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Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.

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VI
LE VOILE

—L'atelier Nordinger! Vous n'avez jamais voulu y mettre les pieds. Eh bien! vraiment vous avez perdu. Je m'en voudrais toute la vie, si j'avais manqué une occasion pareille.

Et d'Esthuart, Georges d'Esthuart, le compositeur applaudi de Niobé, de Loreley et d'Apollon à Délos, tournait sa tête impertinente du côté de Monpayrac.

—L'atelier de Nordinger, mais c'était l'atelier type, le sanctuaire par excellence du symbolisme et de la Rose-Croix! Un fatras d'objets hétéroclites, des usagers et des religieux fraternisant dans une promiscuité significative renseignaient dès le seuil sur l'état intellectuel du maître de céans. C'étaient des soufflets de cuisine, des crémaillères et des landiers de campagne, des horloges rustiques, des huches et jusqu'à des pétrins provençaux voisinant avec des chandeliers d'église, d'anciennes chasubles, des vasques de bénitier, des lutrins, des croix de procession, des bannières de la Fête-Dieu et jusqu'à des retables d'autel; le tout incomplet, ébréché, dédoré et velouté de poussière. Des céramiques de Lachenal et de Laherche, en forme de courges et de cucurbitacés, évidemment choisies parmi les plus baroques et les plus saugrenues des deux maîtres cuiseurs, et d'énormes cornues d'alchimiste donnaient à cette brocante un équivoque aspect de laboratoire; des hiboux de faïence et d'énormes crapauds de grès embusqués dans les coins achevaient d'envoûter l'atmosphère. Mais c'est aux murs qu'éclatait l'indéniable folie du seigneur et de la dame de l'antre. Toutes les toiles refusées de Nordinger (et depuis cinq ans, l'artiste s'était vu impitoyablement fermer toutes les portes des Salons) décoraient l'atelier, en manière de fresques; la néfaste influence de Mme de Charmaille s'affirmait dans la facture et le choix des sujets.

Wagnérienne enragée, Mme de Charmaille avait imposé à son amant l'œuvre du maître de Bayreuth, et, naturellement, dans cette œuvre, c'est aux scènes surnaturelles qu'elle avait été droit, avec le sûr instinct des déséquilibrées, toujours tentées par l'anormal; c'étaient donc, émergeant des pétales d'énormes lis bleuâtres, des torses onduleux et tortillés de filles-fleurs; des chevelures d'un or invraisemblable hésitant entre l'acajou et le jaune d'œuf, encadraient des visages exsangues de jeunes opérées aux yeux encore agrandis par l'hypnose. Plus loin c'étaient, dans un enchevêtrement de coraux et de madrépores charnus, parmi les lentes oscillations de pendule de la flore et du monde sous-marin, des lividités de noyées, dont les faces d'épouvante personnifiaient, sous des toisons vertes comme l'herbe, Flossilde, Voguelinde et Velgonde, les trois filles du Rhin; et que de dragons Fafners, et que de nains Albérics, et que de dieux Loges dans des torrents de flammes et que de Siegfrieds et de Sigemonds casqués d'argent ou vêtus de peaux d'ours!

L'incohérence des mythologies évoquées n'égalait que la platitude de la facture. Toutes les princesses du cycle d'Artus suivaient, gainées dans des étoffes ramagées d'or et nimbées de fleurs héraldiques, princesses et parures découpées, on eût dit, dans du zinc peinturluré par un imagier d'Epinal; et puis venait le cortège obligé des sorcières et des démones, et, sous le heaume des héros scandinaves comme sous le hennin des princesses magiciennes, sous les couronnes d'iris noir des Canidies et la chevelure glauque des Sirènes, c'étaient toujours les prunelles violettes et la bouche sinueuse de Mme de Charmaille qui souriaient. La terrible femme avait complètement ensorcelé cet imbécile de Nordinger; il ne voyait qu'elle et que par elle, et la perpétuelle hantise du visage de sa maîtresse aggravait encore l'obsédante impression qu'on avait chez lui d'un cauchemar qui grouillait en fresques d'angoisse et de terreur au mur de cet atelier peuplé de filles-fleurs, de stryges et de sirènes par un Odilon de banlieue.

La loufoquerie de cet intérieur allait jusqu'au malaise.

