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Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.

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Pelléastres

I
LE POISON DE LA LITTÉRATURE

—Ce Jacques Hurtel, quel misogyne! Il en a une série d'histoires! Comme s'il n'y avait que les femmes, sensibles au Poison de la littérature! Et les hommes, donc! Vous croyez qu'ils y échappent?… La barbe n'exempte pas de la tare. A côté de ces dames, il y a ces messieurs. Il n'y avait pas que des femmes aux premières de l'Œuvre. Près des maigreurs hallucinantes, des sinuosités de serpents et des regards d'au-delà des maîtresses d'esthètes, il y avait les esthètes eux-mêmes: les propriétaires de ces princesses et les metteurs en scène, couturiers et modistes, de ces poupées de musées.

Les esthètes, les intoxiqués du Poison, pis, les intoxicateurs escortant leurs victimes: pourquoi ne les avez-vous pas notés, eux aussi?

—Gilets de velours de nuances fauves, cravates 1830 et hausse-cols pharamineux, redingotes à la Royer-Collard, vestons à brandebourgs de dompteurs, et, sur les fronts surplombants de génie, toutes les mèches fatales, depuis celle de Musset jusqu'à celle de Victor Hugo: autant de portraits du Siècle méticuleusement copiés d'après les gravures des quais, toute une assemblée de faux Bonaparte, de faux M. Ingres, de faux Montalembert et même d'authentiques Guizot, toutes les ressemblances célèbres suppléant à la personnalité. Et quelle collection de bagues!… Comment n'avez-vous pas croqué cette belle assemblée de Benjamin Constant et de Mme de Staël, se souciant, d'ailleurs, des pièces représentées comme un poisson d'une pomme mais tous et toutes venus là pour se retrouver, se faire voir et se toiser?

Ce public légendaire des premières de Lugné-Poé, vous le retrouverez Salle Favart, fidèle à toutes les reprises de Pelléas et Mélisande. Fervents des nostalgiques mélodies dont Grieg a souligné le texte de Peer Gynt, enthousiastes aussi des orchestrations savantes de Fervaal, ces gens ont tous adopté, d'un unanime accord, la musique de M. Claude Debussy. Convulsés d'admiration aux pizzicati soleilleux du petit chef-d'œuvre qu'est l'Après-midi d'un faune, ils ont décrété l'obligation de se pâmer aux dissonnances voulues des longs récitatifs de Pelléas. L'énervement de ces accords prolongés et de ces interminables débuts d'une phrase cent fois annoncée; cette titillation jouisseuse, exaspérante et à la fin cruelle, imposée à l'oreille de l'auditoire par la montée, cent fois interrompue, d'un thème qui n'aboutit pas; toute cette œuvre de Limbes et de petites secousses, artiste, oh combien! quintessenciée… tu parles! et détraquante… tu l'imagines! devait réunir les suffrages d'un public de snobs et de poseurs. Grâce à ces messieurs et à ces dames, M. Claude Debussy devenait le chef d'une religion nouvelle et ce fut, dans la Salle Favart, pendant chaque représentation de Pelléas, une atmosphère de sanctuaire. On ne vint plus là qu'avec des mines de componction, des clins d'yeux complices et des regards entendus. Après les préludes écoutés dans un religieux silence, ce furent, dans les couloirs, des saluts d'initiés, le doigt sur les lèvres, et d'étranges poignées de mains hâtivement échangées dans le clair-obscur des loges, des faces de crucifiés et des prunelles d'au-delà.

La musique est la dernière religion de ce siècle sans foi. Les auditions de Tristan et de Parsifal entassent, au Châtelet, dans les places supérieures, une population ardente et figée d'hypnose en tout point pareille à celle des premiers chrétiens assemblés dans les Catacombes. Mais, au moins, les adeptes de Wagner sont sincères: ils se recrutent dans toutes les classes sociales et l'humilité des vêtements, la laideur parfois sublime des visages contractés, témoignent de la ferveur et de la violence de leur foi. La religion de M. Claude Debussy a plus d'élégance; ses néophytes peuplent surtout les fauteuils d'orchestre et les premières loges, les stalles d'orchestre aussi, parfois. A côté de la blonde jeune fille, trop frêle, trop blanche et trop blonde, à la ressemblance évidemment travaillée d'après le type de Mlle Garden

(Je regardais Lucie: elle était pâle et blonde…)

