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Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.

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XI
MESSES NOIRES

Encore une légende qui s'en va.

Novembre 1903. L'affaire d'Adelsward, un moment oubliée, vient de reprendre son cours. La présence de M. de Waren, retour d'Amérique, la pimente d'un élément nouveau, et dans le cabinet du juge d'instruction se poursuivent, contradictoires, les interrogatoires des deux nobles prévenus… Du même coup, les informations relatives à ce procès ont reparu dans toutes les feuilles avec la fameuse rubrique: Messes noires.

Messes noires! Ces deux mots ont le don de surexciter la curiosité publique et d'ameuter l'opinion. La messe noire, pour la foule, ce sont les ordures sacrilèges de l'abbé Guibourg, les manœuvres abominables d'une favorite royale et, mêlée aux plus grands noms de France, les tachant parfois d'une souillure ineffaçable et les stigmatisant dans l'histoire, la fameuse «Affaire des Poisons». Les messes noires, ce sont aussi les descriptions d'un mysticisme spécial et d'un érotisme religieux très catholiquement littéraire, de M. Joris-Karl Huysmans. Messes noires, les sanglantes folies de Gilles de Rais, à Tiffauges, appropriées au goût du jour; et, mises en scène dans une chapelle désaffectée d'un vague Vaugirard, les hystéries sadiques d'une Mme de Chantelouve, initiant son amant à des pratiques de prisonnier…

La messe noire est une cérémonie sacrilège et blasphématoire, essentiellement catholique, puisqu'elle est la parodie même de l'acte le plus élevé de la religion, celui où la divinité du Christ se révèle le plus immédiatement aux fidèles. La messe noire, profanant et souillant avant tout l'Eucharistie, le don de Notre-Seigneur, de sa chair et de son sang sous la forme du pain et du vin, la messe noire est la communion sous les auspices du Mauvais, remplaçant la présence divine par celle du Prince des Ténèbres. La messe noire est donc la revanche du relaps et renégat contre le Dieu qu'il a quitté, et par cela même l'attestation de cette divinité, puisque l'officiant la renie et met tous ses efforts à l'outrager.

La messe noire, qui est en elle-même une chose sinistre et effroyable, c'est le crachat de Judas à la face du Christ; c'est la puissance et la religion de Satan proclamées contre Dieu.

Ceci étant donné, quels rapports peuvent bien avoir avec cette messe de blasphèmes et de haines, les petits jeux de mains et de vilains et autres pratiques scolaires cultivées par le baron Jacques d'Adelsward dans son somptueux rez-de-chaussée de l'avenue Friedland?

D'abord, M. Jacques d'Adelsward est protestant. La messe noire, en tant que parodie de l'office catholique, devait laisser froid ce jeune snob surtout préoccupé d'harmoniser les gemmes de ses bagues et les nuances de ses cravates. M. d'Adelsward, j'imagine, n'a jamais voulu évoquer Satan. S'il faut croire les piètres volumes de vers, illustrés de précieuses préfaces, qu'il publia, sous d'assez jolis titres, d'ailleurs, il fut obsédé par les conteurs du dix-huitième siècle et des poètes de l'anthologie grecque. Des réminiscences de Quo Vadis? si mal mis en scène à la Porte-Saint-Martin, une vague nostalgie des fêtes de Caprée et de maladroites tentatives de reconstitution de cortèges antiques firent tous les frais de ces trop fameuses réunions. On y drapait dans des peignoirs de bain et des métrages d'andrinople de jeunes collégiens racolés à la sortie de Chaptal et de Condorcet, on couronnait leurs crânes tondus et piriformes de pavots et de violettes et, dirigées par quelques larbins sans place, ces théories d'éphèbes improvisés défilaient dans les trois grandes pièces de l'avenue Friedland, à la grande joie des invités conviés par le maître de céans. Costumé avec plus de recherche, le prince du logis était le dieu, le héros de ces fêtes; c'était à lui que s'adressaient les saluts, les baise-mains et les génuflexions. Il déclamait des vers—des vers à la Beauté et à la Jeunesse, et c'étaient sa jeunesse et sa beauté à lui qu'il célébrait très sciemment.

Soirées et matinées étaient carminatives, selon la curieuse expression mise en cours au Pavillon des Muses.

«Qualis artifex pereo!» aurait pu s'écrier le baron Jacques, le jour de la première descente de la police dans son appartement.

Si M. d'Adelsward parodia jamais quelque chose, il parodia surtout la folie de Néron,—d'un tout petit Néron du faubourg Saint-Honoré. Son incommensurable vanité, son ridicule besoin de faire parler de lui et d'emplir de ses faits et gestes le monde des lycées et des bureaux de placement (il y avait beaucoup de valets de chambre, aux fêtes du baron Jacques), font de lui surtout un très pâle et très lointain oh! très lointain! petit-neveu d'Alcibiade.

