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Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.

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III
UN ÉTRANGE COLLECTIONNEUR

—On ne saurait assez tonner et fulminer contre ces cerveaux à l'envers de symbolistes, d'esthètes et autres chasseurs de coquecigrues qui, l'imagination farcie d'idées de l'autre monde, en contaminent, au hasard des rencontres, les jolies filles de la rue parisienne et, avec leurs prétentieuses pratiques, transforment en insupportable pécore la plus exquise midinette. Voici le cas de Céline Amyot, dite Dolly: vous verrez à quel péril échappa cette douce enfant!

Et Jacques Portail, enjambant une chauffeuse, y accoudait son indolence coutumière. La joue appuyée sur un bras, dans une pose avachie et canaille, il y allait maintenant de son histoire. Plus récitée que dite, d'une voix monotone et chantante, l'histoire! Mais cette monotonie et cette nonchalance, la malice d'un regard aux aguets sous les cils baissés, les démentait de tout l'éclat de deux yeux gris et sournois.

—Je commence. M. Henri Dormoy avait des habitudes si déplorables, si déplorables, qu'il était devenu la fable et l'effroi de son quartier. M. Henri Dormoy habitait l'Ile-Saint-Louis. Un vieil hôtel voisin de l'hôtel Lambert avait l'honneur de l'avoir comme locataire. M. Dormoy y occupait, au quatrième, un vaste appartement, en enfilade, dont toutes les pièces regorgeaient d'armes et d'armures datant de tous les siècles, depuis l'époque des Croisades jusqu'au commencement de la Révolution.

M. Dormoy était un collectionneur émérite, coté chez tous les antiquaires de Paris et particulièrement chez ceux de la rive gauche, car, avec ses quatorze mille livres de rente (pas un fifrelin de plus), M. Dormoy ne pouvait aborder les grands marchands des rues Lafayette, Le Peletier et Drouot. Il n'en possédait pas moins une assez précieuse Almeria dont les pièces, pour la plupart authentiques et quelques-unes fort rares, n'auraient pas déparé les galeries de l'Arsenal. Il y avait là des armures complètes du temps de la chevalerie, en acier poli, (armets, brassards, jambards et cuissards), qui, réajustées, reconstituées et pendues aux murs, dressaient, de ci, de là, dans la solitude des chambres, des spectres assez formidables.

M. Dormoy possédait aussi toute une série de casques: casques pointus de l'invasion Northmande, monteras à capulet d'acier de l'occupation sarrazine, morions à visière grillagée ou se déclenchant en bec de cormoran, plus hideux que des masques, salades et rondaches datant des guerres de religion, et des hautberts et des cuirasses damasquinées de la Renaissance espagnole, et fleuragées d'or de la Renaissance italienne, et des cimiers niellés d'argent sur acier bruni, et des épées, et des cimeterres, et des masses d'armes, et des hachettes, et des poignards, et des stylets, et des dagues, et des arcs, et des arbalètes, et des flèches, et des carquois: le tout religieusement entretenu et astiqué par M. Dormoy lui-même qui, fidèle en cela à la tradition des collectionneurs, laissait juste à ses chers bibelots la couche de poussière nécessaire pour velouter le métal et rehausser l'éclat terni des ors!… Mais tout cela, me direz-vous, ne constitue pas des habitudes déplorables et vous ne voyez pas de quoi ameuter tout un quartier, fût-il de Saint-Louis-en-l'Ile, contre l'innocent M. Dormoy!

C'est que M. Dormoy ne se contentait pas de collectionner les armes anciennes. M. Dormoy aimait aussi les jolies filles, les très jeunes filles surtout. Ce collectionneur était aussi un paillard, et plus qu'un paillard, un acharné et fin chasseur de jeunes minois et de chairs fraîches. S'il aimait la vétusté dans les armures, il appréciait davantage la jeunesse chez les personnes du sexe, qu'il invitait insidieusement à visiter ses collections.

M. Dormoy, n'ayant que ses quatorze mille francs de rente, ne pouvait songer aux célébrités de la haute galanterie, célébrités dont la fraîcheur est, d'ailleurs, plutôt problématique—mais si merveilleusement suppléée par l'artifice des onguents et des fards!