… et feuilletant d'une indolente main la partition posée sur le rebord de la loge, il y a tout le clan des beaux jeunes hommes (presque tous les debussystes sont jeunes, très jeunes), éphèbes aux longs cheveux savamment ramenés en bandeaux sur le front, visages mats et pleins aux prunelles profondes, habits aux collets de velours, aux manches un peu bouffantes, redingotes un peu trop pincées à la taille, grosses cravates de satin engonçant le cou ou flottantes lavallières négligemment nouées sur le col rabattu quand le debussyste est en veston, et tous portant au petit doigt (car ils ont tous la main belle) quelques bagues précieuses d'Egypte ou de Byzance, scarabée de turquoise ou caducée d'or vert,—et tous appareillés par couples. Oreste et Pylade, communiant sous les espèces de Pelléas ou fils modèles, aux paupières baissées, accompagnant leur mère! Et tous, buvant les gestes de Mlle Garden, les décors de Jusseaume et les éclairages de Carré, archanges aux yeux de visionnaires, et, au moment des impressions, se chuchotant dans l'oreille jusqu'au fin fond de l'âme… Les Pelléastres!

Les Pelléastres sont toujours du monde.

Il y a six mois, j'assistais à une de ces chambrées. Après l'acte de la fontaine, qui est peut-être un des meilleurs de l'œuvre, je découvrais, au hasard de ma lorgnette, une avant-scène intéressante. Une femme, encore très belle et en grande parure, en occupait le devant; une jeune fille, presque une enfant, tant ses prunelles se promenaient, candides, sur l'assistance, était assise à la droite: la mère et la fille, sans doute. A gauche, un jeune homme, miraculeusement cambré dans un frac, s'accoudait au rebord de la loge. Dans une attitude d'une suprême indolence, il laissait pendre en dehors, baguée et gemmée de perles, une étonnante main. Ma jumelle avait rencontré cette figure et maintenant ne la quittait plus. Ce jeune homme avait le plus pur type anglais: la lourde mèche qui lui barrait le front était d'un jaune brillant de soie floche, et le côté poupin d'un visage trop plein et l'on eût dit fardé tant les pommettes étaient roses, ne parvenait pas à altérer le plus délicat profil.

C'était le parfait dandy; quelque chose comme Brummel adolescent, tant toute sa personne affichait d'impertinence. Mais la plus grande étrangeté de ce jeune homme était la souplesse et la minceur étrange de sa main. «La plus belle main de Paris», me chuchotait Meyran assis à mes côtés. Meyran avait suivi la direction de mes jumelles.

—«Edward Ytter, le fils du grand peintre anglais Williams Ytter. Il est avec sa mère et sa sœur. Il ne quitte jamais sa mère: il l'aime tant!»

—«Lui aussi?»

—«Oui: ils aiment tous leur mère, composent des vers grecs et sont bons musiciens. Pelléastre enragé d'ailleurs! Il ne collectionne encore ni chauves-souris ni hortensias et n'a, jusqu'ici, célébré aucun baptême de chatte, mais il n'en cultive pas moins une douce réclame. Sa main est célèbre dans toute la petite classe. Du reste, les plus belles bagues: rien que des perles et des émaux translucides sur jade vert. Tous ces petits messieurs excellent à se tailler une réputation dans une partie quelconque. Edward Ytter se recommande à l'attention publique par sa main, ses bagues et sa collection d'objets du grand siècle. Il n'admet chez lui que des meubles et des tapisseries du dix-septième; tout est Louis XIV. Il habite un vieil hôtel dans l'Ile Saint-Louis, comme Mme Lelong qui le considérait; il possède une commode de laque ayant appartenu à Mme de Maintenon et couche dans le lit de Monsieur, frère du roi, ni plus ni moins. Il faudra que je vous conduise chez lui.»

—«Mais, je n'y tiens pas!»

—«Mais si, il le faut! il manque à votre ménagerie. Je vous le présenterai à l'autre entr'acte… Taisons-nous, nous allons nous faire écharper: voici la musique qui reprend.»

A l'entr'acte suivant, j'avais l'honneur d'être présenté à sir Edward Ytter.

Edward Ytter était surtout merveilleusement habillé, si adéquat à ses vêtements qu'ils semblaient peints sur lui. Il avait un léger zézaiement et hanchait un peu sur la jambe droite, flexible autant, on eût dit, que sa badine, laquelle était d'un seul jonc surmonté d'un neské ancien. La présentation fut correcte. Sir Edward Ytter voulut bien me dire qu'il désirait depuis longtemps me connaître et qu'il était ravi de la rencontre. Tout en parlant, il caressait du bout des doigts l'or pâli d'une naissante moustache, moins peut-être pour mettre en valeur leur finesse et leurs ongles polis que les bagues curieuses qui les surchargeaient. «La plus belle main de Paris», m'avait chuchoté Meyran. Je dois à la vérité de dire que sir Edward fut charmant. Il respira sans trop de fatuité le discret encens que Meyran lui brûla sous les narines en le complimentant sur sa bonne mine, son tailleur et ses bagues, puis il nous quitta brusquement sur ces mots:

—«Je vais rejoindre maman.»