Mme de Charmaille y trônait dans les costumes que vous devinez: tour à tour Velléda, blanche comme un clair de lune sur les roseaux d'un marécage; puis Isolde, avec des yeux d'orage, appareillés au violet pourpré d'une dalmatique de pope; puis Brunehilde, en corsage cuirassé de jais blanc, et surtout jamais elle-même. C'était, chez elle, un continuel besoin de changer de personnalité; avec cela, une manie de l'oripeau et un amour du maquillage où s'affirmait tout le mensonge de son âme cabotine. Mais son rôle préféré était celui de jeune poitrinaire. Elle excellait à en mimer les attitudes brisées et les fiévreuses langueurs. Des accablements la prostraient tout entière, parmi les coussins de soie blanche d'un divan revêtu d'une peau d'ours noir. Là, dans les plis flottants d'un peignoir ad hoc, elle se soulevait à demi sur ses coudes; et, dans une pose allongée de jeune sphinx, qui accusait sa croupe en creusant les reins, elle eût ravi plus d'une tragédienne, et par ses gestes et par sa façon désenchantée et lasse d'effeuiller les quelques lis posés dans un vase auprès d'elle en susurrant d'une voix d'âme: Les femmes, les fleurs, les femmes, les fleurs! Au piano, quelque compositeur incompris de Pologne jouait en sourdine la Marche funèbre de Chopin ou l'Adieu de Schubert; accroupis dans la pénombre, sur des tabourets modern style, des poètes imberbes, chevelus comme des lions, avec de pauvres petites poitrines et des yeux énormes, l'air de fœtus à crinières, attendaient humblement leur tour pour lire à la dame leurs derniers sonnets.

Costumés à la grecque, Blismode et Corydon, les deux pauvres petits enfants du peintre, faisaient brûler dans un réchaud des pastilles du sérail. Or, par une porte ouverte, une odeur de roux venait de la cuisine et empestait tout cet esthétisme de relents d'oignons.

C'était attristant, pitoyable et comique.

Et, le croiriez-vous, mon cher? c'est dans ce milieu fantomatique et délétère, parmi ces loufoqueries sinistres qu'a débuté et que s'est formée Marion Durmer! Oui! la chanteuse d'opérette! C'est invraisemblable, mais c'est ainsi; ce perpétuel éclat de rire, ces yeux clairs et cette promptitude et cet esprit du geste, ce naturel et pourtant cette science artiste dans la mimique et la diction, tout ce qui fait le charme de Marion, sa réputation aussi, sont sortis de cet antre. C'est au milieu de ce cauchemar hiératique, mystique et préhistorique que se sont produits pour la première fois ce bel entrain et toute cette gaieté. Marion, cette créature d'imprévu et de fantaisie, et si femme, fut révélée par cette prêtresse équivoque de l'androgynat qu'était la Charmaille.

—Vous voyez bien qu'on échappe au poison de la littérature! déclarait Jacques Hurtel.

—C'est ce qui vous trompe! ripostait d'Esthuart. J'ai connu Marion tout aussi intoxiquée qu'une autre; la Charmaille l'avait, elle aussi, contaminée; mais, comme chez elle le tempérament était bon, Marion a rejeté le poison.

Voilà l'histoire. Je fréquentais l'atelier de Nordinger. Mme de Charmaille, moi, m'intéressait comme un cas de bactériologie; je savais d'où elle sortait: d'une loge de concierge, pas plus. C'est de frottements en frottements, au contact de mille et une liaisons diverses, qu'à force de volonté et d'intrigues elle s'est haussée à ce rôle de Muse et de Dame élue d'atelier de Rose-Croix. Elle ne manquait pas d'intelligence, d'ailleurs: une dévoyée, une déclassée, soit; mais des dons de ruse et d'intuition et d'assimilation de premier ordre. Sans la tare de la névrose, qui la poussait vers l'anormal et le bizarre, elle eût pu devenir peut-être une grande courtisane, car elle avait le sens des affaires. Hélas! ses lésions cérébrales la vouaient forcément au monde des incomplets et des ratés; elle ne put jamais franchir le cycle des petites revues et des ateliers mort-nés où elle exerçait ses talents d'allumeuse.

Mme de Charmaille m'avait dit:

—Venez donc passer avec nous la soirée de jeudi: je vous ferai voir une artiste, une toute jeune fille qui vous captivera.

