← Retour

Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.

16px
100%

LE MÉTIER DE FEMME

Nous traversons une époque terrible aux femmes: galantes ou honnêtes, l'amour se résume pour elles par un coup de rasoir sur l'artère carotide ou deux balles de revolver dans la tempe. De Paris à Constantine, que l'adorée s'appelle Marion Lescot ou Juliette, c'est toute sanglante, la chair trouée et le front couronné des violettes de la mort qu'elle nous apparaît sur sa couche funèbre.

Rue Caumartin, le comte Linska de Castillon dévalise ses écrins et son portefeuille; à la villa Sidi-Merbouk le jeune et trop lettré Henri Chambige lui vole sa réputation d'honnête femme et, violée ou non, la tue une seconde fois dans la mémoire de ses enfants en la déshonorant dans la tombe.

C'est vraiment un triste métier que d'être jolie femme aujourd'hui. Dans le promenoir de l'Eden comme au foyer familial l'amant assassin est là qui vous guette, chaste et touchante Mme Grille, comme il vous épie, vénale et peu intéressante Marie Aguétant. Après l'assassin rastaquouère, l'assassin littéraire; à côté du don Juan de bas-fonds, sinistre gibier de potence échappé d'un tableau de Goya, vrai César de Bazan de la prostitution parisienne et espagnole, qui se campe avec des airs de grand seigneur devant le président des assises et traite dame Thémis de ma… en l'accusant de lui avoir prêté son cabinet d'instruction pour boudoir, le jeune et mélancolique Henri Chambige,—as-tu fini, Werther?—belle âme incomprise et un peu cabotine aussi, si préoccupée de s'écouter vivre qu'elle a voulu s'entendre mourir, grand râleur de soupirs et plus maladroit râleur d'agonie, analyste jusque dans son désespoir, dont il fera un livre—n'est-ce pas, René Vinci?—trouveur d'ailleurs de deux titres exquis, la Dispersion infinitésimale du cœur et l'Ame intransmissible, et de quelques tours de phrases désillusionnées que ne désavouerait pas M. Paul Bourget, qui l'a connu et peut-être encouragé, d'ailleurs.

Jugez plutôt: «Je me pris à aimer les enfants immédiatement, signe des illusions amassées dans l'âme, comme dit Céard.

«Plus encore que les femmes, j'aimais le mensonge.

«Ce que nous blasphémons sous le nom de mensonge, nous l'adorons sous le nom d'idéal.»

Délicieuses et mélancholieuses tristesses d'une âme plus délicieuse encore, mais qui expliquent mal le guet-apens de Sidi-Merbouck; car, pour nous, Mme Grille a été assassinée par un inconscient et un fou, si l'on veut, mais bel et bien assassinée,—malgré le suggestif et malheureusement trop connu sonnet de la mort des amants de Baudelaire:

Nous avons des lits pleins d'odeurs légères…

que la chronique n'a pas manqué d'évoquer et d'effeuiller sur ce survivant et trop bien portant Roméo puisqu'il est aujourd'hui de mode de citer Baudelaire quand même et partout.

Oui, c'est un dur métier que d'être belle femme, peut s'écrier aujourd'hui le troupeau saignant des assassinées. Chastes, on les déshonore et on les tue; prostituées, on les dévalise et on ne les tue pas moins.

Il n'y a pas jusqu'à la pauvre Georgette Duvernet, bête comme une oie et jolie comme un cœur, qui n'ait son bout de rôle à dire dans ces banales tragédies: un des maréchaux de la chronique a eu beau trouver dans les dix balles échangées rue de Prony un joyeux sujet de vaudeville. J'y ai trouvé bien plutôt un veau de cabinet particulier et deux des plus comiques gentilshommes de restaurant de nuit qu'ait jamais produits la gomme des ateliers greffée sur la crème de la coulisse. On les nommait, le peintre Van Beers et le boursier Hakelberger. Hakelberger ou le télégraphiste perverti, un bon petit coulissier affolé de grande vie et de haute noce, un de ces mille et un innocents de la vie parisienne, que le boulevard happa, grisa, agrippa et grugea entre un écho du baron de Vaux et un potin de Tortoni, jobard de vanité, proie facile offerte à toutes les exploitations, y compris celles des filles et de leurs jolis petits amis; pas seul de son espèce, d'ailleurs, jobard capable de subventionner un grand journal et de le tuer sous lui pour le secret orgueil de connaître l'amour… coûteux d'une femme du monde; Hakelberger, l'homme de la fête au Vésinet célébrée dans tous les échos d'une certaine presse à certain prix, le plus roulé et le plus bafoué des amphytrions à sa table même; Hakelberger, le jeune premier assez naïf pour croire que les cent louis mensuels de l'entreteneur sérieux d'une femme donnent sur cette femme les droits du mari! Tirons l'échelle.

Après le peintre Van Beers, toutefois! Ah! celui-là! son nom suffit. Van Beers, l'usurier de la peinture au coldcream, à la veloutine et à la fleur de riz; Van Beers, contrefacteur de lui-même, l'homme à l'atelier tendu de soie tendre et de pâles dentelles, au vitrail d'antichambre orné de fleurs artificielles, aux panoplies faites de robes et de chapeaux de femmes, que l'ami Jean Worth lui façonnait et lui fournissait; Van Beers, plus Madeleine Lemaire que Mme Madeleine Lemaire elle-même, plus Ganderax que la Revue de Paris et plus Henri Meilhac que Ludovic Halévy! le peintre papillotant, chatoyant, à crier: «A la garde!», des Arlequines poncées et des reîtres vernis! verni lui-même du crâne à la semelle, de la barbiche à la Van Dyck à la moustache à la Van Beers, fanfreluché, cambré, lustré, calamistré, poudrerisé, vanbeerisé, exquis. Ouf!