—«Oui, il bêle un peu sa mère, mais c'est un bon petit garçon. Quand il sera devenu naturel, ce sera même un beau cavalier.»

—«Sa mère, sa bonne mère! Ce n'est pas un métier dans la vie. Que fait-il, en dehors de sa piété filiale, ce jeune modèle des fils?»

—«D'abord, sa bonne mère, il ne vit pas avec: il l'accompagne dans le monde et au théâtre, mais il a bien soin de demeurer loin d'elle. Mme Ytter habite les Champs-Elysées. Et lui, dans l'Ile Saint-Louis, il couche dans le lit de Monsieur, frère du roi.»

—«Sans le chevalier de Lorraine?»

—«Je l'espère.»

—«Mais que fait-il en dehors de sa vie mondaine, ce bon fils?»

—«Mais il peint, comme son père!»

—«Des portraits?»

—«Non, des bonbonnières.»

—«Des bonbonnières!»

—«Pour princesses et majestés en exil. Les Ytter vont beaucoup dans le monde. La réputation du père sert le fils: il ne fait rien à moins de quinze louis, et encore, c'est donné! Le père était un maître: petit maître est le fils. Il fignole à miracle la miniature; il a assez bien pigé la manière d'Hubert Robert. Sur ces dessus de boîtes, laquées comme des vernis Martin, il peint tantôt des ruines, tantôt des fleurs: il y a des personnes qui préfèrent les ruines, il y en a d'autres qui aiment mieux les fleurs. Il n'est pas sans talent, du reste. Mais ce qu'il y a de mieux, c'est son logis. Ce jeune Ytter a un goût délicieux. Il faut absolument que je vous mène chez lui.»

Le quatrième acte commençait. Nous regagnions nos fauteuils d'orchestre.

… A quelques jours de là, je rencontrais Meyran.

—J'allais chez vous, me disait-il. Je venais vous prier à déjeuner pour après-demain, chez Paillard; j'ai invité le jeune Ytter et un de ses amis: les deux font la paire. Ce dernier est un affiné de la couleur. Il a une chambre lophophore: je ne vous en dis pas plus. Il ne parle que par phosphorescences et par évanescences; c'est un enthousiaste Pelléastre aussi. Ses cravates sont tout un poème. C'est le fils de Damora, le grand musicien. Etonnants, ces descendants d'hommes de génie! A croire que la nature, à bout de sève, ne peut continuer quand elle a donné son maximum d'harmonie et de force.

Je voulais me récuser.

—Non, il faut venir, insistait Meyran. Vous n'avez pas idée de ces jeunes couches. Cela peut vous servir pour un roman, un jour; c'est toute une documentation physiologique.

Et j'allai chez Paillard au jour dit.

Meyran avait commandé un petit salon au premier; ses invités étant un peu voyants, je lui en savais gré. Je trouvai Edward Ytter pincé comme un jeune lord dans une redingote ardoise, un gilet de velours pensée en dépassait les revers, une cravate iris bouffait à larges plis autour de son cou frêle… Il était encore plus blond que l'autre soir. Il me tendit une main baguée, ce matin-là, de perles noires et de saphirs roses et me présenta son ami Maxence Damora, le fils du grand Damora. Brun comme une olive et moulé, lui, dans une jaquette de drap vert-myrthe boutonnée sur une cravate de peluche noire, Maxence Damora n'avait aucun bijou, mais une orchidée verte lui tenait lieu d'épingle de cravate…—Nous attaquâmes les marennes et sir Edward Ytter, tout en les assaisonnant de cumin, nous dit des choses inoubliables. Il daigna nous informer de ses projets. Il arrivait de Venise et des lacs italiens où il passait ses automnes; à Venise, il descendait chez sir Reginald Asthom, qui y avait un palais sur le Canale-Grande; il était invité, cet hiver, au Caire et on le voulait pour remonter en dahabieh, jusqu'aux sources du Nil, mais l'Egypte était vraiment trop infestée de Yankees maintenant. Quant à Cannes, on n'y pouvait aller avant la fin d'avril. Le moyen d'y vivre, pendant le Carnaval? Trop de cohues, puis ses printemps étaient promis à la Sicile. Il se résignerait donc à passer janvier, février et mars à Paris. Dès les premiers amandiers en fleurs, il gagnerait Taormine.

