Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.
L'ECOLE LAPOMMERAY
Le tribunal de Versailles condamna à la peine de mort le fermier d'Orgeval, l'empoisonneur des Petites-Beurreries, et parmi tant d'attractions se multipliant à l'envi autour de la province et de l'étranger, les curieux venus à Paris pour y admirer l'Exposition de 1889 purent, entre une ascension à la tour Eiffel et une visite aux Assaouas de l'Esplanade des Invalides, s'offrir par le train de banlieue les émotions poignantes d'une exécution capitale.
Rive droite ou rive gauche, départ à l'heure à la gare Montparnasse, à l'heure trente-cinq à la gare Saint-Lazare, correspondance au Trocadéro avec le petit chemin de fer Decauville du Champ de Mars. Tout cela est déjà bien loin.
M. Maurice Talmeyr, un des rares écrivains personnels d'une feuille boulevardière d'alors, traçait cet intéressant portrait de Lecomte, ce fermier d'Orgeval:
«Jeune, correct, châtain, avec une petite moustache roussâtre, un nez pointu, le sang aux pommettes, et deux yeux noirs de rat, deux yeux à la fois brillants et sournois, Lecomte porte une longue blouse bleue toute propre, un pantalon de velours tout neuf, une chemise de toile à carreaux toute fraîche, et des chaussons de lisière, qui paraissent aussi tout neufs. Il s'est endimanché pour la cour d'assises, et dans ses habits lustrés, avec sa figure finaude et rose, comme toute rouge encore du feu du rasoir, il a l'air de sortir de chez le barbier.»
Le type, en somme, du paysan de grande banlieue, propret et madré, le demi-campagnard astiqué et luisant qu'on rencontre aux alentours des Halles, dans le petit jour des matins parisiens, maraîcher d'Argenteuil ou coquetier de Petit-Bry, et dont le crime, selon une phrase heureuse de Talmeyr, conçu et commis dans des campagnes restées campagnes à travers l'expansion vicieuse de Paris, tenait à la fois de la terre et du pavé, et semblait en effet sentir la longue blouse bleue du laitier.
Il y eut de tout dans le crime de ce médaillé aux concours agricoles, ferré sur le code et les polices d'assurances comme un vieil agréé, des finasseries d'hommes d'affaires, des lâchetés de paysan, des relents de paperasses et des puanteurs de fumier. Revivons l'aventure.
C'est au milieu de la mise en circulation de faux effets et de billets de complaisance signés de tous les témoins de son procès, qu'il a d'abord l'ingénieuse idée de reprendre femme pour remettre à flot ses affaires, le joli veuf des Petites Beurreries. Car Lecomte avait déjà été marié et était même père d'un petit garçon.
Un M. Daniel, une sorte de M. Foy de village, le mit en rapport avec la dot et la femme cherchées, mademoiselle Ernestine Chauvin.
De mademoiselle Chauvin, ancienne gouvernante d'un monsieur seul, enrichie à son service, demoiselle déjà mûre et d'un passé… quelque peu mouvementé, pas grand'chose à dire!
Les assises la montrèrent comme une créature passive et sans résistance, mais de robuste constitution, puisqu'après trois tentatives d'empoisonnement réitérées et deux coups de revolver tirés à bout portant sur elle, la malheureuse trouva encore le moyen de fondre en larmes en entendant prononcer le verdict de mort de son mari.
Ce mari qui, lui, l'avait condamnée irrévocablement, avait résolu sa mort et en avait fait la condition sine qua non d'une entreprise financière!
Quarante mille francs, telle était la somme que devait rapporter à Lecomte le décès de la malheureuse.
Le crime: d'une simplicité effrayante.
Acculé dans ses derniers retranchements, ses faux billets en pleine circulation, la chance d'une prime d'assurances à réaliser au décès de sa femme se présentait tout naturellement à l'idée de ce paysan marié sans amour à une vieille fille sans famille et sans conseil.
