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Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.

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MAURICETTE

(Croquis de Cour d'Assises)

Il est, de par le monde, un Bordeaux plus beau que nature, le Bordeaux des grisettes en madras couleur de flamme et d'or, le Bordeaux des grands crus de Médoc et de haut Sauternes, des cuisines canailles et relevées, embaumant l'ail et la corruption chère aux palais blasés du Midi, le Bordeaux des royans, des cèpes et des écrevisses que les frères de Goncourt ont découvert dans leurs Pages retrouvées.

Vieux Bordeaux charmant, contourné, tarabiscoté de rocaille, construit par M. de Tourny, intendant de Guyenne et où M. de Tourny, qui est mort il y a cent ans de cela, revient rôder la nuit en habit de velours; vieux Bordeaux aux ruelles tortueuses, tour à tour ensoleillées et sombres, où la femme rencontrée vous sourit de l'œil et de la dent, deux clartés dans le sourire; rues de peintre où, pour peu que la chaussée monte et que des grisettes s'y étagent, piquant le gris des murailles de la tache rouge ou jaune de leur madras, vous croyez voir la lumière jongler avec des oranges et des pommes d'amour.

Le Bordeaux dont les maîtres aquafortistes d'Auteuil nous ont donné la merveilleuse gravure que voici:

«Les moines pendus sur deux rangées que je vis hier au marché, leurs robes noires et brunes agitées par le vent… dès que le coq a chanté ce matin… se sont métamorphosés en de grands parapluies à chevalet. Maintenant, ils garent les marchandes du soleil. Et du vert, du blanc, du rouge, du rose; et sur ce tapage de toutes les couleurs, des pans d'ombre rousse tombés des parapluies couleur tabac. Et les passages menant au marché, abrités de vieilles toiles à carreaux ou à pois bleus; et là-dessous, un air tiède et comme soyeux, une ombre transparente et dorée, un rayonnement tamisé où se silhouettent mollement hommes et femmes; et par tous ces couloirs, un frétillement de servantes, la nuque lumineuse; et ici et là, une filtrée de soleil cinglant une pointe de madras, une jupe, une loque, un ventre de saumon, un pétale de fleur, de la mèche d'un fouet de feu; et par échappées, des toits de tuiles noircies par les années; et le clocher, à la pierraille brodée, de Saint-Dominique, qui met à l'horizon le mensonge de l'Espagne; et des brises à la fraise et des rires plus rouges que les fraises, et des yeux de velours derrière des bottes de roses!»

Joli décor où placer, dans le premier drame qu'un des mille et trois membres du Syndicat tirèrent de l'affaire Prado, la première rencontre du señor comte Linska de Castillon et de Mauricette Couronneau, la jolie dentellière bordelaise,—cadre pittoresque où dérouler l'idylle à la fois naïve et cynique de leurs amours, piquée là dans ce sinistre et banal assassinat de la rue Caumartin comme un pimpant œillet rouge dans la défroque ignoble d'une prostituée.

Mais laissons la parole aux Goncourt: la littérature a parfois des intuitions, sinon des divinations singulières.

—«Mais n'ai-je point eu la Vision de la belle Hérodiade dans cette reine des tripes debout devant un pilier de la halle, poursuivent les auteurs de Germinie Lacerteux. Elle avait un bien beau madras jaune tendre à fleurs roses. Un col à grandes dents serrait son col dru dans sa cangue de neige. Un caraco de soie promettait, soulevé, une vierge robuste. Droite comme une statue, les bras croisés, elle mâchonnait entre ses lèvres un demi-sourire, ainsi qu'une rose de chair. Des festons de mou l'auréolaient de rouge et tout autour d'elle, les larges couteaux battaient les billots, les viandes saignaient et des hommes trapus, tabliers blancs aux épaules, passaient farouches, pliant sous les quartiers de bœuf.

«Tranquille et insouciante, elle laissait saigner et ensanglanter tout autour d'elle. Dans un tonneau, une tête dépouillée, toute rougeoyante et l'œil bleuâtre, la regardait sans qu'elle la vit: une tête faisant penser à la tête de saint Jean-Baptiste.

«A chaque tempe, la belle bouchère avait deux féroces accroche-cœur.»

Mauricette Couronneau, elle, n'a pas d'accroche-cœur à ses tempes, mais, toute blonde, mignonne et fluette que soit la jolie dentellière, elle n'en apparaît pas moins sur son banc des accusés, d'où elle charge avec une voix si douce cet ignoble gredin de Prado, la sœur, enfantine et d'autant plus terrible, de l'Hérodiade aux tripes entrevue par les frères d'Auteuil. Ce n'est plus, en effet, une tête dépouillée, toute rougeoyante et l'œil bleuâtre, une tête faisant penser vaguement à un chef de saint Jean-Baptiste, qui surnage dans le sang auprès d'elle: c'est bien une tête humaine, exsangue, aux yeux révulsés de supplicié, le cou béant sous la large entaille du couperet, la tête de Prado de Linska, de l'homme qu'elle a aimé, de l'homme à qui elle s'est donnée, du père de son enfant, et qu'elle envoie si doucement et si sûrement à l'échafaud, plus doucement et plus sûrement qu'Eugénie Forestier, la maîtresse et la fille galante, qui perd son sang-froid et s'emballe et gâterait tout, et l'accusation et ses dépositions, sans la calme douceur et le mince et continuel petit jet d'eau glacée des réponses de sa rivale.