Puis, entre ces deux entêtés de la gomme de la plaine Monceau, cette oie blanche et grasse et truffée de sottise qu'était Georgette Duvernet, ex-jolie modiste que Cythère galante dut au plus blond des Henry. M. Houssaye me permettra l'indiscrétion: cela se passait dans les temps très anciens où Georgette Duvernet avait comme un semblant d'esprit,—ou tout au moins le hasard en avait pour elle en mettant un garçon de talent dans son lit.—Après les artistes, la comédie.

Si belle et si jolie que fut la pseudo-assassinée de la rue de Prony, je trouve qu'elle eût fortement le droit de clamer haut et de se plaindre. Comment! voilà une jolie fille qui, pareille en cela à beaucoup d'autres demoiselles, donne à dormir et à aimer moyennant tant de louis la nuit; (marchande de sourires, elle vend au comptant et ne fait pas crédit). M. Hakelberger a la fantaisie d'être le Némorin de cette jeune bergère: rien de mieux; cela se traite au mois, à la semaine et au jour, bureau de location rue de Prony—location coûteuse qui fait honneur au riche locataire et pose bien son homme. Du jour où l'appartement lui aurait cessé de plaire, il est probable que M. Hakelberger fût allé chercher ailleurs un autre nid. Le hasard veut qu'il lui arrive le contraire. Gêné ou mis à sec par cette location coûteuse, il n'en peut plus payer le prix; Mlle Duvernet, propriétaire de son petit appartement, résilie immédiatement le bail avec le besogneux locataire: pas d'argent, pas de Suisses, sans cédille, et à un autre, le petit locatis. Qui entre immédiatement en possession et en jouissance? Le peintre Van Beers, qui avait été précédemment, lui aussi, locataire, regrettait toujours l'agréable logis, capitonné, commode, étroit, sans courant d'air, un véritable nid! Il revient, il paie même un terme d'avance, le peintre Van Beers, et, à peine installé, au moment où, après avoir visité, le bougeoir à la main, tous les coins et recoins du cher et charmant logis, il va se mettre et à l'aise et au lit, voilà notre coulissier qui, larron d'une clef, s'introduit nuitamment dans notre sanctuaire, injurie le nouvel occupant, mène et fait tapage, menaces, insultes graves, etc., bref, de mâle rage veut détériorer le logement et pif! paf! décharge en l'air les six coups de son revolver à travers tentures et glaces.

Elle est un peu forte, entre nous, cette petite charge ou décharge. Pendant ce temps-là, que pensez-vous que fait le peintre gentilhomme hollandais Van Dyck, non, pardonnez, Van Beers? Arraché de son lit, troublé dans son sommeil, sommé de déguerpir et de vider la place, il s'habille, le peintre Van Beers, il enfile son caleçon, ses chaussettes de soie, son pantalon collant, ses escarpins vernis, tend ses bretelles de moire sur le plastron cartonné de sa chemise, ajuste sa cravate, passe avec componction son gilet, son habit, puis arrive dans le couloir; pour ne pas demeurer en reste sans doute et ne rien devoir à son trouble-nuit, il décharge à son tour son revolver de poche dont une balle roussit la barbe d'Hakelberger et dont une autre lui troue l'habit.

Un pistolet de paille et un fusil de bois!

Et l'on s'étonna, on osa pousser des oh! et des ah! devant la cruauté de cette féroce Georgette qui, prise d'une terreur folle, accusa son ancien locataire et le chargea et le rechargea, et, toute transie de peur, supplia le commissaire de ne point le relâcher: «Oh! gardez-le, monsieur, il reviendrait; monsieur, surtout, gardez-le bien!»

Mais cette pauvre fille était dans son rôle… J'aimerais assez voir ceux qui s'indignèrent contre Mlle Duvernet réveillés à minuit par des coups de pistolet tirés à bout portant à travers leur alcôve. Mlle Duvernet était une commerçante: quelle serait la sécurité des clients si les fonds de commerce restaient exposés à de semblables attaques? c'est à la réputation de sa maison que M. Hakelberger porte atteinte. Voyez-vous Mlle Duvernet forcée d'écrire sur la porte de son troisième de la rue de Prony: Lasciate ogni speranza, vos qui intrate ichi! Pourquoi pas Ricordi me tout de suite? Autant, alors, se faire immédiatement honnête femme et avec cela que cela leur réussit, aux femmes honnêtes. A Constantine on leur brûle la cervelle tandis qu'à Paris on les rate.

On les rate! comme c'est encore flatteur, d'avoir été ainsi ratée par deux clients une même nuit; c'est une déconsidération complète. Aussi eûtes-vous bien raison, mademoiselle; n'en démordez pas, quoi qu'on dise, et ne lâchez jamais les mauvais clients qui se permettent de troubler votre travail nocturne. Portez-vous toujours hardiment partie civile, et en avant psitt, psitt, harche! Mesdemoiselles.

Ah! c'est un dur métier que d'être belle femme, honnête ou non, dans ce pays étrange!

Que Dieu prenne en pitié les pauvres courtisanes,
Et Georgette Van Beers et la rue de Prony!
Chargement de la publicité...