Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.
IX
CLOTILDE EVRARD
—Le poison de la littérature! A qui le dites-vous, mon cher Maxence! Il a dévasté, ravagé les dernières vingt-cinq années du siècle. Nous avons eu le public des premières de l'Œuvre pour nous convaincre de la force du mal.
Pierre Delzance, se levant de son siège, allait s'accouder à la cheminée et inconsciemment, car Pierre est un garçon très simple, y prenait la pose accoutumée des messieurs faiseurs de conférences.
—Vous souvenez-vous du public qu'y attiraient les pièces d'Otway et d'Henrick Ibsen, la Dame de la Mer, Solness le constructeur, Peer Gynt et Venise sauvée, dans laquelle Lina Munte créa une si impériale courtisane?
C'était dans la pénombre de la salle à peine éclairée, une assistance qu'on eût dit, vraiment, échappée du Sabbat, faces hâves et pâles dévorées par des bandeaux d'un noir de jais et d'un roux électrique, et, comme des trous dans ces pâleurs, des yeux pochés, vulgairement au beurre noir, tant ils étaient soulignés de kohl. Vous rappellerai-je les toilettes? Une descente de la Courtille ou une montée de bal des Quat'z-Arts! toutes les toques Renaissance à créneaux, tous les bérets de velours de la Fornarina, tous les hennins, tous les escoffions, tous les béguins de perles et de turquoises, toute la défroque des musées d'Allemagne et d'Italie échouée du fond des siècles sur les museaux de rats et les petites têtes de poules des maîtresses d'esthètes, et, chose parfois curieuse, tous les bijoux préhistoriques du Musée de Cluny, retrouvés dans la poubelle du chiffonnier du coin!
La Salomé, d'Oscar Wilde, renforçait la légion; ce monde d'aquarium et de limbes s'illuminait soudain d'apparitions mondaines. Ce furent des princesses américaines épousées, avides de peupler le vide de leurs ateliers un peu dédaignés du Faubourg, et puis des comtesses fraîches émoulues de la finance et toutes, en vue d'une sûre réclame, atteintes d'un fétichisme clamé et proclamé à tous les échos de la ville. L'une était amoureuse des grenouilles, l'autre des chauves-souris, la troisième d'un animal plus répugnant encore et toutes l'arboraient implacablement dans leurs toilettes et dans leurs mobiliers. Ce furent la marquise à l'iris noir, la comtesse au crapaud jaune, la baronne à la rose verte et la banquière aux saphirs roses. Toutes étaient mélomanes, et monomanes.
Ces rencontres du monde avec les fervents de l'Œuvre donnaient naissance à quelques romans à clef; tous les amis des belles ulcérées brandirent leurs plumes et vengèrent d'une épithète impérissable ou d'un mot de génie l'involontaire injure faite à leur Simonetta, à leur Godelive et à leur Mélisande outragées. Tout cela est déjà loin.
—Mais pas si loin que vous voulez bien le dire! interrompit Claude Vigant, si j'en juge par la virulence de l'attaque! Quelle rancune vivace! On la croirait d'hier! Qu'ont bien pu te faire ces malheureux esthètes pour mériter cette fonte de bile? Aurais-tu été évincé par une de ces Mélisandes que tu arranges si bien?
A quoi l'interpellé:
—En effet, je leur garde une dent, car, avec toutes leurs simagrées, ils m'ont gâté un des plus émoustillants souvenirs de ma jeunesse. Non que je puisse prétendre devoir à ces pitres la rupture d'une liaison ou la fin d'un amour. Non, c'est à la fois beaucoup moins sérieux, et, si on y songe, beaucoup plus grave; car, de ma brève aventure avec Clotilde Evrard, j'avais gardé dans la mémoire comme un coup de soleil et, sur mes lèvres, comme un goût de framboise et aussi de Rœderer. Cela avait été si brusque et si imprévu, cette rencontre ou plutôt cette présentation d'un soir chez Marcelle Blondin, la pensionnaire de la Comédie-Française imposée au sociétariat par la haute influence du duc de Chenonceaux!