O pâturages bleus et fables de Sicile!

Là, on menait la vie inimitable. De Taormine, il rayonnerait sur Messine et Catane; peut-être retournerait-il à Syracuse, à cause des Latomies, mais Syracuse était si triste! Il passerait certainement le mois de mai à Palerme. Il avait bien envie d'esquiver la saison de Londres: il y avait trop de connaissances et les sorties du soir lui prenaient toute sa liberté. Il passerait plutôt juin à Paris, à cause du Salon: il voulait voir les Anglada et les Jacques Blanche, les Helleu aussi. Il raffolait d'Helleu: il était si imprécis et si personnel! Et puis, il avait promis à lady Corneby de l'aider à meubler le pavillon de la Dubarry, qu'elle venait d'acheter à Versailles. Il s'était même laissé arracher la promesse de faire deux ou trois conférences chez elle sur le mobilier de la fin de Louis XV; cela nécessitait quelques recherches, naturellement, et de longues séances à la Bibliothèque. Quant à son été, il le passerait à Castellamare, dans la baie de Naples (la fraîcheur y est délicieuse), chez un Russe de ses amis, qui avait converti en villa un ancien couvent. On y donnait des fêtes néo-grecques, reconstituées d'après des fresques de Pompéi, tout à fait miraculeuses; les jardins du prince Noronsoff se prêtaient étonnamment aux déploiements des cortèges. Il fallait voir ça, à la clarté des torches, sous les lunes de camphre et d'acier des étés de Campanie!

Après ses projets, sir Edward Ytter nous parla de son talent: il était tel que les commandes affluaient. Son automne seul, lui rapportait quinze mille francs, et il avait voyagé. La duchesse de Middleton et la princesse Outchareska venaient de lui commander chacune une bonbonnière: la duchesse avait voulu des ruines et la princesse des fleurs (car il y avait des personnes qui préféraient les ruines et d'autres les fleurs). Il excellait dans l'un et l'autre genre et, comme par le plus grand des hasards, il se trouvait avoir les deux bonbonnières dans la poche de son pardessus. Il priait le maître d'hôtel de le lui apporter et nous étions admis à juger de sa facture. La première boîte enserrait dans son ovale un petit temple de l'Amour dans une île, comme celui de Trianon: frêles colonnades à jour sur un ciel bleu-turquoise, ennuagé de brumes roses, et toutes les rouilles de l'automne empourpraient les saules d'un étang mort. La seconde boîte, de forme ronde, se bombait sous une pluie de pétales; une haie d'églantines sauvages et de chèvrefeuilles s'échevelait sur un ciel vert. «Cinquante louis les deux, résumait le peintre, et ce sont là des prix d'amis! Mais il faut bien faire quelque chose pour les femmes.» Sir Edward Ytter était infatigable. Il nous parla ensuite de ses connaissances en bibelots. Le bibelot! il en était un des oracles. Lowengard le consultait et pas un achat important n'était fait chez Cramer qu'il n'eût, auparavant, donné son avis. Le lit de Monsieur, frère du roi, qu'il avait découvert rue Visconti, dans une affreuse brocante, lui avait conquis l'estime et la considération des gros marchands de Londres. Quant à sa commode de Mme de Maintenon, en laque rouge de Coromandel, c'était une pièce unique dont le Musée Carnavalet lui avait offert trente-huit mille francs. Il avait un flair spécial: ainsi il était en pourparlers pour une chaise percée en marqueterie de bois des îles, ayant appartenu au Grand Roi, et ne désespérait pas d'obtenir, d'un riche amateur de Meulan, un bourdaloue acquis à la vente de Vaux. Le bourdaloue du surintendant Fouquet et la chaise percée du Roi Soleil! Et comme, averti par un coup de coude de Meyran, je simulais l'enthousiasme:

—«Si je fais l'affaire, je vous convierai, cher monsieur, à venir voir les deux objets chez moi.»

—«Mais le lit de Monsieur suffirait! m'écriai-je. Je me contenterais parfaitement de la commode de Mme de Maintenon!»

—«Non, tout Paris les connaît. Je dois bien quelques objets nouveaux à votre curiosité!»

Le jeune Damora n'ayant rien dit, je souffrais de son silence.

—«C'est vous, monsieur, croyais-je devoir l'interroger, c'est vous qui avez une chambre lophophore?»

—«Et mandarine!» me répondit le jeune éphèbe.»

Nous nous quittâmes «ravis» les uns des autres.

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