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Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.

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FLEURS DE BANLIEUE

(Fortifes d'hier)

La banlieue parisienne et sa campagne endolorie, elle a de tout temps ému et charmé les sensitifs et les délicats, elle a eu ses poètes et ses romanciers attitrés. Tour à tour elle a séduit Victor Hugo, les Goncourt et Sainte-Beuve; plus récemment encore François Coppée et le plus subtil de nos prosateurs, Joris-Karl Huysmans, la célébraient amoureusement, pris eux aussi au charme apitoyé de ses paysages en guenille et de ses plaines désolées, au charme de nature navrée et débile d'un coin de Bièvre ou d'un bout de plaine des Gobelins où viennent mourir, en dehors des fortifications, une pauvre rue de faubourg aux fenêtres pavoisées de literie et de linge.

La banlieue mélancolique et sournoise, toujours laide, et prenante pourtant avec sa laideur d'être qui souffre, qu'elle s'appelle Vanves ou Gentilly, les Quatre-Vents ou la Glacière, qu'elle ait pour horizon la vue désespérante des séchoirs de peaussiers ou des cheminées de Grenelle, qu'elle longe les bastions de la route de la Révolte, et les bicoques peintes en rouge «Lapins sautés, bières et vins» de la barrière d'Italie, comme barbouillées d'une équivoque lie de sang ou de vin, ou bien la bouée formidable et grandiose de Bicêtre, son aspect partout est le même. Entre autres poètes de cette nature écorchée et pleurante, Huysmans, dans ses Croquis parisiens, la Bièvre, Vue des Remparts du Nord, Paris, la Rue de la Chine, l'a trop bien décrite, cette flore de tessons et de gravats, ses huttes pelées, ses hangars borgnes et ses bâtisses dartreuses de glaise et de briques, pour que je m'attarde à vouloir peindre après lui toute cette lande suburbaine, engorgée de mâchefer et de plâtras et semée çà et là de fruits pourris, de cendres et de flaques, sol étrange ensemencé de vieux journaux et produisant des écailles d'huîtres.

Il n'y pousse pas cependant que des paillasses pourries et des monceaux d'ordures; entre une cage de mégissiers et une colline de tan où picore une poule, il y fleurit parfois une équivoque idylle, à la fois brutale et maladive, idylle de fille à soldats et de petit lignard, de beau loupeur et de misérable bonne, dénouée, celle de la fille, par un coup de couteau si elle est passionnelle et, si elle est vénale, à l'hôpital Tenon, autour d'une hystérique exténuée et râlante dont d'insidieux complices font chanter l'agonie—et vous avez deux romans des frères de Goncourt: la Fille Elisa, d'Edmond, Germinie Lacerteux, de Jules et Edmond.

Plus souvent l'idylle est un oaristys et l'oaristys un beau crime: la grande ville qui verse là tous ses déchets y souffle une haleine de purin gâté qui corrompt la moelle et les âmes. Là, dans ces coins perdus, longés par les remparts et la voie de ceinture, à la nuit tombante, l'ouvrier endormi, le front entre ses mains, à même le talus et ses herbes lépreuses, se réveille rôdeur, grinche et souteneur, le gamin gouailleur qui vous criait hier le programme de Buffalo, aujourd'hui celui de la Plaza à la Porte-Maillot dès le gaz allumé, fait ses premiers débuts à l'ombre des taillis, pour Fresnes ou Poissy, client indifférent de Cythère ou de Sodome; quant à la pierreuse en cheveux qui va devant vous tortillant la croupe et faisant sonner sur la route le haut talon de ses bottines, la nuit tombée, elle détrousse et surine.

La pierreuse de la banlieue, la rôdeuse des fortifes! Le bois de Boulogne et le bois de Vincennes devenant dans l'ombre descendue le rendez-vous de tous les vices errants, de toutes les folies et tous les ruts! Si les allées de la Muette, si les fossés des fortifications pouvaient raconter l'odyssée de tous les cadavres trouvés: les fossés, assommés sur les glacis; les allées, pendus à leurs arbres!

La prostituée des terrains vagues et des routes suburbaines, la marchande d'amour des carrières d'Issy et des abattoirs de la Villette, demandez au Petit Parquet, au Dépôt et à la Préfecture son rôle effrayant et constant dans la statistique des assassinats et des vols, et son avoir dans le grand Livre du crime.

Dans le musée criminel de M. Macé, elle s'appelle Hortense Louet, c'est l'héroïne de l'affaire de la tour Malakoff.

Cette tour tombée sous le canon prussien, était avant la guerre un rendez-vous champêtre où l'on dansait le dimanche. Bâtie aux portes de Paris en 1855, par M. Chamelot, l'ancien rôtisseur de la rue Dauphine, c'était le Robinson de Vaugirard et de Montparnasse.

Le 27 août 1876, la gardienne de cette tour, une femme Peltier, âgée de soixante-quatre ans, disparaissait; le 28, on retrouvait son cadavre au fond du puits: le mari de la victime constata que les boucles d'oreilles, les bagues et la montre de sa femme lui avaient été enlevées.