C'était en 1883 ou 1884; Marcelle Blondin, déjà sur son déclin de jolie femme, mais en pleine apothéose de sa vie de courtisane, venait de s'installer dans le luxueux petit hôtel du boulevard Pereire, celui-là même où elle est morte quatre ans avant l'Exposition. Près de trente ans de galanteries et d'intrigues lui permettaient un train de quatre-vingt mille livres de rentes parmi les mobiliers de style et les bibelots authentiques d'une demeure alors cotée sur les grands-livres des antiquaires et des commissaires priseurs. Marcelle y recevait la cour et la ville, c'est-à-dire pas mal de journalistes, bon nombre de députés, un sénateur, deux académiciens et toute une marée de gens de lettres dont la plupart ne revenaient pas parce que mieux accueillis ailleurs. Marcelle avait fait trop longtemps du théâtre pour ne pas bouder la littérature. En revanche, il y avait chez elle affluence de peintres, de graveurs et de sculpteurs. La dame avait de beaux restes qu'elle confiait assez volontiers à l'ébauchoir des uns et au pinceau des autres; ses amies de théâtre prétendaient qu'elle préférait de beaucoup le pinceau. L'élément féminin y était représenté par des petites actrices de l'Odéon, où Marcelle avait longtemps régné. Marcelle aimait protéger. Quelques demi-vertus, discrètement entretenues par de hautes personnalités politiques, puis des femmes divorcées, quelques bas-bleus et la chiromancienne en vogue alors. Salon de haute tenue et légèrement faisandé, où la prostitution aurait été presque bourgeoise sans les allures de Mécène arborées par la dame et tout le clan de jeunes rapins, de jeunes poètes aussi chevelus que membrés et trapus qui trouvaient boulevard Pereire, le feu, le couvert et le reste.
Comment y fus-je introduit? J'avais dix-neuf ans, et je venais de publier mon premier volume de vers. La comédienne avait eu la fantaisie de me connaître; un de mes sonnets païens, un des plus hardis, d'ailleurs, avait frappé Marcelle. «Amenez-le-moi, avait-elle dit à un de ses intimes qui se trouvait être de mes amis, je suis curieuse de voir le profil d'un homme moderne qui a un tour d'esprit aussi grec». Et l'Athénien de Montmartre fut conduit chez l'Aspasie de la porte Bineau, Aspasie qui, à vrai dire, m'apparut très dix-huitième siècle.
Marcelle recevait dans un austère et vaste salon tout en boiseries de chêne clair copiées, on eût dit, sur le parloir de quelque chapitre de Dames nobles; les plus beaux groupes de Saxe et quelques Nattier signés complétaient l'illusion. Il y avait foule, ce soir-là, chez la maîtresse du duc de Chenonceaux. Parmi les très jolies femmes, très jolies et très décolletées, dont les épaules et les seins nus animaient le rez-de-chaussée du petit hôtel de la favorite, celle qui, à peine entrevue, me captiva de suite et retint toute la soirée mon attention un peu émue, fut Clotilde Evrard.
Son grand charme était sa jeunesse: ses dix-huit ans, l'éclat d'une chair rose et blonde, la limpidité des yeux frais comme des fleurs, la gracilité même de sa nuque et ses bras comme vermillonnés aux coudes (encore un peu pointus, les coudes), lui donnaient une saveur incomparable au milieu de toutes ces beautés savantes et de tout ce luxe de haute galanterie, où le piment de la parure s'exhalait dans le ferment des fards. Clotilde Evrard avait, en plus, la séduction d'une voix limpide et chantante, une voix de source, la source dont ses prunelles d'eau bleue avaient aussi la fraîcheur. Vêtue d'une simple robe de gaze verte, sans un bijou, une guirlande d'églantine jetée d'une épaule à l'autre en sautoir: en vérité, la plus délicieuse créature.
