Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.
MESDEMOISELLES BORGIA
Mon Dieu, oui, en plein carnaval et en plein quartier des Batignolles.
Ces demoiselles opéraient tranquillement entre dix heures et minuit, s'adressant de préférence aux passants d'apparence cossue, à ventre de propriétaire; un petit hôtel meublé se trouvait à point pour jouer le palais Negroni, le fameux palais du 5e acte, où Lucretia Borgia faisait vibrer si dramatiquement le non moins fameux: «Messeigneurs, vous êtes tous empoisonnés…» Seulement le rôle de Mmes Dorval et Marie Laurent était tenu par des… «le dix-huitième siècle seul avait le mot spécial pour désigner certains corps d'état et de délit; il aurait dit des grimbelles à l'aiguille et grimpettes en bavolet…» Mettez honnêtes ouvrières en couture qui, à l'heure brune où la pudeur des dames ne se voit plus rougir, deviennent entreprenantes et entrepreneuses de travaux divers, belles de nuit de boulevard extérieur et demi-vertus de garnis, vendeuses d'infini à des prix modérés, précieuses ressources des jeunes gens pressés, délassements tragiques des hommes mariés que le devoir conjugal oblige à rentrer à l'heure.
Demi-grisettes en cheveux, dont le crayon de Lunel et de Willette a popularisé cent fois la silhouette aiguë et friponne, la frimousse irritante et le mystérieux bas noir! Seulement ces demoiselles, ayant lu les romans anglais de nos derniers psychologues, s'étaient mises à la hauteur, et au lieu d'une coupe de Falerne ou de vin des Papes, préalablement médicamenté, c'était du thé, du tea chinois, du thé vert qu'elles offraient à leur clientèle de rencontre, en prononçant ni plus ni moins que Mme Sarah Bernhardt, les dentales très détachées, la phrase sacramentelle:
«Me verez fous l'honneu de prendre une ttttasse te ttthé?»
Ne croyez pas ici à une fantaisie de carnaval. Ce que je raconte là est de l'histoire vraie; le fait-divers a une bien autre éloquence que les paradoxes plus ou moins brillants des chroniqueurs. Je vous livre l'entrefilet tel que je l'ai cueilli dans les journaux:
«On vient d'arrêter, dans le quartier des Batignolles, plusieurs jeunes filles qui se livraient au vol en employant des narcotiques pour dépouiller leurs victimes plus à leur aise.
«Ces filles, après avoir attiré dans un hôtel garni leurs amoureux de passage, leur offraient une tasse de thé. Généralement, ceux-ci acceptaient, et quelques minutes après, ils s'endormaient d'un sommeil de plomb.
«Profitant de l'espèce de léthargie dans laquelle se trouvaient leurs dupes, les endormeuses disparaissaient en emportant le porte-monnaie, la montre et les bijoux de leur client d'une heure. Quand les pauvres diables se réveillaient, ils n'avaient plus qu'une ressource, s'ils n'étaient pas mariés: déposer une plainte.
«C'est vraisemblablement ce que la plupart faisaient, car, en moins de dix jours, les commissaires de police des XVIIe et XVIIIe arrondissements ont enregistré plus de trente plaintes de ce genre.»
Le ten o'clock tea, au lieu du five o'clock tea de nos grandes mondaines entières et demi-mondaines, le traditionnel bouillon d'onze heures, si royalement administré par la tribu de Mmes Lafarge et Brinvilliers, remplacé par le thé de minuit, la poudre de succession avantageusement détrônée par le thé de séduction et le clan livide et haineux des empoisonneurs légendaires enfoncé par le troupeau fringant et joliment troussé des endormeuses de Batignolles!
Endormeuses; car ces demoiselles n'empoisonnaient pas, elles ne supprimaient pas le client, elles n'abîmaient pas la bête de rapport, comme monsieur Alphonse, leur associé de la veille, avec son couteau bougeant éternellement dans la poche de sa cotte et son cerveau fumant du vin de l'assassinat; elles endormaient doucement, avec mille câlineries et caresses, et puis, l'amoureux embarqué dans le pays des songes, les Armides disparaissaient… à l'anglaise, évanouies, évaporées! A l'anglaise, comme la vapeur du thé… Et sans le détail de la chaîne de montre évaporée aussi et des poches vides, l'amoureux au réveil pouvait croire avoir rêvé!
Eh bien, ce réveil avait du charme: les elfes et les fées des ballades moyen âge n'avaient pas d'autre façon d'opérer; les lieds et les romances des troubadours en langue d'Oc, des trouvères en langue d'Oil sont remplis de méfaits en tous points semblables; la Bible elle-même est pavée de ces mauvais exemples: c'est Dalila barbottant les cheveux de Samson pendant son sommeil pour le livrer sans force et sans défense aux Philistins de son époque; Jahel abusant du repos de Sisara pour lui clouer traîtreusement le crâne au plancher; Judith profitant de l'assoupissement et de la détente nerveuse d'Holopherne pour lui dérober sa tête et la lui emporter, dans un sac, loin de son pauvre corps demeuré sous la tente.
