Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.
IV
LA MISE AU POINT
—Dolly! une grande brune à la carnation invraisemblable, une chair d'un rose de camélia rose en fleur, mais je ne connais que cela!
De Warden, levé tout à coup de son divan, s'avançait hors de la pénombre du vaste hall pour entrer dans le cercle lumineux des tulipes électriques.
—Un corps souple et long de nymphe chasseresse, l'ondoiement de hanches d'une figure de Germain Pilon mais un profil de barmaid anglaise: c'est bien cela! Galocharde avec le nez trop court, le type de jolie anthropoïde de Suzanne Desprès et des femmes nues de Picard, et les prunelles de bête ou de sirène, tant elles étaient changeantes, attentives et inquiètes! Dolly… Ah! elle s'appelait Dolly, alors… En effet, je me souviens vaguement de l'avoir entendue nous raconter qu'elle avait été mannequin dans une maison de couture. Oh! dans ses débuts, car, moi, je l'ai connue modèle et je l'ai même eue dans mon atelier. Innombrables, d'ailleurs, ceux qui l'ont eue dans leur atelier… et dans la chambre avoisinante. Ah! pour un beau brin de fille, c'était un beau brin de fille, mais quelles aptitudes à rendre heureux quiconque le lui demandait et quelle vocation dans le métier! Nous l'avions surnommée le consentement mutuel, en souvenir d'un pari. Surnommée, car je l'ai connue sous un autre nom que Dolly. A Montparnasse, où je la rencontrai pour la première fois, chez le graveur Aubley, on l'appelait Ginette. Ginette, la grande Ginette! Ah! elle avait le déshabillage facile. Pour un oui, pour un non: «Moi, j'ai la gorge basse; moi, j'ai très peu de ventre; moi, j'ai un torse de jeune garçon; moi, j'ai une chute de reins unique; moi, j'ai les jambes fuselées», et v'lan! robes et chemise volaient à travers la pièce. Rien qu'à sa promptitude à se dévêtir, je l'aurais reconnue. Je n'ai jamais rencontré de jeune fille aussi fière, aussi sûre de son anatomie. A force de s'entendre répéter qu'elle avait une plastique épatante, Ginette en était convaincue, si convaincue qu'elle ne demandait qu'à convaincre les autres. Ah! vous l'avez connue, vous, sous le nom de Dolly, et elle était mannequin? En effet, c'eût été dommage!
Avec une certaine mélancolie, presqu'une nuance de regrets, de Warden se laissait tomber sur un fauteuil: il tirait maintenant une longue bouffée de fumée bleuâtre de sa pipe de terre brune, dite Pasiphaé, pour le motif obscène qui en décorait le foyer. Warden ne se séparait jamais de sa pipe.
Il reprenait:
—En effet, Ginette était assez rebelle au poison dit de la littérature, et l'éclectisme de ses liaisons… choisies pourtant dans tant de milieux divers, ne parvenait pas à la contaminer. Tournée comme elle l'était, avec ce type un peu bizarre qui la désignait tout de suite aux artistes et aux raffinés, elle était pourtant destinée aux pires aventures; elle eût pu, comme une autre, devenir une stryge de cénacle ou une goule de petite chapelle; elle demeura toujours une roulure d'atelier. Il faut lui en savoir gré, car elle eût pu, comme tant d'autres, jouer les Vittoria Colonna, les cheveux nimbés de myrtes artificiels, prendre des attitudes dans des cathèdres et déambuler, gainée dans le drap d'argent de moyenâgeuses simarres, des parlottes des toutes jeunes revues aux cinq-à-sept du Rat Mort. Née pour l'amour (j'allais dire la noce), comme une fleur est faite pour s'entr'ouvrir et embaumer, sa nature de joie la préserva. Cette chère Ginette! Je ne la vis vraiment qu'une seule fois en péril.
Depuis à peu près deux ans je l'avais perdue de vue. Après avoir eu pour moi toutes les générosités, Ginette avait cessé tout à coup de me donner des séances. Je la rencontrais même plus dans les crémeries et dans les bars où sa grâce bohème aimait à fréquenter: quelqu'un avait enlevé Ginette ou Ginette avait changé de quartier. Je devais la retrouver dans le salon Charmaille!