Des femmes du monde et des hommes choisis dans des milieux divers assistaient, paraît-il, à ces agapes; les femmes, surtout, se disputaient l'honneur d'être invitées par le petit baron. Entre temps, on croquait des gâteaux, on buvait du thé et on fumait du tabac d'Orient. Encore un peu, on aurait joué aux jeux innocents. Naturellement, on faisait de la musique; croyez que Debussy et Grieg étaient écoutés religieusement. A une de ces fêtes qui fut, dit-on, une des plus hardies, un adolescent apparut couché, complètement nu, sur une peau d'ours blanc, le torse drapé de gaze d'or, le front couronné de roses et les bras appuyés sur l'ivoire poli d'un crâne.

La Mort et la Beauté sont deux choses profondes,
Si pleines de mystère et d'azur, qu'on dirait
Deux sœurs également terribles et fécondes,
Ayant la même énigme et le même secret.

C'est avec des mises en scène aussi banales qu'on souligne généralement de pareils vers, même au théâtre.

Que la figuration soit réglée par M. d'Adelsward ou par un barnum quelconque, l'idée peu neuve et qui ne vaut que par la facture (les vers cités sont de Victor Hugo), est toujours massacrée par la maladroite fatuité des M'as-tu-Vus.

Parfois, les petites fêtes de l'avenue Friedland étaient dix-huitième siècle, trianeries et Trianon; les belles âmes de ces messieurs et de ces dames arboraient soudain les plus tendres nuances: cheveux de la reine, cuisse de nymphe émue et ventre de puce en fièvre de lait; on redevenait catogan, clavecin et bergamote, et M. d'Adelsward, vêtu de la soie zinzolin dont M. Edmond Rostand a bien voulu trouver le reflet dans sa littérature, se prenait pour le marquis de Sade… Un tout petit marquis, qui était surtout de Saxe, un saxe maniéré, impertinent, et Trissotin, et bien plus fait pour la messe rose (vaseline anglaise et extraits de Guerlain) que pour la messe noire, dont il eût été le premier à s'effarer, le pauvre petit joli cabotin!

La messe noire! ces loufoqueries d'arrière-boutiques de salons de coiffure, dont Jean-Jacques Rousseau n'aurait même pas voulu attrister Mme de Warens!

La messe noire, qui fut, au dix-huitième siècle, l'effroyable et répugnant prolongement du sabbat! Le sabbat, ce premier cri de l'anarchie contre l'oppression des religions et des lois, le sabbat, le premier geste de souffrance et de révolte du moyen-âge croyant contre la tyrannie du pape et des moines; le sabbat, la grande assemblée des déshérités, des proscrits, des estropiés et des parias réunis pour arracher ses secrets à la nature et se libérer de la domination du Christ, devenue mauvaise aux mains des prêtres et des rois!

C'est dans Michelet qu'il faut lire le premier élan de l'âme du moyen-âge vers l'Esprit des Ténèbres. Qu'on relise la Sorcière et l'on comprendra quels désespoirs et quelles misères le grand maître des nécromans et des femmes damnées accueillait à son sabbat:

«Dans les solitudes de la journée, alors que l'homme sue et gémit au profit du seigneur, la femme, elle, rêveuse au coin de l'âtre, écoute le crépitement des meubles, le glissement des salamandres dans la flamme où se prépare le repas. Un peu de son âme habite la lampe fumeuse, au fond des grossières poteries. Seulement les rumeurs indistinctes se rythment selon un sens de mystère; ce ne sont plus des sons sans suite, ce devient une voix familière qui console et répond. Le long soliloque amoureux de la femme avec elle-même a créé le Diable.

«Tout d'abord, il se fait si humble, le nouveau venu; on dirait un grillon qui sort de la cendre pour dormir aux plis d'une jupe. Elle n'en dit rien au mari, qui rentre las, abruti et amer. La nuit, à côté du mâle, elle y songe comme malgré elle… Déjà son désir lui donne une forme, déjà elle sent un contact léger, un souffle aux petits cheveux de sa nuque, un chuchotement à son oreille, une pression sur sa chair qui mollit…

«Et, un beau jour, quand le seigneur double ses exigences, s'il faut trouver de l'or quand même, elle se livre, elle et son affolé de mari, et c'est le premier sabbat qui commence.

«Le baiser de Sathan l'a rendue belle. Ses voisines la jalousent; la femme du seigneur la soupçonne. Un dimanche, l'église se ferme devant elle, et, poussée par la menace de mains brutales, elle s'enfuit dans les landes, partout où la nature rebelle et sauvage fait espérer la liberté. Hier, elle était seule; demain elle est légion. De très loin, on la consulte; elle guérit les chagrins d'amour, fait avorter, vend des philtres. C'est elle-même une plante triste et consolante, une solanée pleine d'ivresse et d'oubli.»