Contracter des assurances payables à la mort de Mme Lecomte, la faire mourir et rétablir ainsi les affaires de la ferme: le criminel dessein découlait de lui-même.
Lecomte prenait effectivement une première assurance de dix mille francs, une seconde de trente mille, une troisième de dix mille, et, la première assurance à peine contractée, Mme Lecomte devenait la victime d'un série de tentatives d'empoisonnement et d'assassinat.
Toutes évidemment venaient de son mari, mais elle, la pauvre femme, éprise et terrorisée, frissonnait en silence, attendait et ne le dénonçait pas. Elles échouaient toujours, d'ailleurs, toutes ces tentatives, mais elles recommençaient toujours.
C'était d'abord une tasse de thé, apportée par le mari lui-même, empressé et presque affectueux, à la malheureuse créature, un soir qu'elle était souffrante; avertie par un goût singulier Mme Lecomte ne buvait que la moitié de cette tasse, regardait, examinait, découvrait au fond comme une boue rosâtre et se trouvait immédiatement prise de vomissements.
Partie remise.
Une autre fois, c'est une assiette de soupe qu'elle trouvait servie d'avance, à sa place, en se mettant à table: une prévenance de son mari. Elle s'en étonne, y aperçoit comme un bouillonnement, comme une écume mouvante, y goûte, la laisse et la fait jeter le lendemain par la servante sur le fumier. Une poule en a mangé et en crève.
Enfin, c'est le troisième attentat, commis avec le plus effroyable sang-froid d'assassin. A la fois féroce et caressant, tel le montra cette déposition.
«Le 30 janvier dernier, raconta elle-même, au tribunal, la femme Lecomte, tout à fait rétablie, nous étions allés avec mon mari à Poissy, pour le bout de l'an du père de sa première femme.
«Nous étions partis tous deux seuls, en voiture; nous devions dîner dans sa famille, et revenir à la nuit.
«Pendant la journée, mon mari raconta que les routes n'étaient pas sûres. Il parla d'une attaque nocturne dont il avait été victime, prétendit-il, peu de jours auparavant. Des brigands de grand chemin avaient tiré sur lui aux environs d'Orgeval, et il montra encore l'éraflure d'une balle sur le cuir du cabriolet.
«A peine nous étions-nous engagés dans la campagne pour rentrer à Orgeval, que mon inquiétude s'éveilla. Nous avions quitté la route et la voiture s'enfonçait dans un chemin creux. Tout à coup, l'unique lumière qui éclairait la voiture s'éteignit. Je vis parfaitement que c'était mon mari qui venait d'ouvrir la lanterne; je jetai un cri.
«—N'aie donc pas peur, me dit-il; c'est le vent!
«Machinalement, je plongeai la main dans la poche de son manteau, où il avait l'habitude de porter son revolver. La gaîne y était, mais l'arme avait disparu.
«A ce moment, je compris qu'il allait tirer sur moi.
«—Donne-moi la main, lui dis-je; j'ai peur!
«Et, durant dix minutes peut-être, je lui ai tenu la main gauche, pendant qu'il conduisait de la main droite.
«Mais tout à coup, il a lâché brusquement les guides. J'ai vu qu'il cherchait quelque chose à côté de lui et j'ai ressenti une grande douleur à la tête, comme si j'avais été précipitée dans le fossé.»
Mme Lecomte avait été frappée à bout portant de deux coups de revolver; le premier l'avait atteinte au front, le second au sein droit.
«Je n'avais pas perdu connaissance, poursuivit la pauvre femme, mais je fis la morte; je savais que le revolver était chargé à cinq coups et que, si je faisais un mouvement, j'étais perdue!»
En arrivant au bourg d'Orgeval, Lecomte fouettait son cheval et l'arrêtait devant la mairie. Là, il racontait, tout en larmes, que des assassins l'avaient assailli en route, qu'ils avaient tiré sur la voiture, que sa femme avait été tuée roide.
