Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.
LA NOSTALGIE DE LA BOUE
Oui, la nostalgie de la boue, ce sentiment complexe et bien humain qui a déjà fait couler tant de flots d'encre et divaguer à l'infini poètes et philosophes, telle qu'elle se manifestera demain, telle qu'elle se manifeste aujourd'hui, telle qu'elle se manifestait hier, avec la signature du coup de couteau obligatoire et final!
Qu'elle soit une lionne pauvre comme dans le Mariage d'Olympe, une cigarière gitane comme dans la Carmen de Mérimée ou une ancienne danseuse, devenue impératrice, comme dans la Théodora de Sardou, la nostalgie de la boue, résume surtout le type de la femme éternelle, la femme «enfant malade et douze fois impure», anathématisée par l'Eglise et les prophètes, la femelle animale néfaste et fatale aux mâles, dont elle dissout la force et les moelles, la Bestia des Ecritures, l'inconsciente et d'autant plus terrible Ennoia de Gustave Flaubert.
A quelques mots près, c'est la déposition que le meurtrier Martin Grac, pendant que son couteau, noir de rouille et de sang, circulait entre les mains tâtonnantes du jury!
Un couteau noir de rouille et de sang! est-ce une mystification ou une pièce du Théâtre Libre?
Non, un simple fait-divers encore, presque une nouvelle au choix pour Maupassant, Méténier ou Le Roux,—pas aussi parisienne certes que la visite du prince de Galles à l'imprimerie de la tour Eiffel, ou que le chien teint de nuances subjuguées, assorties à celles de ses robes, de l'esthétique lady Archibald Campbell, mais autrement humaine et intéressante, car cette aventure-là est de tous les pays et de tous les temps.
Sur les marches d'un trône, ce serait de l'histoire: une légende épique dans les brumes de la tradition; à certain niveau de monde et d'existence, un drame parisien, un grand scandale mondain. A Toulon, dans le bas peuple où elle éclata, ce ne fut qu'un fait-divers, pas même une cause célèbre, une anecdote sanglante et curieuse qu'un chroniqueur ramasse et nous conte en chemin.
Acteurs, une ex-fille soumise, un ex-sergent de ville! Des personnages de l'Assommoir adaptés par le hasard, ce grossier metteur en scène, au niveau d'art des dolents abonnés de l'ancien Théâtre-Très-Libre des Menus-Plaisirs.
D'ailleurs, un seul acte, une seule scène; la psychologie reléguée dans la coulisse.
Décor: un carrefour dans un bas quartier de Toulon, l'angle des rues Lirette et Traverse-Lirette; une maison fait cet angle. Même plantation que dans le décor de la rue du Rocher, dans Germinie Lacerteux; au-dessus de la porte d'entrée, étroite et donnant sur une allée, un transparent lumineux fait saillie, sur lequel on lit cette inscription: «Bureau des mœurs»; de chaque côté de l'entrée, au rez-de-chaussée, deux buvettes.
Figuration: gens du port, femmes du peuple assises au bon de l'air sur le pas de leur porte. Dans les deux buvettes, public un peu bruyant de matelots, de portefaix et de filles; allées et venues de femmes de tenue spéciale se rendant ou sortant du bureau.
Une femme, tenue d'ouvrière aisée, traverse la scène et entre délibérément dans l'allée de la maison. Sur ses pas paraît un homme en longue blouse bleue de laitier; la casquette sur la tête, il observe la femme de loin, paraît hésiter, puis, la voyant s'engager dans la maison, il y pénètre à sa suite.
Tout à coup, des cris déchirants, des appels «à l'assassin, au meurtre!»; un bruit de lutte au premier étage de la maison, un carreau d'une des fenêtres vole en éclats. Au milieu d'un brouhaha indescriptible, la porte d'une des buvettes s'ouvre et une femme inondée, toute rouge de sang, vient s'affaisser sur la scène, soutenue entre les bras de la clientèle de l'établissement.
Nouveaux cris dans la maison, au même étage: cris, cette fois, de colère et d'indignation, et le cabaretier, paraissant en scène, déclare que l'assassin vient d'essayer de se faire justice en se coupant la gorge, qu'il est le mari, et… rideau.
Le mari de la victime! Oui, le mari. C'est, en effet, là, seulement, que le drame commence.
La victime, la femme lardée de coups de couteau, douze plaies, dont plusieurs très graves, toutes dans la région de la gorge et du cou: Rose Boudefroy, ancienne fille soumise, âgée de vingt-six ans, femme Martin Grac.
Martin Grac, le meurtrier: ancien agent de police de Toulon même, encore dans le service des gardiens de la paix il y a trois ans et depuis son mariage établi laitier rue Berthier, dans le quartier des Maisons-Neuves, trente-neuf ans.
