Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.
X
UN GRAND COUPABLE
—Le poison de la littérature! mais nous en sommes tous intoxiqués. Il est là qui flotte et rôde par les rues, les places et même les campagnes, charrié par le livre et le théâtre, aggravé par l'affiche qui en double et triple l'obsession. Personne n'y échappe; les femmes, d'ailleurs, sont les plus atteintes. Quel précieux aliment pour le mal que leur névrose, dans les grandes villes surtout où le fait-divers, lu chaque matin dans les feuilles, a, quinze fois sur vingt, le dramatique d'un cinquième acte!
C'est dans le monde des ateliers et des brasseries, Montmartre et Montparnasse, où toute une population artiste, à la sensibilité aiguisée, se contamine d'autant plus facilement qu'elle est plus enthousiaste, que le poison se propage, rapide et effrayant. Montmartre et Montparnasse! Que de suicides et de meurtres passionnels, que de cabotinages et de folies! Je ne parle pas du monde du théâtre, paradoxal et faux par le métier même de ses représentants. Là, l'atmosphère factice et violente des scènes répétées le jour et jouées dans la soirée déséquilibre et pousse aux pires fantaisies littéraires mâles et femelles déjà préparés par une morbide vanité.
Dans ces milieux, au poison dit de la littérature s'ajoute celui des coulisses. Une vie sans hygiène faite de veilles, d'excitations, de rivalités de hâte et de manque d'air mûrit terriblement les sujets et les livre sans défense aux accidents tertiaires de la plus dangereuse maladie du siècle.
Et Maxence, renversant négligemment sa tête sur le dossier du fauteuil, envoyait au plafond une spirale de fumée bleuâtre.
—Ce poison de la littérature! Il éclate encore tous les jours dans les feuilles, à propos des moindres incidents. Ainsi ce formidable titre de Messes Noires, achalandant les polissonneries de garçonnières et les petites fêtes d'aberrés de l'avenue Friedland, n'est-il pas la meilleure preuve de l'intensité du poison? Si la Presse, d'un unanime accord, a trouvé cette hallucinante rubrique, c'est qu'elle savait d'avance la toute-puissance de son effet sur les foules. Dans tout ceci, le grand coupable est M. Joris-Karl Huysmans.
Sans l'immense succès et l'énorme retentissement de son roman Là-Bas, qui aurait jamais espéré remuer l'opinion et attiser la curiosité malsaine du lecteur en affublant les falotes débauches du baron d'Adelsward de ce terrible surnom: Messes Noires!
Mais, grâce à M. Huysmans, le dernier employé de bureau comme le plus infime petit modèle connaissent, et dans tous les détails, les abominations sacrilèges de Gilles de Rais et le monstrueux sadisme des sorciers de Tiffauges. Messes Noires! Grâce au prestigieux talent de l'auteur d'A Rebours, quel est le salon, le boudoir et même l'office où on ne parle couramment du chanoine Docre et de Mme Chantelouve, les deux personnages démoniaques du roman de Là-Bas, emmenant au… moderne sabbat l'ahuri Durthal! M. d'Adelsward, que je sache, n'a jamais eu l'intention d'évoquer le diable, et la messe noire est la cérémonie par excellence, le rite magique essentiel institué pour établir la présence du Mauvais. Elle réunit les trois conditions, dont une seule est nécessaire pour appeler le démon et le rendre tangible aux assistants.
Trois actes, si l'on consulte le livre du grand Albert, subordonnent Sathan à ceux qui les commettent: le sacrilège, l'égorgement d'un être innocent (ce qu'on appelle, en magie noire, une colombe), et le crime contre nature. Les trois conditions étaient remplies au sabbat et sont observées rituellement dans la messe noire. L'abbé Guibourg, disant la messe sur le ventre nu de la Montespan et lisant l'Evangile à rebours, le dos du missel appuyé sur un ciboire posé entre les seins de la favorite, commettait en plein le sacrilège; l'égorgement d'un petit enfant, volé par la Voisin et dont le sang tiède éclaboussait les épaules et les reins d'Athénaïs de Mortemart, remplissait la seconde condition du rite. Le nègre géant attaché au service de la femme Voisin, et dont les grandes dames d'alors étaient folles, venait là pour accomplir le dernier cérémonial. Or, dans le rez-de-chaussée de l'avenue Friedland, je ne vois ni ciboire, ni évangile, ni enfant égorgé, ni même un nègre géant. Quelques polissons de collège et un ramassis de valets de chambre sans place ne me semblent remplacer ni la Mortemart, ni l'abbé Guibourg, ni la sinistre Voisin. La Presse y a mis beaucoup du sien. Si l'opinion publique s'est ameutée autour de cette affaire avec une curiosité passionnée, croyez que la littérature de M. Joris-Karl Huysmans l'avait fortement préparée, et que le seul espoir de trouver une Mme Chantelouve parmi les habituées du baron a fait suivre l'enquête avec cet avide intérêt.
