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Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.

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VIII
UN CAS DIFFICILE

Mmes Gérard, Hermeline et Sœur, robes et manteaux, avenue de l'Opéra, achevaient de déjeuner; il était près de neuf heures.

C'était un de «leurs rares moments de bons de la journée». Les premières et les mannequins descendus dans les restaurants du voisinage, et le menu fretin des apprenties, la «petite classe», comme disait Mme Hermeline, éparpillé dans les gargotes des rues adjacentes, laissaient enfin respirer les patrons. Passé midi, les courtiers ont fini leur tournée; la clientèle n'arrive pas avant quatre heures; quelquefois un essayage, mais alors convenu d'avance, entre deux et trois. Le travail ne reprend vraiment jamais avant deux heures, tant dans les ateliers que dans les salons, où les premières parent l'étalage.

Mmes Gérard, Hermeline et Sœur avaient donc devant elles une grande heure de calme.

Je dis Mesdames pour me conformer à la raison sociale de la maison. Je commets là une erreur, car la troisième associée, désignée sous le nom de Sœur, se trouvait être le frère de Mme Hermeline, M. Puech, ancien sous-officier de dragons, commis à l'achat des soieries et à la vérification des livres de caisse, et dont la longue moustache brune et les yeux bleus, cillés de noir, n'étaient pas indifférents à la clientèle.

Ils n'étaient pas indifférents non plus, disait-on, à la quarantaine bien sonnée de Mme Gérard: cet on-là, c'était tout le personnel de la maison. Il y avait beau temps que la dernière des apprenties s'était aperçue que la présence de M. Edouard soit à la caisse, soit au magasin, y amenait immédiatement celle de cette bonne Mme Gérard, qui s'attardait alors, elle pourtant si vive, en de molles indolences. M. Edouard Puech était bien le frère de Mme Hermeline. Grande, mince, onduleuse, et, malgré ses trente-cinq ans, demeurée aussi blonde que son frère était brun, Mme Hermeline avait d'abord été mannequin, puis la première dans la maison Gérard; elle en était devenue l'associée, six mois après l'entrée de son frère dans l'établissement.

Elle l'y avait présenté à sa sortie du régiment: M. Edouard était rengagé. Mme Hermeline, toute dévouée aux intérêts de Mme Gérard, Mme Hermeline était encore fort jolie; les plus anciennes employées l'avaient toujours connue veuve. Très soignée de sa personne, avec, dans ses cheveux d'un blond clair, un très heureux mouvement de flot, Mme Hermeline était l'élégance de la maison. Certaines clientes ne voulaient avoir affaire qu'à elle, les dames du théâtre et du demi-monde surtout. Mme Hermeline avait le regard frais et le sourire savant. Le frère et la sœur constituaient le côté décoratif de la maison.

Mme Gérard représentait le côté solide. Entendue aux affaires, acheteuse madrée et vendeuse plus roublarde encore, avec une sûreté de main précieuse, et, dans la coupe et le choix des étoffes, un flair de la mode qui allait presque jusqu'à la divination, cette bonne Mme Gérard, malgré sa grosse enveloppe et les allures un peu communes de sa courte personne, était le génie de l'association. Elle possédait aussi les fonds. Elle traitait Mme Hermeline et son frère comme ses enfants. Eux l'entouraient d'une affectueuse déférence et lui faisaient une atmosphère ouatée et d'attentions et de petits soins. La bonne dame s'y dilatait tout humide de tendresses.

Dans la maison, on avait maintenu à M. Puech la désignation de l'en-tête commercial; on l'appelait Monsieur Sœur; les clientes elles-mêmes s'amusaient de ce nom. Des mannequins malicieux nommaient entre eux Mme Hermeline Madame Frère. L'association n'en faisait pas moins quatre-vingt mille francs d'affaires par an: l'union fait la force.

Le trio achevait donc de déjeuner; on était au dessert: des bouteilles d'eaux minérales en débandade, et, dans les compotiers, des cerises et des fraises saupoudrées de glace pilée attestaient une table soignée. Le frère et la sœur avaient allumé chacun une cigarette. Tassée dans une bergère, cette bonne Mme Gérard suivait d'un œil noyé la spirale bleuâtre des deux chères fumées.