Fille et sergent de ville, étrange association et fatale rencontre échappées à l'œil, si clairvoyant pourtant, du peintre des bas-fonds, du vieil Henry Monnier.
Ce sergent de ville avait fait la connaissance de cette fille, et malgré la condition de celle-ci, il avait voulu l'épouser. Tirée de la boue, Rose Boudefroy était rayée des contrôles du service des mœurs, et Grac quittait la police pour essayer plusieurs métiers. Ancien paysan, né à Braux (Basses-Alpes), il se souvenait à temps qu'il avait été élevé au milieu des travaux de la campagne pour acheter quelques chèvres et pour pouvoir, du produit de leur lait, entretenir Mme Grac, ex-pensionnaire des maisons à volets clos de son ancien quartier.
La fameuse maison à volets clos, à laquelle Maupassant et toute l'école naturaliste ont fait une si belle place en littérature; la Maison Tellier, devenue depuis la Fille Elisa de M. Edmond de Goncourt, le thème favori des compositions de fin d'année des jeunes élèves de Médan et d'Auteuil, du dépotoir et du grenier! eh bien, Mme Grac, ex-fille Boudefroy, en avait la nostalgie.
Comme Mignon rêvant à la patrie absente, Mme Grac songeait avec mélancolie aux peignoirs d'oxford rayé bleu, blanc et rose, aux longs bas noirs bouclés sur le genou d'une jarretière de soie cerise, aux bezigues de Madame, aux amendes de Monsieur et aux gants des clients généreux, depuis la thune du gros notaire jusqu'aux huit sous du petit troupier.
Elle n'y pouvait tenir, Mme Grac. Messaline est de tous les temps: Lassata, sed non satiata; la qualité, pour elle, ne vaut pas la quantité!
La débauche porte-t-elle en elle une brûlure que rien ne peut cicatriser? Mystère physique ou psychologique, aberration ou nécessité passionnelle.
Quand la tache est au fond, la mer a beau passer. Toujours est-il que l'ex-fille Rose Boudefroy avait la nostalgie de cette boue et de ce métier.
Comme chez Théodora, courant les bouges de Byzance et cherchant dans l'ombre les soldats barbares et les portefaix de la Corne d'Or à qui se prostituer, la louve s'était réveillée en elle.
Julie, fille d'Auguste, rôdant la nuit à travers le Champ de Mars, en quête d'une aventure, et affrontée par trois centurions de la garde impériale, ne répondait-elle pas à cette insultante demande: «Que vas-tu cherchant à cette heure, prêtresse d'Aphattide?» par l'apostrophe demeurée justement fameuse: «Je cherche un taureau!»
La nostalgie de la boue et de la luxure, les prostituées du trône l'ont subie comme les courtisanes de carrefour.
Comme Lucy Rochez, la comédienne de M. Henry Bauer, retournant au cabotin, cette boue de la vie de théâtre, la femme Grac retournait, elle, à sa clientèle et à la place publique dont elle avait fait son lit.
Femme de rue, femme de foyer, femme de temple: Alexandre Dumas aurait-il donc raison?
N'y aurait-il ni rachat ni pardon possible, la courtisane serait-elle éternellement condamnée à la faute, comme le chien de l'Ecriture est fatalement voué à revenir à son vomissement?
Vingt jours avant d'être poignardée, la femme Grac, l'ancienne fille publique, quittait Toulon et le domicile conjugal, se rendant à la Seyne, selon les uns, à Marseille, selon les autres.
La seule chose évidente et reconnue est que, revenue depuis trois jours à Toulon, elle faisait démarches sur démarches auprès de l'inspecteur des mœurs pour reprendre son premier trafic et pour se faire porter sur les registres de la prostitution.
Sachant qu'elle était mariée et connaissant Grac, qui avait appartenu à la police, l'inspecteur refusait d'adhérer à cette demande; il hasarda même quelques conseils, essayant de dissuader cette révoltée du mariage de son étrange résolution.
Peines perdues. Rose Boudefroy, mordue à la bonne place, tenait absolument à reprendre son ancienne vie; elle renouvela ses démarches.
C'est alors que, surveillée et suivie par l'homme qui l'avait tirée du bourbier et lui avait donné son nom, elle était rejointe par lui sur le palier de la maison du bureau des mœurs, au moment où l'ex-fille, redevenue elle-même, frappait à la porte publique du bureau d'enrôlement d'infamie, et recevait de la main justicière du mari les douze coups de couteau mérités par l'épouse et la femme!
Vache abattue par l'assommeur au seuil de l'étable, truie égorgée par le boucher dans la fange sanglante du bourbier fumant.