Il le croyait du moins, mais elle semblait seulement l'être. On la couchait, elle avait la fièvre. Bientôt, elle demandait du tilleul et Lecomte alors voulut encore le lui monter lui-même, comme il lui avait un soir monté son thé… Une heure plus tard, d'épouvantables vomissements tordaient de nouveau la femme. Cette fois seulement, quelqu'un courut chercher les gendarmes et le fermier des Petites-Beurreries fut arrêté.
Le jury de Seine-et-Oise, inexorable envers cet homme quatre fois assassin d'intention sinon de fait, condamna à la peine de mort l'empoisonneur arsenieux d'Orgeval comme, vingt-cinq ans auparavant le jury de la Seine envoyait à l'échafaud l'empoisonneur à la digitaline de Mme de Paw: le célèbre docteur Lapommeray.
A un quart de siècle de distance, le crime était en effet le même. Même escompte de la mort, devenue prime d'assurance et prime rémunératrice pour celui qui l'a contractée.
Riche, étrangère, sans famille ou presque, Mme de Paw était venue à Paris pour y faire traiter par les spécialistes une assez cruelle affection du cœur. Comment vint-elle s'échouer dans le cabinet de consultation du Lapommeray, médecin alors obscur? Séduisant, besoigneux et intrigant, le beau docteur eut bientôt fait de s'insinuer dans les bonnes grâces de la pauvre femme, d'évincer ses autres confrères et de s'installer en maître dans la place.
Le traitement de Lapommeray fit d'abord merveille, et Mme de Paw allait partout chantant les louanges de son nouveau médecin; il lui avait ôté, sinon son mal, du moins ses souffrances comme avec la main, quand tout à coup son état empirait d'une façon alarmante, et Mme de Paw succombait, au bout de dix-huit mois de traitement, d'une paralysie au cœur.
Jusqu'ici rien d'anormal. Mme de Paw souffrait d'une affection du cœur, Mme de Paw mourut de cette affection; rien de plus simple et rien n'eut été plus vraisemblable, en effet, si, trois mois après la mort de sa cliente, le docteur Lapommeray n'avait réclamé aux Compagnies les quatre cent mille francs de primes d'assurances qu'il avait contractées sur la vie de Mme de Paw.
Quatre cent mille francs, chiffre énorme et somme exorbitante, qui faisait dresser l'oreille aux assureurs, toujours armés en guerre pour ne pas débourser. On fit enquête sur enquête, on s'étonna non sans motif du décès de cette assurée suivant de si près le contrat d'assurance, et on remarqua, non sans raison, la circonstance aggravante d'une malade mourant si subitement des soins d'un médecin intéressé à sa mort.
Furieux du discrédit jeté par de pareils soupçons sur son cabinet médical et sa réputation d'honnête homme, Lapommeray crut jouer d'audace en attaquant les Compagnies en diffamation; elles répondirent par une plainte au parquet et une demande d'exhumation et d'autopsie du cadavre.
Mme de Paw fut tirée de sa tombe, et ses entrailles confiées aux chimiste et médecins légistes; examen fait, Mme de Paw était morte empoisonnée, d'une intoxication lente de digitaline, laquelle avait amené une solidification et un arrêt du cœur!
Cette autopsie et l'assurance contractée sur la morte, c'était la condamnation de Lapommeray.
Il paya de sa tête sa maladroite impatience d'empoisonneur novice et de joueur nerveux. Comme son émule et clerc des Petites-Beurreries, le médecin de Mme de Paw n'avait pas su attendre.
Il faut toujours mettre au moins quatre ou cinq ans entre une assurance et la mort de la personne assurée. Et puis quelle enfantine manière de procéder: empoisonner de gaieté de cœur, sans même attendre une bonne petite période d'épidémie!
Dans ces moments-là, les morts passent comme une lettre à la poste, un de plus un de moins, et il faut être tout à fait Italien ou très de la province dévote et cléricale pour pouvoir soupçonner et s'en apercevoir.