Le timbre d'entrée carillonnait; une violente sonnerie arrachait la maison Gérard, Hermeline et Sœur à sa béatitude.

—Sacré nom de…! jurait l'ancien sous-officier, qui est-ce qui vient nous embêter, à cette heure?

—On ne peut plus déjeuner en paix! soupirait Mme Hermeline.

—Les clientes d'aujourd'hui ont le diable au corps! approuvait la congestion de Mme Gérard.

Un garçon de courses entrait précipitamment:

—M. de Saint-Yriex est au salon; il demande à voir ces dames.

De Saint-Yriex était un nom magique. Il avait mis debout les trois associés. M. de Saint-Yriex, l'homme du jour, le dramaturge de la Fornarina, des Adieux de Fontainebleau, de la Princesse Maure, etc., M. de Saint-Yriex dans la maison Gérard, Hermeline et Sœur!

—C'est pour le corsage de sa femme. On ne l'a donc pas envoyé? étouffait Mme Gérard.

—Mais si, c'est fait depuis samedi, répondait Mme Hermeline.

—Alors, il y a quelque chose. Anatolie, allez-y, et vous aussi, Edouard; je vous suis.

Mme Hermeline et son frère sortaient, poussés par Mme Gérard.

M. de Saint-Yriex se morfondait dans le salon. La figure bouleversée, les joues marbrées de rouge, il se tirait furieusement les moustaches en arpentant la salle Louis XVI où tant d'épaules et de nudités féminines semblaient demeurées, reflétées dans les glaces. Il courait vivement à la rencontre du frère et de la sœur.

—Désolé de vous déranger, madame, mais une affaire particulière, un service…

—Un service? faisait Mme Hermeline décontenancée, mais la note de Mme de Saint-Yriex est insignifiante, nous n'avons pas demandé de règlement…

—Il s'agit bien de cela! s'exclamait le poète. Il s'agit de Mlle Fanny Marlay. Je viens vous demander de la reprendre dans votre maison.

—Fanny Marlay; qu'y a-t-il donc?

Mme Gérard venait de faire son entrée, le rouge de sa face empourprée, vainement saupoudrée de veloutine, l'air d'une framboise roulée dans du sucre.

—Vous avez bien Mlle Fanny Marlay comme employée? interrogeait l'auteur avidement.

—Parfaitement; c'est une de nos essayeuses, une grande blonde, pas jolie.

—Mais très bien faite, remarquait M. Sœur.

—Oui, c'est bien cela, faisait M. de Saint-Yriex.

—Vous connaissez Fanny Marlay? demandaient curieusement les trois associés.

—Hélas!… (et les deux bras levés de l'écrivain prenaient à témoin les nudités volantes du plafond)… si je la connais!… mais puisque vous l'avez renvoyée à cause de moi…

—A cause de vous! s'exclamait la maison Gérard, Hermeline et Sœur. Mais il y a méprise, monsieur de Saint-Yriex: Fanny Marlay n'a jamais quitté notre maison.

—Jamais quitté votre maison!… oh! la petite rosse!

Et l'écrivain se laissait tomber sur une chaise, anéanti.

—Oui, asseyez-vous, remettez-vous, insistait Mme Hermeline, remarquant qu'elle avait oublié d'offrir un siège à l'auteur. Il y a dans tout cela, monsieur, un mystère à élucider, quelque chose que nous ne comprenons pas; Mlle Fanny Marlay est une excellente employée, qui est toujours dans notre maison et dont nous ne songeons pas à nous défaire.

—N'est-elle pas un peu romanesque? hasardait M. de Saint-Yriex.

—Dame! elle est comme beaucoup de nos jeunes filles. Ça lit trop de romans, «ça ne parle et ne songe que de théâtre.»

—Vous préoccupez beaucoup ces demoiselles, souriait Mme Hermeline, et dans nos ateliers votre nom est celui qui revient le plus souvent.