Mme Chantelouve! Personne n'ignore, dans le monde artiste, que le livre de M. Huysmans est à clef. A l'apparition du volume, on nommait couramment ceux qui avaient posé pour le chanoine Docre et le terrible couple démoniaque. Quant à Durthal, c'était l'auteur lui-même; M. Huysmans ne s'en défendait pas. Quand on citait devant lui le nom de ses victimes, il se contentait d'un geste ecclésiastique de ses deux mains relevées en arrière, et d'un de ces sourires à yeux baissés dont les prêtres soulignent humblement la joie coupable de leurs démentis.
Mme Chantelouve! Le succès du volume fut tel que toutes voulurent s'y reconnaître. Il n'y eut pas de brasserie, à Montmartre, et d'atelier, à Montparnasse, où un petit modèle aux yeux agrandis de morphine et d'éther ne se dressât, au seul nom de Huysmans, pour s'écrier: «Son héroïne, c'est moi!»
Il y eut affluence de madames Chantelouve sur le marché. L'une avait le teint pâle et les cheveux châtain-roux de la dame; l'autre réclamait comme sienne l'eau dolente et grise, subitement allumée de paillettes d'or, de ses étranges yeux verts; celle-ci, enfin, revendiquait pour elle la froideur inusitée, dans l'amour, de sa chair hystérique, cette chair glacée et dure dont le seul contact faisait condamner et brûler, en place de Grève, les névrosés du moyen âge: chair de malade et de succube aussi.
Ce fut une épidémie dans Paris, plus qu'une épidémie, un mal endémique dans le genre de cette fameuse Danse des Morts dont furent contaminés les peuples de l'an mille. Paul Adam, dans son magistral volume intitulé Etre, a magnifié cette folie contagieuse de l'imitation. La Messe Noire eut la même clientèle enthousiaste qu'au cimetière Saint-Médard le tombeau du diacre Paris; toutes voulaient avoir conduit un amant au sabbat.
Entre tant de déséquilibrées de Là-Bas, atteintes toutes de satanisme, il me fut donné d'en connaître une assez curieuse et dont l'exemple vous convaincra de la force du mal.
C'était la femme d'un sculpteur, un ancien modèle qu'un caprice un peu sénile d'artiste avait promue au rang d'épouse légitime.
Grande et mince, avec d'admirables cheveux d'un noir bleu, rabattus sur ses tempes comme deux ailes de corbeau, Ninette Hastorg avait la chair d'hostie, blanche et diaphane et les larges yeux brillants, agrandis de cernures mauves, indéniables stigmates des grands troubles nerveux.
Ninette Hastorg! Une enfance misérable (Ninette était née dans une loge de concierge) et les pires aventures, les plus précoces aussi, avec les petits garçons du quartier, puis les jeunes rôdeurs du boulevard extérieur où ses parents habitaient, l'avaient préparée à toutes les lésions cérébrales.
D'ateliers en ateliers et de bals de barrière en arrière-boutiques de marchands de vins, Ninette avait fini, une soirée de Mi-carême, par rencontrer Jacques Dusemereau. Le sculpteur Dusemereau, ami de Bartholomé et très influencé par son art morbide et un peu larveux, devait se prendre plus que tout autre au charme de chlorose et à la minceur anémiée de Ninette. Le modèle lui posait quelques Mélusines, une Viviane et une elfe, car grand lecteur de romans de chevalerie et enthousiaste enamouré des héroïnes de Tennyson, Dusemereau joignait à un léger gâtisme une maladive obsession des fées, des ondines et de toutes les princesses des légendes, plus ou moins issues du Cycle d'Artus. Le vague de ses imaginations n'égalait que le flou de sa facture. C'était un sculpteur littéraire dans la pire acception du mot, le Michel-Ange de la stéarine, le maître même de l'imprécision, le Précurseur du modern style, ce qui est tout dire.
Ninette Hastorg devait plaire à ce modeleur d'illusions. Elle fut tour à tour pour lui Genèvre, Enilde, Iseulde, Mélisande et que sais-je encore? Par sa ligne onduleuse et surtout par sa complète absence de formes, Ninette était adéquate à l'inanité même de ses conceptions. On avait dit de Dusemereau qu'il sculptait des chevelures à la place de seins et des draperies au lieu de reins et de torses. Quand le modèle eut pendant six mois traîné à travers l'atelier l'ondoiement de ses robes, le sculpteur l'épousa. C'était le seul moyen de monopoliser l'inspiratrice de ses chefs-d'œuvre.