—Quel nouveau monstre va-t-elle nous exhiber? pensai-je en moi-même, et je me rendis à Asnières, décidé à me divertir in petto du phénomène annoncé.

Je trouvai chez les Nordinger tout le Montmartre et tout le Montparnasse des premières, le ban et l'arrière-ban des hirsutes et des hydrocéphales avaient été convoqués. L'atelier était plongé dans la pénombre. Sur une estrade baignée de lumière électrique, un grand rideau de velours rouge était tendu; deux orangers en caisse arrondissaient leurs dômes de feuillage à droite et à gauche du proscénium. Des appels de flûte ayant pleuré sur des pizzicati de harpes invisibles, une créature de songe… (naturellement) issait de la draperie cramoisie et, sous la projection d'électricité, s'immobilisait dans une attitude apprise: c'était Marion Durmer, la merveille annoncée.

Nue, absolument nue sous un peplum de velours chair (je reconnaissais bien là la mise en scène de la Charmaille), la débutante se sculptait comme une statue dans les poses rythmées par l'orchestre que je vous ai dit; et les nerfs étaient douloureusement opprimés par la monotonie du spectacle, car les attitudes se succédaient avec une lenteur désespérante, lenteur encore aggravée par la mélopée des instruments. La fille ainsi offerte était pourtant fort belle: c'était Marion! Elle dansait, ou plutôt se mouvait, pieds nus. Deux grosses bagues d'or brillaient à son orteil; pas un autre bijou ne parait sa nudité. Tout à coup, la débutante chanta.

D'une voix monocorde, volontairement blanche, sans aucune intonation, elle murmura des paroles bizarres:

Saint Jacques, saint Michel et saint Georges aussi,
Mes trois lampes d'or
Brûlent dans la nuit.
Qui rallumera les lampes éteintes?
L'amant est parti et mon rêve est mort.
J'ai laissé tomber mes trois lampes d'or
Dans la mer profonde.
Saint Michel est loin et saint Jacques est mort.
Qui rallumera mes trois lampes d'or?

La musique valait les paroles; elle était, la musique, de Maxime Aubry, le plus talentueux et le plus morne aussi des musiciens de l'avenir. La salle croulait en applaudissements; on faisait une ovation à la Psyché mystique des trois lampes d'or et à la géniale maîtresse de maison, qui les avait allumées.

A quelque temps de là, je fus invité chez Marion Durmer. Un grand financier, qui lui voulait du bien, venait de l'installer dans un petit hôtel, à Passy; on y pendait la crémaillère, et un public trié sur le volet, était convié à y venir applaudir l'artiste dans ses nouvelles créations. Elle les lancerait ensuite sur une des grandes scènes musicales de Paris.

Je n'allai pas à cette soirée de loyal essai. Si jolie que m'eût paru l'exécutante, je répugnais à retourner dans les limbes: j'ai l'horreur de cet art embryonnaire et larveux. D'ailleurs, les feuilles du lendemain donnèrent par le menu le détail de la fête: Mlle Durmer avait dérangé la critique, les soiristes aussi avaient été conviés. Il n'était bruit dans les feuilles que du goût et de l'arrangement merveilleux du petit hôtel de Passy; Marion avait officié dans la chambre, reconstituée meuble par meuble, de sainte Ursule, d'après la fresque du Carpaccio; il y avait même dans cette chambre la double petite fenêtre ronde à vitraux hexagones, avec le pot de basilic sur le rebord.

Mlle Durmer avait chanté, debout, sur un oranger en caisse, naturellement: on remarquait aussi dans cet appartement préraphaélite un agneau blanc, comme celui de saint Jean, couché sur un coussin de velours bleu-ciel, et, sur la cheminée, une énorme boule de verre bleu, où tournoyaient des poissons rouges; l'appartement était d'ailleurs rempli de ces sortes d'aquariums. L'artiste avait chanté divinement. La mise en scène et la réclame avaient été miraculeusement organisées; j'y reconnaissais la main de Mme de Charmaille, et cependant Marion Durmer ne débutait pas. Je la croisai pendant quelque temps dans des couloirs de premières, ses beaux cheveux noirs répandus en nappes sombres sur des corsages florentins à manches bouffantes, et fantastiquement coiffée de béguins de perles ou de petits hennins. Mme de Charmaille trottait toujours dans son ombre. Et puis je perdis de vue la belle fille: Marion Durmer avait quitté Paris.