Exploits bien féminins et opérations délicates qui expliquent comme une revanche les coups de tranchoir des Prado, des Pranzini, et les suicides à survivance, de l'école Chambige et Cie, dite des Sensibles ratés!
Sanglantes et terribles aïeules dont les petites endormeuses des Batignolles ne sont, après tout, que les arrière-petites-filles, aux mœurs très adoucies, comme qui dirait d'aimables dégénérées!
Ces formidables viragos de la Bible s'en prenaient bel et bien à notre vie: comme aujourd'hui l'amour n'était pour elles qu'un duel, un atroce struggle for life engagé entre le mâle et la femelle, mais dont notre tête était tout simplement l'enjeu; aujourd'hui les petites Judith et Dalila modernes n'en veulent qu'à notre bourse et à nos chaînes de montre, épingles de cravates et autres menus suffraiges, et franchement nous aimons mieux cela. Cela nous permet au moins de respirer.
Et puis ce narcotique, cet ensommeillement de la victime, et, le monsieur dévalisé, cette fuite, cet évanouissement dans l'inconnu, dans le bleu du rêve et le noir de la nuit, c'est à la fois coquet et propre.
Ces dames au moins opèrent elles-mêmes. Plus d'ignobles souteneurs à l'horizon, à la haute casquette avachie sur les tempes, puant à la fois le vin des litres et la marée du ruisseau; plus d'associé, de complice, plus de tiers dans le tête-à-tête et plus de troisième larron.
Nous consentons à être dévalisés, mais pas au profit d'un autre: que la prostituée soit un peu voleuse, soit, cela va de soi, mais qu'elle cache un assassin dans son lit,
un assassin, sinon un argousin: certaines promiscuités nous dégoûtent et nous détestons le «part à trois»; le troisième invité est par trop hasardeux.
Enfin ces dames ont une excuse!
Par ces temps de bilans à courte échéance, la générosité des hommes subissant cruellement les contrecoups de la Bourse, le métier de belles de nuit, de verseuses d'oubli,—un mot charmant d'Armand Silvestre,—est soumis à de singuliers caprices: la rémunération est parfois douteuse. Il est des gens grossiers, des manants malappris qui une fois la coupe vidée, négligent de solder et de passer à la caisse. L'amour d'une pauvre fille peut être assimilé, en somme, à une séance de cabinet de lecture: le volume une fois lu, ou feuilleté, parcouru, il est bien juste de payer ce roman de vingt minutes, mettons parfois d'une heure (il en est quelquefois que l'on relit deux fois, on peut être en appétit). Eh bien! ce règlement, certains clients l'oublient.
Or, qu'ont fait les pauvres marchandes? Elles ont pris les devants en se payant d'avance; de peur d'être volées par leur clientèle, elles ont quelque peu dévalisé le client, «dupeur ou dupés, depuis bientôt mille ans qu'on crie à tout bout de champ que c'est là le train du monde» ces demoiselles ont opté pour le métier de dupeuses contre le sexe laid dupé.
Mais cueillir les bijoux d'abord, c'est étrangler le lapin d'avance, et nous sommes nous, quoique des plus modernes, de l'avis de nos pères en matière galante:
«Une femme, messieurs, il faut toujours la saluer et la payer.»
Puissent ces lignes, si elles passent au-dessus des murailles de Saint-Lazare, suggérer aux jolies endormeuses des Batignolles quelques bons arguments de défense à l'heure où elles s'assoiront au banc des accusés, car on finit toujours par là.
Ces pauvres mesdemoiselles Borgia… oh! si peu Borgia, pas même Borgia!… Une orgie de tasses de thé, cela devient même comique; cela est-il assez un signe des temps et des estomacs débilités!
«Voulez-vous m'aimer et prendre une tasse de thé?» Nos pères auraient pouffé de rire au nez de la belle fille qui leur eût fait cette invite à la tisane; mais au train où vont les choses, soyez bien persuadés que, dans dix ans d'ici, les endormeuses du Père-Lachaise (les Batignolles seront alors à la Madeleine) corrompront messieurs nos fils en leur proposant sur le coup de minuit une infusion de menthe ou de fleur d'oranger.
Le thé, ce breuvage élégant, anglomane et léger de l'aristocratie, le thé que buvait si révérencieusement jadis au vieux quartier latin M. Paul Bourget, à l'ébahissement de ce même quartier, le thé qui a fourni de si jolies scènes à Musset, (souvenez-vous de celle du Caprice, Savigny et Mme de Léris, autour de cette fameuse tasse de thé), le thé cher à Feuillet, cette théière des familles, le thé tombé dans les mains des pierreuses, le thé, narcotique de truqueuses et boisson droguée d'hôtel meublé, qui l'écrira hélas? ce roman bien moderne: «Grandeur et décadence de la tasse de thé?»