Les soupçons se portèrent sur un nommé Albert âgé de vingt-cinq ans, tantôt briquetier et surtout souteneur, et la prostituée Hortense Louet, sa maîtresse, que les époux Peltier avaient par charité autorisée à coucher dans une des chambres ruinées de la tour.

Les recherches durèrent dix mois sans résultat; on allait clore l'instruction quand le 1er juin 1879, l'assassin se constituait prisonnier. Il voulait se venger de sa concubine qui, après l'avoir poussé au crime, l'aurait abandonné pour suivre un autre amant.

La fille Louet, âgée de trente ans, fut arrêtée, et Albert rejeta sur elle la responsabilité du forfait; des interrogatoires l'évidence s'établit qu'ils avaient, de concert, attiré leur victime dans la cave, sous prétexte d'y rechercher des lapins perdus.

C'est là que, sans défense, la femme Peltier fut étranglée. Comme la mort n'arrivait pas assez vite, Albert lui cogna la tête sur le sol.

Le 5 juillet, M. Georges Duval, architecte expert, commis par la justice, releva les plans des caves et des puits et constata, d'après les indications fournies par les accusés, que le cadavre de la femme Peltier avait été, à l'aide d'une corde passée sous les aisselles, traîné sur un espace de trente mètres et dans un étroit chemin de vingt-cinq à quatre-vingt-dix centimètres de largeur.

Les deux misérables, en raison des sinuosités du terrain, s'étaient attelés à la corde et s'y étaient repris trois fois, afin d'éviter la culbute du corps au fond du ravin bordant le côté gauche du sentier.

Au moment de son arrestation, la fille Louet portait sur elle le chapelet de sa victime, le chapelet, et c'était elle qui excitait Albert au crime en lui disant: «A la guerre, on tue!»

Fleur de banlieue.

Fleur de banlieue et de la même famille que la fille Louet, la sinistre pierreuse de la Porte-Bineau, dite le Singe-Vert, celle qui, une nuit, y assommait, en compagnie des trois souteneurs Liénard, Ferdinand et un autre demeuré inconnu, un petit employé des contributions indirectes attiré par elle au fond du fossé des fortifications.

Faire à la dure, telle est la locution employée par ce joli monde pour les coups de ce genre; à la nuit tombante, la fille s'embusque, indolente, sur le chemin de ronde, et un œillet aux lèvres, relevant sa jupe sur ses bas blancs, elle balance doucement sa croupe et ses hanches, ajustant le passant au subit éclair de ses dessous révélés dans un mouvement savant.

C'est un sourire de coin, une œillade, un petit psitt… et si le pante s'avance, le Singe-Vert s'enfonce dans les taillis ou descend dans les fossés à pas de loup. Le client, en général, petit rentier ou petit employé forcé par économie à n'aborder que la Cythère des pauvres, parfois un riche vicieux anonyme, affriandé par les épices de la basse prostitution, est abordé, embauché par la fille, emmené par elle un peu à l'écart de la route ou des allées passagères du Bois: les souteneurs de la donzelle, qui suivent de loin les phases de l'aventure, se sont avancés de leur côté, ont resserré le cercle et, se glissant à pas furtifs, tombent au moment voulu au milieu de l'intrigue, et hue, les gars! le malheureux roué de coups, assommé et dévalisé au préalable, est laissé pour mort sur le carreau. Le mort, parfois, étourdi sur le coup, revient à lui une heure ou deux après, peu à peu ranimé par la fraîcheur de la nuit et l'air plus vif du bois; trop heureux d'en être quitte à si bon compte, il se relève et regagne clopin clopant son logis, sans oser porter plainte. Son cas n'est déjà pas si avouable: en plein air, dehors, attentat à la pudeur… Il ne se sent pas la conscience bien nette; puis il est marié, peut-être. Vingt fois sur trente, la victime ne parle pas!

L'impunité est donc presque assurée au Singe-Vert et à ses deux complices; et puis, n'ont-ils pas la Morale pour eux? En cas de poursuite, ils protègent la pudeur des dryades du bois.—Mais quand le bonhomme a le mauvais goût de ne pas en réchapper et d'ajouter un machabée de plus à la liste des refroidis de la galanterie parisienne, le cas, pour le Singe-Vert et ses dignes acolytes, devient alors plus grave: la Préfecture ne plaisante pas avec les cadavres; la justice, en cette occasion, doit une condamnation à la société; c'est alors que dans l'argot de Singe-Vert et de ses amies et amis, ça sent mauvais, ça va se gâter, et que les uns et les autres se reprochent d'avoir fait là de la belle ouvrage.

D'ailleurs, la belle ouvrage ne chôme pas dans les fossés des fortifications; il y pleut des coups de couteau et des cadavres. Tantôt c'est le petit vieux de la Porte-Bineau, retrouvé littéralement assassiné au pied du rempart, le client du Singe-Vert, abîmé par Ferdinand et son copain, Liénard; hier c'étaient les corps de deux forgerons de Montparnasse, ramassés, lardés de coups de couteau, au pied des mêmes fortifications, à la porte de Vanves. L'histoire est récente.