Y aurait-il donc une justice ici-bas? Ce don Juan de l'assassinat, ce boucher et ce bourreau de femmes, a été perdu non par son crime, mais par l'amour même de deux de ses victimes: c'est une terrible haine féminine, la plus venimeuse et la plus cruelle de toutes, la haine née de la jalousie et de l'amour, qui a conduit Linska sur le banc des assises. Cet amour, fait de caresses et de terreur, lui a livré tour à tour Eugénie Forestier et la blonde Mauricette, et jusqu'à la rencontre de ces deux maîtresses mises tout à coup en présence, il les a terrorisées, prises et dominées par la toute-puissance de cet amour. Car cet homme à femmes est laid, d'une laideur de voyou espagnol, décharnée et terreuse. Il y a en lui et du bohémien de Goya et du comprachicos; les comparses ou les complices qui s'agitent dans son ombre: José Garcia, Roberto Andres et sa maîtresse, Encarnacion Prades, Ybanes lui-même, teints de cire jaune, yeux de braise étincelants dans des faces creuses et plissées, cheveux gris hérissés, crânes huileux et chauves, sont de véritables types échappés au San-Benito de l'Inquisition,—et c'est, au milieu de ces mines basses de gitanos brocanteurs de bijoux de filles assassinées et de bohèmes égorgeurs de femmes, que s'épanouissent tout à coup, comme deux fleurs à la fois lumineuses et vénéneuses, fleurs de coquetterie et de prostitution, Eugénie Forestier, la blonde grasse, plantureuse et superbe, à la peau satinée, chère aux hommes, la fille entretenue à deux mille francs par mois,—et Mauricette Couronneau, la petite modiste bordelaise, pimpante et mignonne, toute de grâce et de poésie naïve, cynique et vierge, Mauricette Couronneau qui se livrera dans l'arrière-boutique de sa mère au premier gentilhomme qui lui parlera bijoux et mariage, la grisette dénuée de sens moral qui, enceinte d'un Espagnol, accepte à toute épreuve un fiancé d'Allemagne, reçoit et porte bagues et bracelets qu'elle sait pertinemment volés, et, maîtresse d'un assassin, vit et profite, sans remords, du produit du butin du crime jusqu'au jour où, se sachant trompée, et mise en présence d'une rivale, peut-être un peu par terreur aussi, elle cherche un prêtre, un pasteur, un officiant quelconque pour délier sa conscience et, de gaieté de cœur, envoie Linska à l'échafaud.

N'en déplaise à madame votre mère, à cette bonne Mme Couronneau qui aimait tant son Fred, et qu'aiment tant ses gendres, vous êtes une gueuse, mais une jolie petite gueuse, ma blonde Mauricette. La Carmencita de Prosper Mérimée est, ne vous en déplaise, à vous, quelque peu votre sœur et cousine!

Ah! la crânerie en moins cependant, car tous avez eu peur! Modiste de Bordeaux, de l'espèce qu'entretient et doit épouser, après fortune faite, le Jean Barada du Frère-Yves, le joli matelot bordelais, moulé comme un dieu grec et qui fait, grec ou non, monnaie de son joli corps, vous êtes de celles aussi qu'un Linska de Castillon trouve toujours prêtes à le suivre dans tous ses châteaux en Espagne, avec escale à Royan, au cabaret du Bracelet d'Or. Alouettes du Midi, on vous prend au miroir avec ou sans facettes: le contenu du coffret à bijoux suffit, y aurait-il un peu de boue et même de sang autour.

Vous quittez lestement le logis maternel et le réintégrez de même. Les mères de modistes étant un peu les mêmes partout, même à Bordeaux, vous avez facilement un amant à Madrid et un fiancé de Leipzig, même de Bucarest; l'amant pour les promenades chez les pâtissiers célèbres de la ville, les dîners fins, les soirées au Grand Théâtre et les parties joyeuses à Royan, ce Bougival-sur-Gironde des noceurs de Bordeaux; le fiancé prussien pour encaisser l'enfant de l'amant et le reste.

Vous portez même assez gaiement les bijoux des filles assassinées et ne vous tirez pas mal du commerce des reconnaissances. Maîtresse de chef de bande, en cas d'alerte vous emportez d'abord la caisse: deux mille francs d'effets de chez ma tante. C'était paraît-il, pour rembourser les frais de madame votre mère. Oh! vous avez l'amour de la famille! mais, comme l'a malheureusement dit Linska, vous ne sautez pas moins allègrement par dessus le berceau de votre fils pour dénoncer son père à la justice, et si vous avez mangé la grenouille à Paris, vous avez, comme on dit, mangé le morceau à Marennes!

Oh! cette entrevue des deux femmes, des deux maîtresses tour à tour lâchées et reprises et trompées, au dépôt de la prison! Ces deux blondes ont vendu ce brun señor, sec et fumé comme un havane. Il y a toujours une casserole dans une fille, comme le dit si pittoresquement l'argot des prisons; casserole, une délatrice, celle qui fait du bruit, du scandale, celle qui rapporte, raconte, dénonce et vend. Le poteau ne maquille jamais son poteau (complice), la fille vend, trompe son amant! Vous avez tremblé de rage et de jalousie, Mauricette, ma jolie dentellière au si joli et si charmant petit nom, Mauricette! et vous avez parlé, ma fine dentellière, et aujourd'hui, haineuse, froidement obstinée dans votre haine, une haine où grandit une terreur atroce (la terreur de l'homme qui vous tuera certainement, vous et votre ex-rivale, s'il sort des assises innocent), vous le chargez et l'accablez doucement, l'étranglant dans vos protestations d'amour, le noyant si vous pouviez dans vos larmes! A côté de la tête saignante de l'assassinée, de la fille égorgée dont tous avez porté les bijoux et les bagues, une autre tête exsangue et convulsée s'ébauche dans votre ombre,—fantasque et sinistre dessin à l'Odilon Redon,—dont vous êtes la jeune et cynique Hérodiade, petite gueuse naïve, Mauricette au nom captivant et charmant!

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