Mme de Charmaille! Qui se souvient, aujourd'hui, de cette gloire de cauchemar?
Mme de Charmaille habitait Asnières; elle y faisait les honneurs de l'atelier de Pétrus Nordinger, le peintre érotico-mystique, dont le talent avait été étouffé par le génie! on le disait du moins dans le clan des amis de Mme de Charmaille, qui s'était attelée, corps et âme, à la réputation de l'artiste.
Ce Nordinger était surtout un peintre industriel. Apprécié pour ses vitraux d'art, dont les adroits pastiches n'excluaient point la fantaisie, il excellait à styliser la flore des bois et des jardins en y intercalant les monstres du bestiaire héraldique: un bon peintre verrier! Il exposait tous les ans des œuvres d'une facture assez pauvre, et d'une couleur plutôt plate, que de très jeunes critiques comparaient aux fresques de Botticelli, pour humilier Botticelli sans doute, car ces vagues réminiscences étaient de sûres trahisons; mais encore était-il reçu tous les ans au Salon de la Nationale. Du jour où Mme de Charmaille pénétra dans sa vie, Pétrus Nordinger vit partout ses toiles impitoyablement refusées.
Il faut dire que Mme de Charmaille avait une terrible esthétique; son influence était plutôt néfaste, pernicieuse même, et le surnom de Malaria, qu'elle avait dans tous les ateliers de Montmartre, l'avait suivi à Montparnasse. Mme de Charmaille y sévissait maintenant, terrorisant les uns et aguichant les autres par le crédit qu'elle prétendait avoir au Ministère des Beaux-Arts et même à celui de l'Intérieur… Quel crédit pouvait bien avoir, place Beauveau et rue de Grenelle, cette petite femme déjà mûre, longue de buste et courte de jambes, un peu nouée même, et dont la jolie tête, d'une grande finesse et surtout très expressive, mais disproportionnée avec la hauteur du corps, la faisait ressembler à une naine? Mme de Charmaille était aux couloirs officiels ce qu'est une punaise de sacristie aux coulisses de l'église; pourtant, de toute cette impudence, des artifices surtout d'une coquetterie irréductible et des restes énergiquement sauvés d'une indéniable beauté, cette femme s'était fait un prestige qui en imposait encore aux imbéciles.
Pétrus Nordinger était du nombre. Imbécile, je m'entends. Intellectuel dans la pire acception du mot, le peintre-verrier, évidemment doué au point de vue décoratif, montrait une faiblesse de caractère qui confine à la bêtise.
Demeuré veuf avec deux enfants et une sœur dévote venue exprès du fin fond de la province tenir le ménage de son frère, le pauvre être s'était laissé prendre aux flatteries et à l'enthousiasme de muse et d'artiste de Mme de Charmaille. Mme de Charmaille exerçait, dans quelques petites revues, la critique d'art. Elle était arrivée dans le désarroi de la maison du veuf décidée à s'y installer et à n'en jamais sortir. Nordinger possédait de lui-même une douzaine de mille francs de rentes; ses œuvres pouvaient, bon an, mal an, lui rapporter autant. Vingt-quatre mille francs par an, c'était le port pour cette épave de l'intrigue et de la prostitution: il y avait longtemps que la fine mouche avait jaugé l'homme. Elle n'eut pas de peine à l'éblouir. Ce fut une effervescence de pitiés et de tendresses inavouées pour le veuf, mélangée d'un culte profond pour l'artiste et son œuvre. Un sentiment plus fort l'attirait aussi vers les deux orphelins: elle aimait en eux leur père. Bref, elle jouait si habilement de son dévouement, de son crédit, de ses influences et de ses relations, et servait au malheureux Pétrus, cuisiné avec toutes les herbes de la Saint-Jean, le ragoût d'une si belle âme, que la pauvre sœur fut réexpédiée dans sa petite ville des Pyrénées et que l'aventurière s'installa en maîtresse dans l'intérieur d'Asnières.