Ils n'avaient pas soixante ans à eux deux ces forgerons. Artisans aisés, gagnant de six à sept francs par jour, grands et beaux gars tous deux, mais loupeurs, un peu coureurs comme tout ouvrier célibataire des faubourgs, assidus des musettes de la rue de la Gaîté et du théâtre Montparnasse, ils avaient été vider aux fortifications, loin des sergots et des curieux, une rixe commencée au bal autour de quelque jupe de danseuse ou, au comptoir du chand de vins, autour d'une tournée tranchée au zanzibar!

Les brocs étaient vidés
Et l'on allait partir… Un maudit coup de dés
Qui devait décider de la nuit de la belle
Et de qui resterait, amena la querelle.
… On sortit pour causer sans chandelle…
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… Ils vinrent tous les dix au pied de l'escalier
Et chargèrent… Tudieu, quel cliquetis d'acier!
J'en avais chaud au cœur… La fille à demi-morte,
Elle, clamait: «A l'aide! Au meurtre: A moi! Main forte!»

La scène est de tous les temps: que Singe-Vert (Singe-Vert est de toutes les banlieues, de la Porte-Bineau comme de la porte de Vanves, de la route de la Révolte comme de Montparnasse), assistât ou non à la bataille allumée par l'odeur de sa peau ou les gros sous de son bas de laine, toujours est-il que le lendemain matin ou trouvait les deux forgerons, criblés de coups de surin et scionnés, dans le fatal fossé d'enceinte.

L'une des deux victimes, Jules Polzien, tenait encore dans ses doigts crispés une poignée de cheveux roux. Dans le spasme de la mort, sa main s'était convulsivement refermée sur la tête de son meurtrier et n'avait pas lâché prise. L'autre victime, ramassée respirant encore, expirait la nuit suivante à l'hôpital sans avoir pu ou, plutôt, sans avoir voulu prononcer un nom!

La Sûreté organisa rafles sur rafles dans Montparnasse, dans Grenelle et ailleurs, et la terreur fut dans le clan des rouquins. Quiconque avait la conscience obscure et le poil clair tremblait en songeant à la terrible mèche. La fête de Vaugirard qui battait son plein, s'en trouva tout à coup dépeuplée et les séances de lutteurs avaient lieu devant des banquettes. Et pour de bonnes raisons. Un soir, place Cambronne, la rousse cueillait les blouses et les vestes suspectes comme des fraises dans un bois.

Indice précieux: les réverbères tout à l'entour du lieu du meurtre avaient été éteints. La rixe devait-elle se vider simplement à coups de poing et, dans l'obscurité, deux combattants, se sentant les plus faibles, auront-ils dégaîné et donné du surin?

Mystère!

La police informe et ne trouve pas. La banlieue a la discrétion prudente de ses crimes et ses querelles, un bavardage pourrait l'entraîner si loin!

A quelque temps de là, barrière de Fontainebleau, dans une mine de glaise de Gentilly on ramassait, la tête presque enfoncée dans le sol humide et mou de la carrière, le cadavre d'un jeune ouvrier de vingt-trois ans, presque un enfant.

Le misérable avait été littéralement assommé; les informations prises, l'opinion désignait comme l'assassin un puisatier, Victor Demay, dit Bébé, âgé de trente-deux ans, intime ami de la victime.

Ici aux rudes senteurs des charniers, la fleur de banlieue mêle les relents sinistres d'une idylle de bagne, une des idylles unisexuelles comme en voyait s'épanouir l'âge amollissant de la Grèce, et que le doux Virgile n'a pas lui-même dédaigné de chanter à l'aube de l'Empire cruel et corrompu.

Formosum pastor Corydon ardebat Alexin

Une étrange affection liait, paraît-il, ces deux hommes, une affection avouée et reconnue! La nuit qui précéda le crime, ils l'avaient encore passée ensemble et au logis du meurtrier!

A l'aube, le plus âgé, se rendant à son travail d'ouvrier puisatier, emmenait le plus jeune dans la carrière de glaise et l'assommait à coup de pioche, pris de quelque fureur hystérique ou jalouse!

Le docteur Lombroso, consulté, aurait dit le mot de cette énigme de mystère et de sang:

Fleur de banlieue.

Ce résumé d'une semaine envolée, assez bizarrement sanglante, pour prouver une fois de plus qu'il n'y a pas que des vieux mendigots porteurs d'orgue et des fantômes de maigres chevaux blancs pâturant au piquet, qui vaguent dans les incultes landes suburbaines, devant les lointaines coupoles du Panthéon et du Val-de-Grâce, s'arrondissant en deux boules violettes sur la brume écroulée de nuages, tout en bas, au delà du chemin de fer de ceinture, des hauts tuyaux d'usine et des talus lépreux de nos fortifications.

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