—Mais, croyez qu'il en est de même dans tous les ateliers de Paris et de la province, appuyait aimablement M. Sœur; c'est le rayonnement de la gloire.

—Alors, Mlle Fanny Marlay n'a pas quitté votre maison?

L'auteur dramatique revenait toujours à son idée.

—Jamais de la vie, faisait Mme Hermeline.

—Pardon, hasardait M. Puech, elle n'est pas venue hier.

—Ni aujourd'hui, observait Mme Gérard.

—Vous voyez bien! éclatait M. de Saint-Yriex en proie à la plus vive surexcitation. Voilà deux jours qu'elle manque.

—Mais de son plein gré, se hâtait de dire Mme Hermeline; elle a fait prévenir hier, dans la journée, qu'elle était un peu souffrante; elle était venue dans la matinée, comme à l'ordinaire; elle avait même trouvé une lettre à elle adressée ici. Nous n'aimons pas que les employées se fassent adresser leurs correspondances à la maison de commerce; j'en ai prévenu Mlle Marlay. Vous comprenez, c'est vis-à-vis des familles. Si ces petites ont des lettres à recevoir, elles ont leur domicile ou la poste restante.

—C'était ma lettre, monologuait l'écrivain. Alors, cette lettre, vous ne l'avez pas ouverte?

—Mais, monsieur, pour qui nous prenez-vous? s'érupait Mme Gérard, nous ne décachetons pas les lettres de notre personnel.

—Ce n'est pas ici une maison centrale, plaisantait finement M. Sœur.

—Mais alors, elle a menti, effrontément menti! Ah! la petite coquine! Ah! elle est toujours ici, vous me sauvez la vie.

Et, devant l'ahurissement des trois associés, l'écrivain se décidait enfin à raconter son aventure. Descendu au Palais d'Orsay pour échapper aux importuns et aux quémandeurs, tandis que Mme de Saint-Yriex et les enfants avaient rouvert l'hôtel de la rue Bassano, samedi soir, au moment où il allait se mettre à table, on était venu le prévenir au restaurant qu'une dame insistait fort et demandait à lui parler. Cette dame était une employée de la maison Gérard, Hermeline et Sœur et venait pour Mme de Saint-Yriex. Il avait cru qu'il s'agissait d'une facture et s'était levé en maugréant.

Dans le vestibule, il s'était trouvé devant Mlle Fanny Marlay, qu'il n'avait jamais vue. Balbutiante, en proie à un trouble extrême, la jeune fille lui avait donné, pour expliquer sa présence à l'hôtel, je ne sais quel prétexte d'adresse oubliée et de corsage à remettre et, comme il la congédiait, elle l'avait supplié, presque défaillante, de vouloir bien lui accorder une minute d'entretien particulier. Il y avait consenti avec une vague méfiance, pressentant un vent de folie dans tout cela. Dans le salon de l'hôtel, alors vidé par le dîner, Fanny Marlay, avec des sanglots et des larmes, était tombée dans ses bras, et ç'avait été, avec des spasmes et des râles, la scène prévue et trop connue, hélas! des premiers aveux, la crise d'hystérie dont il avait été tant de fois témoin chez des victimes du Poison Littéraire, jeunes filles (et quelques vieilles femmes aussi) qu'a détraquées la fièvre de leurs lectures, demandes de photographies, de dédicaces, d'entrevues et de rendez-vous et toute la séquelle des requêtes amoureuses dont ce genre de femmes harcèle et poursuit, dévotes, la chasteté des prêtres et, mondaines, l'activité recueillie des écrivains et des artistes—sans le moindre souci de déranger leur existence.

Abasourdi, épouvanté, dans l'angoisse d'être surpris dans ce salon d'hôtel avec cette jeune fille entre les bras, il s'était résigné à quelques caresses pour la calmer et, pour se débarrasser d'elle, avait consenti à lui donner rendez-vous: il la reverrait le lundi à cinq heures. Fanny Marlay était partie, transfigurée, le ciel dans les yeux.

