenir, en ce cas, efface le passé; ce fils, millionnaire, amoureux et dénaturé, lui volait sa réhabilitation. Mme Irma Bourgoin refusa son autorisation au mariage.

Ce raisonnement ne toucha pas le jeune homme; il fit part des difficultés rencontrées au père de la jeune fille, M. P…, négociant en tissus, à Paris.

M. P…, qui, lui, n'a pas été danseuse et ne demandait que le bonheur des jeunes gens, commença lui-même par reconnaître sa fille. Puis on songea, tant en feuilletant les Mémoires de Viel-Castel que les adresses du Tout-Paris, que, si on découvrait un père au futur empêché, père de bonne volonté, ou même d'argent comptant, toute difficulté serait aplanie. Un père trouvé, son autorisation au point de vue de la loi détruirait l'effet du refus de la mère, tout s'arrangerait à miracle. Mme Bourgoin nonobstant.

Ce parent honoraire, on le trouvait dans le comte Thibaudeau; le comte Thibaudeau, existence des plus mouvementées, retiré maintenant en province, mais se rendant sur télégramme, lettre chargée ou mandat-poste, frais de déplacement à la charge de l'enfant, en tout lieu de France et de Navarre pour y procéder, contre la forte somme, à la reconnaissance immédiate des fils naturels en quête de l'affection d'un père, et d'autorisations d'un père émanant.

Le temps d'envoyer la dépêche et mon comte Thibaudeau débarquait à Paris, reconnaissait le fils de dame Bourgoin et donnait séance tenante son autorisation à l'hyménée du soupirant.

Evénement qui ne laissait pas de surprendre la dame Irma Bourgoin. Mme Irma Bourgoin, ne goûtant pas oh! pas du tout, ce père nouveau, en fine mouche qu'elle est, s'enquérait et de ce père et de ces aboutissants; apprenait que cet homme honoraire avait son domicile à Lille; qu'ancien gardien de la paix et même employé des pompes funèbres, il y était actuellement marchand de plaisirs; ce qui aurait dû l'attendrir, mais ne la fléchit nullement. Alors, songeant non sans motif que le complaisant du fils peut devenir celui de la mère, l'ex-danseuse Irma obtint dudit marchand de plaisirs, ex-pompes funèbres et ex-agent, l'aveu qu'elle et son fils lui étaient inconnus à Paris avant qu'il eut été mandé par M. P…, et qu'en reconnaissant comme son fils l'enfant d'elle, Mme Bourgoin, il avait cru simplement rendre service à deux amoureux pressés de s'unir.

Toujours marchand de plaisir et même agent de la paix, protecteur des bonnes mœurs et de l'amour conjugal, ce cher comte Thibaudeau, dans ses reconnaiss…ements!

D'où procès engagé par la dame Bourgoin devant le tribunal incivil de la Seine et un père honoraire privé de ses émoluments. On a bien supprimé les pairs de France!

Nous n'en présentons pas moins au comte Thibaudeau nos sincères et condoléants compliments.

La chasse a ses ennuis, l'amour a ses déboires
Et la Paternité perd parfois ses pourboires.
N'est pas père qui veut en ces temps monnayants.

Je serais d'ailleurs désolé que le comte Thibaudeau et tous ses semblables, vissent dans cette historiette une attaque directe à leur personnalité, ou un blâme indirect au corps de sergents de ville, dans les quelques allusions discrètes et indiscrètes au métier d'agent.

Les pères honoraires font partie du Tout-Paris actuel où ils ont pris leur place dans nos feuilletons comme dans nos premières. Ils sont de tous les mondes et leurs fils font particulièrement partie de celui qu'il est convenu d'appeler le grand monde, le select et le vrai: celui où M. Jean Rameau sème des étoiles et des clartés astrales et des fleurs vespérales, et des lueurs aurorales, et des troubles cérébraux de minuit à une heure du matin, devant un public de grosses dames oppressées, la gorge moite et le regard navré, derrière les palpitants éventails. Longtemps on a cru que les pères honoraires se recrutaient spécialement dans la noblesse italienne: c'est une erreur, la noblesse française a donné tout comme l'autre dans les reconnaissances et les émoluments. Ses prix sont plus élevés, voilà tout. Les comtes Dubarry, maris de la maîtresse du roi, ne sont pas morts avec Louis XV, mais ne se contentent pas de quinze louis. Il en est de la noblesse italienne comme de la rente du même pays: elle n'est pas cotée au taux de nos valeurs.

Comte très français, le comte de M…, qui reconnaissait il y a trente ans le fils de la belle Labruyère, la célèbre Labruyère, la contemporaine un peu aînée des Duverger et des Alice Ozy, demi-mondaine acclamée de l'Empire, et dont le fils est aujourd'hui comte de M…, marquis de Nev…, duc de S… et etc. Mais Labruyère y avait mis le prix. Le comte de M… avait, il est vrai, quatre-vingts ans et plus, le soir où il signa ce bel acte notarié de la même main frémissante et nerveuse dont, trente ans auparavant, il avait souffleté Talleyrand en plein cortège d'obsèques de Louis XVIII.

Morny lui-même, l'étincelant et fringant duc de Morny, le fils de la reine Hortense et du comte de Flandre, fut trop heureux de trouver lui aussi, un père honoraire. Ce fut un palefrenier des écuries du roi de Hollande, un nommé Demorny qui se trouva là à point pour reconnaître à sa naissance, le frère adultérin du futur Napoléon III. Le Demorny se scinda plus tard en deux mots et devint duc et noble par la toute-puissance de la loge à Fidèle et de sa fidélité à la fortune de Bonaparte. Les pères honoraires d'ailleurs abondent et tout spécialement dans le monde impérialiste, où s'agite, quand il est question de généalogies, la plus décevante salade de naissances et de noms empruntés. J'ai trop le respect d'un métier, dernière ressource, en somme, des hommes du meilleur monde, pour laisser tomber du bout de ma plume, où ils tremblent, tremblent, mais où ils resteront, rassurez-vous, messieurs, quelques centaines d'autres grands noms.

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