C'était la femme d'un explorateur, parti la veille pour le Siam. En partant, ce mari avisé avait confié Clotilde à Marcelle Blondin; la comédienne avait pris sous sa protection cette candeur; elle en faisait les hommages à ses amis avec une pointe de malice, affriolant les désirs des hommes et envenimant la vanité des femmes au spectacle de tant de jeunesse. Mme Evrard demeurait boulevard Pereire. Lectrice, pupille, dame de compagnie ou amie d'un ordre intime? Toujours est-il que l'artiste affectait vis-à-vis de la jeune femme des attitudes et des gestes de grande sœur; elle ne la quittait pas d'une seconde et évoluait, parmi ses invités, un bras passé autour de la taille de Clotilde, en la couvant du plus câlinant regard.
—M. Claude Vigant, un poète. Je vous ferai lire ses vers, Clotilde; c'est un garçon qui promet; ses héroïnes vous ressemblent.
Et cela avait été ma présentation à la jeune femme de l'explorateur.
Mes yeux la suivirent toute la soirée. Vers minuit, au moment du souper par petites tables, une mignonne main se posait sur mon épaule et m'arrêtait au passage:
—Monsieur Claude Vigant, je ne vous tiens pas quitte: il me faut mon autographe. Vous avez bien, pour moi, quelques vers?
Je m'inclinai devant la comédienne. Alors, elle, avec un fin sourire:
—Clotilde, que voici, va vous conduire. Vous trouverez dans mon atelier, au premier, tout ce qu'il faut pour écrire. Ici, il n'y a rien. Je veux de vous au moins un quatrain et une belle signature pour ma collection de tambourins. (C'était la grande mode d'alors; les tambourins remplaçaient l'album; les dessinateurs y laissaient un croquis, les peintres un lavis d'aquarelle, poètes et prosateurs des lambeaux de phrases et de vers). Allez, Clotilde, je vous confie monsieur. Et ne soyez pas longtemps.
Je ne me le faisais pas dire deux fois. Je m'engouffrais derrière un tumulte soyeux de jupes et de dessous de gaze; deux jambes frêles, nacrées par les bas de soie, montaient allègrement devant moi.
Dans l'atelier de la comédienne, Mme Evrard appuyait sur le commutateur; la solitude d'un vaste hall meublé de divans et de peaux d'ours s'illuminait dans le désordre un peu convenu de touffes de palmiers et de chevalets, tous chargés d'un portrait de la dame de céans. Clotilde détachait un tambourin vierge d'une collection pendue aux murs et m'installait devant une table.
Elle était demeurée debout derrière moi, attendant l'inspiration. Je ne trouvais rien, très ému par sa présence, par son silence aussi. Il y eut une minute dangereuse. D'en bas, des bouffées de valses et des éclats de rire montaient par la porte entr'ouverte. Je me retournai vers mon guide et regardai Clotilde de bas en haut; elle sourit. Une main, la sienne cette fois, se posait sur mon épaule, et son sourire se penchait sur le mien; nos deux bouches se touchèrent, se prirent, se confondirent. Je m'étais levé, vibrant, dressé comme un ressort; nous nous étreignîmes d'un même mouvement instinctif, et, les lèvres agrafées aux lèvres, nous buvant l'âme l'un à l'autre, nous roulâmes sur les peaux d'ours.
—Vous auriez pu fermer la porte ou tourner le commutateur! Quels enfants vous faites!
C'était Marcelle. Inquiète de notre absence, elle venait de nous surprendre prolongeant encore nos caresses et nos baisers. Clotilde s'était relevée, réparant son désordre.
—Allons, je ne suis pas jalouse. Et vous? vous n'avez rien écrit, naturellement!… Mais c'est encore un beau poème!