Je la retrouvai, deux ans plus tard, à Bruxelles; elle était en vedette sur l'affiche du théâtre du Parc et jouait la Périchole. Marion Durmer dans de l'Offenbach! Quelle déchéance, quels avatars et quelles vicissitudes avaient pu la conduire là? Je pris un fauteuil et l'applaudis à tout rompre: la statue hiératique était devenue la Marion Durmer que vous savez, que nous aimons tous; de la vie, de la joie, de la santé et de l'esprit surtout, de l'esprit français et de la grâce bien parisienne!

Je fus la saluer dans sa loge. Elle m'accueillit par un franc éclat de rire et, me tendant les deux mains:

—Oui, c'est moi; vous n'en revenez pas, n'est-ce pas? vous n'en croyez pas vos oreilles. Ah! je l'ai échappé belle! quel cauchemar! Vous souvenez-vous de l'atelier Nordinger et de Mme de Charmaille? Oh! elle avait su me prendre et me domestiquer, celle-là! j'étais bien sa proie et sa chose, et puis, un jour, les écailles me sont tombées des yeux. Un matin plutôt, tout le voile s'est déchiré du haut en bas, le fameux voile, et cela à propos des deux enfants, ces deux pauvres petits êtres si comiquement appelés Blismode et Corydon.

Vous savez combien Mme de Charmaille en jouait, des deux petits Nordinger, quelles effusions, quels baisers et quelles caresses elle leur prodiguait en public, et toute sa mise en scène de tendresse et de dévouement!

Or, un matin, à la suite d'une proposition de manager, je m'en vais étourdiment à Asnières; je ne faisais rien, alors, sans consulter Mme de Charmaille. Je débarque à la gare et prends le chemin de l'atelier. La domestique, sortie, avait laissé la porte ouverte. Je monte comme dans un moulin et, dans le hall aux fresques que vous savez, je trouve Blismode et Corydon à genoux, tous les deux, sur le plancher et le lavant à grande eau avec des brosses et du savon noir; oui, tels quels, les deux pauvres petits, à peine vêtus, pieds nus et jambes nues pour ne pas se salir, et grelottant tous deux dans ce vaste atelier aux châssis grands ouverts! nous étions en décembre. Je m'arrêtai sur le seuil, effarée. Les deux enfants, eux, s'étaient mis debout et se taisaient, le cœur gros, prêts à fondre en larmes, évidemment terrifiés.

—«Où est Mme de Charmaille?» trouvai-je enfin la force de leur dire; mais eux ne trouvaient pas de voix. Ce fut une minute de silence atroce, où la misère et le faux luxe de cet atelier (je ne l'avais jamais vu que le soir), m'apparurent subitement, lamentables. Tout à coup, la voix de la Charmaille éclatait, mais une voix que je ne lui connaissais pas, canaille, éraillée, comme étranglée de fureur: «Hé, petits gueux, pestailles que vous êtes! je ne vous entends plus frotter, gare à vous si je me lève!» et, dans le même instant, une porte s'étant ouverte, Mme de Charmaille s'encadrait dans l'embrasure. Les deux enfants étaient retombés à genoux sur le plancher mouillé.

Mme de Charmaille se trouvait en chemise avec un peignoir de flanelle rouge, jeté en hâte sur sa nudité: «Ah! c'est vous, chère amie; entrez donc, je suis à vous». Moi je ne pouvais bouger. Dépoitraillée, dépeignée, la racine de ses cheveux révélée brune sous l'or jaune de la teinture, Mme de Charmaille venait de m'apparaître telle qu'elle était: les yeux capotés, le teint bis, la bouche molle et la gorge aussi, dans la dévastation d'une quarantaine orageuse et mûrie par le pire passé. Secoué par sa haine et sa fureur contre les deux pauvres petits êtres, son masque était tombé. Dans sa stupeur de se voir surprise, Mme de Charmaille ne pouvait retrouver ni la caresse de son regard, ni la séduction de son sourire, elle n'arrivait qu'à grimacer; l'intrigante et la mégère venaient de se révéler, hideuses, à mon effroi.

Je reculai, gagnai la porte et la refermai sur moi; cinq minutes après, je reprenais le train, et au bout de huit jours, je signais avec un autre manager.

C'est ainsi que je suis devenue chanteuse d'opérette: le voile s'était déchiré.

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