Le couple était pauvre, naturellement. Une femme de ménage au rabais balayait rarement l'atelier, mais de vieilles tapisseries y pourrissaient au mur. Des casques et des morions achetés au marché de la ferraille; des armes hors d'usage cueillies à des devantures de bric-à-brac s'y veloutaient de poussière et, groupées en épiques trophées, mettaient çà et là des taches pittoresques. Des vieilles chasubles déteintes et toutes les friperies du Temble voisinaient avec des Christs désargentés et des débris de vieux retables. C'était le faste et la misère des pires officines de l'école de la Rose-Croix; Ninette Hastorg évoluait dans toute cette brocante, moulée d'étroites et longues robes moyenâgeuses. De nuances glauques, elles s'échancraient sur la gorge, bordées de petits galons d'or. Sa maigreur s'efforçait d'y devenir sinueuse et, coiffée d'un petit béguin de fausses perles, un large coquelicot de velours rouge piqué dans ses cheveux noirs, Mme Dusemereau entretenait l'enthousiasme du maître par des attitudes volées à Sarah Bernhardt. Le matin, une vieille criméenne de son mari jetée sur ses simarres, Genèvre ou Gismonda courait les fournisseurs du quartier et, une boîte au lait à la main, terrorisait par l'audace de sa coiffure les enfants de la crémière et le chien du marchand de bois. Le ménage Dusemereau! La chère y était plutôt maigre. Ninette répugnait aux travaux du ménage qui auraient pu entamer le fuselé de ses doigts; l'ordinaire était fait surtout de charcuterie et de frites, mais on buvait du lacryma-christi dans un ciboire bossué de faux émaux et on mangeait dans du vieux saxe les confitures vertes des îles Fidji.
Ninette Hastorg, quoique mariée, avait conservé une facilité de mœurs déplorable; elle couchait indifféremment avec tous les amis du sculpteur. C'était pour les convaincre du talent de Dusemereau. Convaincus surtout de l'imagination de l'artiste, la plupart n'y revenaient pas. C'est dans ce milieu bizarre qu'éclatait, comme la foudre, le roman de Huysmans; le couple Dusemereau dévorait comme une manne dans le désert la prose vénéneuse de Là-Bas. Le sculpteur n'aurait pas été l'homme qu'il était s'il ne s'était immédiatement enthousiasmé pour la Messe Noire. Il n'eut pas grand'peine à convaincre les quelques ratés qui fréquentaient chez lui de la nécessité qu'il y avait à pratiquer les rites du Sabbat. C'est si troublant, si captivant et surtout si littéraire! Une messe noire s'imposait. Il décidait vite Mme Dusemereau à y jouer les pires personnages. La pensée de forniquer sans aucun risque, sous le couvert de messes noires, avec tous les hommes de son entourage séduisit immédiatement Ninette. Du jour au lendemain, le décor de l'atelier changea. D'épique il devint mystique: des flambeaux d'église remplacèrent les vieilles ferrailles, un dessus de piano, peluche et galon d'acier, emprunté à un ami, drapa un maître-autel édifié sur deux caisses. On y dressa un crucifix la tête en bas, et, gainée dans une étroite robe verte fleuragée de lis d'or, Ninette présidait l'assistance, hiératiquement assise sur les coussins d'une cathèdre. Des bagues magiques alourdissaient ses doigts, un chapelet d'opales étranglait son cou frêle, tandis que ses talons nus foulaient le vélin d'un évangile entr'ouvert. Un chat noir, celui de la concierge, trônait auprès d'elle; on lui avait mis un fil de fausses perles à la patte en guise de bracelet. Un vieux paon empaillé et dépenaillé déployait la roue ocellée de sa queue au-dessus de la cathèdre. Ninette était à la fois Junon, Circé, Mme Chantelouve, Eloa, Lilith et toutes les héroïnes du Grimoire. Une petite cire mal ébauchée par le maître de céans grimaçait entre les parois d'une cage de verre: c'était le nouveau-né nécessaire au sacrifice. Les initiés, assis en cercle, mangeaient des pains à cacheter en guise d'hosties et la Stryge incarnée n'eût pas été la Stryge si elle n'avait tenu dans sa main une tige d'iris noir. M. Joris-Karl Huysmans, invité par lettres pressantes, était attendu trois fois par semaine pour indiquer les derniers rites de l'office. Sa présence seule devait déterminer l'apparition des stigmates sur la chair de l'officiante. Or M. Joris-Karl Huysmans ne vint pas. M. Joris-Karl Huysmans est prudent. Il décrit les messes noires, il n'y assiste pas. Comme tous les empoisonneurs, M. Joris-Karl Huysmans se garde précautionneusement de toutes les substances vénéneuses.
Me pardonnerez-vous cette description loufoque? C'est la seule messe noire à laquelle j'aie jamais assisté. Tout le monde n'a pas la chance de M. Coquiot qui en vit célébrer une, l'année de l'Exposition, dans le quartier du Jardin des Plantes.