Quelle charmante femme que cette Marcelle, et quelle délicieuse et spontanée créature que cette petite Clotilde, avec ses élans de petite fille, sa tendresse instinctive et irraisonnée d'enfant!
J'en emportai un inoubliable souvenir. Je ne devais la revoir que dix ans après, justement à une représentation de l'Œuvre. C'est à peine si je la reconnus, dans la longue femme émaciée, aux yeux agrandis et cernés de kohl dans une face de morte, que je croisai dans les couloirs. Elle vint d'elle-même à moi. Son joli visage, envahi de bandeaux bouffants d'un or violent et factice, s'animait d'un sourire vorace et d'un étrange regard. Elle me parut amaigrie, d'une maigreur voulue qu'exagérait encore une espèce de tea gone en drap gris imprimé de larges noirs, à la ferronnière, en plus, qui lui barrait le front d'une larme d'opale. C'était la sinuosité ophidienne de la Mélusine de Dampt. Clotilde me serrait la main et me quittait pour rentrer dans une avant-scène; elle l'occupait avec deux femmes, spectres romantiques dans son genre, et trois hommes chevelus en redingote de velours noir.
Je n'avais fait qu'échanger deux mots avec Clotilde; mais, dans ces deux mots, Mme Evrard m'avait donné rendez-vous pour le lendemain, à Nogent. Elle habitait Nogent, maintenant; elle était la Muse et le modèle de Joë Macphermore, le poète irlandais, à ses moments perdus sculpteur et cirier d'art. C'est elle qui lui avait posé sa Tête de Méduse, refusée, naturellement, par l'imbécillité du jury, au dernier Salon du Champ de Mars. Elle était toute dévouée au grand artiste qu'était Macphermore, malgré les vingt ans qu'il avait de plus qu'elle. Depuis longtemps elle avait lâché Evrard. Mais, surtout, que je ne manquasse pas de l'aller voir le lendemain à Nogent. Le cirier serait à Paris.
J'y allais plus par curiosité que par désir, je vous l'avoue, effaré d'avance par tout ce que je devinais d'artificiel, de voulu et de malsain dans cet intérieur d'esthète et de poète-sculpteur. Macphermore habitait un petit cottage dans l'île de Beauté. C'était un home d'une déplorable banalité dans sa prétention artiste, et dont d'admirables vitraux (admirables parce qu'anciens) dissimulaient mal la misère. Clotilde me reçut dans un retiro tendu de toile à voile, orné d'une frise de roses et de têtes de mort: des empâtements de cire de couleur jetés là par son esthète. Des chardons bleus de dunes, et ces légers feuillages de nacre dits monnaie du pape, jaillissaient de grosses poteries vernissées posées dans tous les coins. A part cela, aucun meuble, si ce n'est un large divan encombré de coussins en velours liberty. Clotilde m'y attendait, vautrée dans les plis jaunes et verts d'un peignoir. Il régnait, dans cet antre, une odeur d'encens, de benjoin et de moisi. C'est à peine si je voyais Clotilde; elle avait gardé dans son nouvel avatar le spontané de sa décision de jadis. J'entrai. Elle m'attirait à elle, me nouait les bras autour du cou et me faisait trébucher parmi les coussins. Nos bouches se reprirent; mais, tout à coup, je ne sais quoi de froid et de résistant se mêlait à nos baisers. C'était, sur mes dents, un heurt de perles dures; un goût de métal empoisonnait ma bouche, et je manquais de m'étrangler. Clotilde voyait mon trouble.
—Ne t'effraie pas, me disait-elle; c'est mon chapelet que je tiens entre mes dents et que je mêle à nos caresses. Le sacrilège, vois-tu, pimente le plaisir!
Clotilde, la divine et puérile Clotilde de l'atelier de Marcelle, voilà ce qu'en avaient fait ces imbéciles esthètes intoxiqués de Joris-Karl Huysmans, ces pauvres hallucinés de messes noires!
Non, je ne leur pardonnerai jamais.