Cet intérieur! Il faut l'avoir vu comme moi pour connaître jusqu'où peut tomber une intelligence de déséquilibré.
Mme de Charmaille y vaticinait religion, poésie, esthétique et littérature. Toute une assemblée de rapins et de poètes chevelus descendus des hauteurs de la Butte, se pâmait aux moindres gestes, aux moindres propos de la prêtresse. Mme de Charmaille multipliait les effets de croupe sous des robes coupées dans des étoffes d'ameublement; c'étaient des tons d'eaux mortes ou de roses malades que n'avaient pas encore osé arborer les couturiers. Les enfants du peintre, costumés d'après les fresques du Carpaccio, promenaient dans l'atelier des timidités attristées de chiens savants. Dépaysés dans des simarres de velours de coton, que dis-je? empêtrés, engoncés dans des manches de satin bouffantes, les deux pauvres petits, dressés à tous les baise-mains et à toutes les révérences, répondaient aux noms de Blismode et de Corydon: ainsi l'avait voulu leur seconde mère.
Ginette! Mme de Charmaille affichait une très grande tendresse, probablement mystique, sinon unisexuelle, pour le joli modèle, car elle ne se gênait pas pour l'appeler Troïlus! Jusqu'où la muse de Pétrus Nordinger était-elle la Cressida de ce Troyen de Montmartre? Mystère. L'intrigante qu'était Mme de Charmaille n'avait-elle pas plutôt des vues sur la capiteuse fille et ne la destinait-elle pas à quelques-uns de ses amis influents du ministère ou du Sénat? Il y avait de tout dans l'Egérie de l'atelier d'Asnières, de l'entremetteuse et du maître chanteur. Toujours est-il que je retrouvais une Ginette tout autre que celle que j'avais connue. Ses cheveux bruns coupés courts et frisant en boucles drues lui faisaient une tête ronde de jeune belluaire qu'une mâchoire un peu lourde accentuait encore. Ginette avait aussi perdu de sa fraîcheur; ses paupières, maintenant bistrées, soulignaient la pâleur de sa face. Sanglé dans des costumes de drap anglais, Troïlus s'efforçait à des manières de petit homme; mais c'était un rôle appris, que démentaient les prunelles restées très femme et hardiment claires dans cette face de langueur.
L'atelier de Pétrus Nordinger! J'y assistai un soir à une jolie scène. La maîtresse de céans avait eu l'idée d'une fête costumée, une fête sous Néron, rien que cela; il fallait bien célébrer un des grands précurseurs de l'anarchie! La toge et la chlamyde sévirent donc toute une nuit dans l'atelier d'Asnières. Oh! les piteuses anatomies d'hommes que révélèrent, ce soir-là, les Caracalla, les Adrien et les Antinoüs voulus par Mme de Charmaille! Enroulée d'étoffes transparentes, ornée de camées et enguirlandée de fleurs, la nudité des femmes s'y montra, chez quelques-unes, vraiment triomphante. Ginette fut de celles-là. Son goût naturel lui avait indiqué la tunique safran et les bijoux de bronze vert dont s'animait le rose retrouvé de sa chair. De larges iris bleus ombrageaient son visage, harmonisés avec le ton de ses prunelles avivées de kohl, et son entrée fit une telle sensation que l'immédiate pensée de Messaline vint à tous et à toutes en même temps. Le nom courut l'atelier et parvint jusqu'à l'intéressée qui, prenant son rôle au sérieux, ne défendit plus ni ses seins ni ses lèvres. Très impératrice à Suburre, elle s'abandonnait généreusement à toutes et à tous, faisant impérialement l'aumône de ses bras nus et de sa nuque aux convoitises allumées par son beau corps, si bien qu'au souper, grise d'adulations, de caresses et de beaucoup de champagne:
—Messaline, Messaline, suis-je assez Messaline! s'écriait la belle fille en éparpillant sa couronne d'iris aux quatre coins de la table.
A quoi son amant, un graveur, un peu agacé par la tenue de sa maîtresse:
—Mets salope, et n'en parlons plus!
Ce fut le mot du souper et la mise au point de la fête.