C'est la première sorcière, et c'est le premier sabbat.

C'est à la messe noire, aux assemblées nocturnes au bord de l'eau des mares, dans l'herbe baignée de brume des prairies crépusculaires ou dans la solitude rocheuse des hauts sommets, que s'acheminent, sournoisement échappées des hameaux et des villes, les femmes extasiées qu'a tentées Sathan.

Et c'est le lamentable troupeau des sorcières, l'innombrable et toujours grandissante armée des dévotes et des satyres, des martyres et des saintes que torturent la grande hystérie et la grande luxure, la luxure des déserts et des cloîtres, effroyable marée d'imaginations monstrueuses et de désirs délirants dont le flot, déferlant d'âge en âge, vient battre parfois, en plein vingtième siècle, les murs de la Salpétrière.

Comme mue en avant par d'invisibles mains qui l'auraient poussée dans l'ombre, la sorcière allait au sabbat hypnotisée, en extase, les yeux démesurément agrandis sous sa couronne de verveines et de houblons. L'heure venue, c'est elle qu'on dépouillait et qu'on couchait en travers d'un ancien dolmen au pied du Bouc impur apparu tout à coup, formidable et géant. Un lever de lune sinistre rougeoyait sur sa nudité frissonnante, et, aux acclamations d'une foule de cagoules et de masques hideusement mêlés, sa triste chair de victime saignait et grésillait, fumante, pour fournir la pâte au pain maudit du Diable, le pain de la mauvaise communion; et ce fut la première messe noire, la messe sous la lune, dans le décor des ruines et des montagnes, le pain et le sang de Jésus remplacés par de l'ordure et de la chair saignante de femme, toute la cuisine infâme que nous retrouvons dans l'officine de la Voisin, pratiquée sur le beau corps dénudé de Mme de Montespan.

Après la sorcière anonyme de Michelet, simple comparse dans le chef-d'œuvre de Gœthe quand Méphisto conduit Faust au sabbat de Brocken, assimilée aux trois Parques et aux trois Normes dans le Macbeth de Shakespeare, et, plus silhouettée par Théophile Gautier dans Albertus, la sinistre officiante de la messe noire se précise et devient figure historique avec la Voisin et la Brinvilliers. Un funèbre reflet de magie noire éclaire d'un jour livide tout le dix-septième siècle. Une puanteur excrémentielle se répand dans les appartements de Versailles; des morts subites et préparées déciment la famille royale et frappent princes et princesses jusque sur les marches du trône du roi. La Reynie, qui est chargé d'instruire le procès, reçoit l'ordre d'arrêter les poursuites: le scandale serait trop grand; il faudrait arrêter des coupables en trop haut lieu: le Régent est soupçonné, les plus grandes dames de la cour sont convaincues d'avoir assisté à la messe noire, des courtisans ont été vus, à Marly, échangeant entre eux des poudres de succession, et Louis XIV, toujours féru de sa dignité solaire, ne se soucie pas de voir révéler par l'instruction quelles abominables ordures la favorite a fait manger au roi… Puis, on respire un peu. Même sous la Révolution, pendant les exécutions sanglantes, la guillotine en permanence sur les places publiques et devant l'impunité du marquis de Sade, plus de messes noires. Sous l'Empire non plus: on est aux champs de bataille. Et, jusqu'au roman de M. Joris-Karl Huysmans, qui nous a montré, dans un triste et maupiteux décor d'ancienne chapelle réservée, une reconstitution de messe blasphématoire, telle que la célébraient les manichéens (consécration d'une hostie infâme par un prêtre officiant, nu sous une chape noire, aux pieds d'un Christ obscène et cornu comme un égypan, le tout accompagné de scènes de débauches et de promiscuités ignobles, entre tous les assistants: le fameux baiser de paix des premières sectes maudites du monde chrétien), Paris n'avait plus entendu parler de messe noires. Il a fallu le scandale équivoque et puéril, très snob surtout, de l'avenue Friedland, pour réveiller l'atroce et grandiose infamie du sabbat. Le sabbat! M. d'Adelsward en a-t-il jamais soupçonné la grande épouvante? Non, l'hypertrophie de son tout petit moi, sa presque touchante fatuité de jeune homme très smart firent de ses tentatives de fêtes grecques un pitoyable et ridicule divertissement de polissons et de détenus de maisons de correction.

La messe noire, cet équivoque passe-temps de préaux de maisons centrales? Le public y a mis vraiment autant de complaisance que la presse d'exagération.

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