Mais lui était bien décidé à ne jamais la revoir; il n'avait que faire d'encombrer sa vie d'homme marié et d'écrivain de la passion d'une midinette; ses heures étaient prises, que diable! Son secrétaire allant justement le lendemain à Saint-Germain, il datait de Saint-Germain une lettre à la jeune fille et priait ledit secrétaire de la jeter à la poste en arrivant à la gare.

Dans cette lettre, il disait à Mlle Fanny Marlay que, forcé d'accompagner sa femme et ses enfants à Saint-Germain, chez des amis, il y serait retenu toute la semaine, qu'elle n'eût donc pas à se déranger le lendemain, qu'il la préviendrait dès son retour à Paris. Il terminait par des conseils paternels l'engageant à se guérir au plus vite de sa folie passionnelle et littéraire surtout.

Le soir même, une lettre extasiée et deux pneus du mannequin, écrits dans l'enthousiasme délirant de la visite de la veille, lui prouvaient combien il avait été sage de simuler un départ: la midinette était au septième ciel, elle nageait dans la béatitude des visionnaires en hypnose mystique; elle se comparait à la fois à sainte Thérèse possédée par Jésus et à Claudine aimée par Renaud: ses lectures lui sortaient par tous les pores.

Le lendemain, quoi qu'il eût décommandé cette petite passionnée, il jugeait prudent de s'absenter toute la journée et de ne rentrer au d'Orsay qu'à huit heures.

Fanny Marlay était bien capable de venir s'assurer de son absence. Il avait deviné juste. A l'hôtel, on lui disait que la jeune fille était revenue et l'avait attendu quatre heures d'horloge dans sa chambre. Elle n'était partie qu'à sept heures.

—Oui, dans ma chambre, mesdames, quelle audace! et ces imbéciles qui l'ont laissée s'y installer! Elle avait prétendu que je lui avais donné rendez-vous; j'y trouvai huit pages de reproches et d'objurgations suppliantes; je l'avais trompée, j'étais la plus cruelle désillusion de sa vie, moi qu'elle mettait au Pinacle et qu'elle vénérait presque à l'égal d'un Dieu… Alphonse, vous m'avez trompée… C'est déjà bien, mais il y a mieux. Ce matin, j'ai reçu un pneu; lisez-le, ce pneu!

Et de Saint-Yriex, les yeux hors de la tête, tendait un chiffon de papier à Mmes Gérard, Hermeline et Sœur.

—Cette petite intrigante me disait qu'elle avait perdu sa place à cause de moi; que vous aviez décacheté la lettre, celle que je lui adressais chez vous pour la prier de ne pas venir lundi à l'hôtel: qu'on lui croyait une intrigue avec moi, que vous l'aviez chassée, qu'elle n'osait rentrer chez son père, et qu'elle venait s'installer près de moi, au d'Orsay, moi, son seul refuge et maintenant son seul espoir, que je n'aurais pas le courage de la repousser… Et elle doit être au d'Orsay à l'heure qu'il est! Je n'ai pas qualité, moi, pour lui faire refuser une chambre d'hôtel, et j'ai l'air d'avoir débauché cette petite. Elle est venue me demander samedi; on l'a revue lundi; elle vient s'installer aujourd'hui. Je suis, à l'heure qu'il est, la fable du personnel. Or, je suis marié, j'ai une situation, tout se sait, à Paris. Qu'un journal s'empare de la chose, voilà un scandale; c'est ridicule, et vous jugez de la tête de ma femme! Alors, je suis venu vous trouver, vous dire la vérité, vous prier de me sortir de là; il faut que vous me sortiez de là, mesdames. Déjà, j'ai un poids de moins depuis que je sais qu'elle a menti, car elle a menti, n'est-ce pas, effrontément, cyniquement menti!

—Elle a tout inventé, déclarait Mme Hermeline.

—Il faut la plaindre, c'est une malade, intervenait Mme Gérard.

—Malade, malade! s'emportait l'écrivain, mais je ne suis pas médecin, moi!

—Mais vous avez du talent, trop de talent! Et M. Puech avait un sourire flatteur. Elle s'est intoxiquée de vous.

—Ah! oui, je la connais… Le Poison de la littérature!

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