M. Dormoy, comme beaucoup de célibataires, courait après les petites ouvrières: trottins et midinettes étaient les proies charmantes que guettait sa vieille expérience de faune parisien. Il en avait peu rencontré de rebelles: toutes les demi-vertus de Saint-Louis-en-l'Ile avaient connu ses caresses gloutonnes et sa voracité de vieux marcheur. M. Dormoy était un fureteur. Il avait la même sûreté de flair en bibelots qu'en femmes,—les femmes! ces délicats bibelots de chair et d'amour dont malheureusement les années déprécient la valeur,—et, comme tous les vrais passionnés, M. Dormoy poussait ses recherches dans tous les quartiers de Paris. M. Dormoy ne dédaignait pas les plus lointains faubourgs.

Cet appétit du sexe, si déréglé qu'il fût chez M. Dormoy, n'aurait pas suffi à le déprécier aux yeux des bourgeois de Saint-Louis-en-l'Ile si cet amateur de vieilles armures et de très jeunes femmes n'avait eu l'étrange manie de faire entrer les divers objets de son culte dans de coupables combinaisons. Sadisme de vieux célibataire ou déviation de ses sens de collectionneur? M. Dormoy n'avait-il pas la prétention d'enfermer dans le corselet de ses vieilles armures le corps frissonnant des jeunesses amenées par lui dans son appartement! C'est sous la cuirasse des anciens preux qu'il aimait à posséder la chair apeurée de ses victimes. Les pauvrettes étant dévêtues, il les affublait d'armets et de cuissards de chevaliers, ou bien encore les emprisonnait dans les cottes de maille des wikings et, une fois casquées et bardées de fer, il se ruait sur elles comme autrefois Néron, dans le cirque, se précipitait sur la nudité des martyres chrétiennes préalablement insinuées dans des peaux de bêtes. La gêne et l'effroi des malheureuses ainsi captives dégénéraient en crises d'épouvante et de larmes. L'appartement du célibataire s'emplissait de plaintes, de supplications, de balbutiements et de cris. Pour deux luronnes qu'amusait la mascarade et qui prenaient la chose en riant, les autres sortaient des armures de M. Dormoy les chairs froissées et l'âme endolorie, convaincues d'avoir eu affaire avec un fou et jurant bien de ne plus y revenir.

Il faut croire que le collectionneur trouvait un certain ragoût à ces menus drames: crises de larmes et pâmoisons, scènes de désespoir et de terreur lui chatouillaient délicieusement les sens car il n'y renonçait pas, le vieux birbe! Il s'y était acquis une réputation déplorable. Le peuple traduit ces cas équivoques d'un mot: c'est un homme à passions.

M. Dormoy était donc un homme à passions… Où peut conduire le goût des jolies filles et des vieilles armes! Ce goût très particulier de M. Dormoy, je l'ignorerais encore si le hasard, cette Providence des amoureux, ne m'avait mis sur le chemin de Mlle Céline Amyot dite Dolly, troisième mannequin chez M. Prust, robes et manteaux, rue Saint-Honoré, succursale à Nice et à Vichy, correspondant à Londres, etc.

Dolly était le surnom que lui donnaient ses camarades, incitées à affubler d'une origine anglaise cette grande et jolie fille au menton un peu long et au nez un peu court, mais à la carnation si lumineusement rose (en contraste avec ses cheveux bruns), que Céline Amyot eût pu, en effet, très bien naître Irlandaise. De l'Irlande, elle avait même les yeux d'outremer et d'orage, d'un bleu mobile et verdissant. Mais un bagout si parisien!

Céline Amyot était de Montmartre, de la rue des Trois-Frères, tout simplement.

Fille d'un colleur d'affiches, elle était une des mille et trois midinettes que la rue de la Paix et les rues avoisinantes lâchent, vers onze heures du matin, sous les marronniers des Tuileries. Comme un essaim d'hirondelles et de moineaux francs, cela s'abat sur les bancs, autour des statues, et, dans un tourbillon de jupes bien coupées et de chevelures brillantes, cela s'installe par groupes, au hasard des sympathies, papote, ramage et déballe hors des paniers, sur des papiers gras, babas au rhum et cervelas! Charcuterie et pâtisserie: le déjeuner des Midinettes. Les hauts ombrages de l'ancien jardin royal font un cadre de verdure, au printemps, et d'or somptueux, en automne, à leur grâce alanguie et pliante. Combien d'anémies et de tuberculoses, en effet, parmi toutes ces fraîcheurs de peau et de regards! Pis! combien, parmi ces joliesses guettées, proies, hélas! certaines, pour la prostitution du boulevard!

Je ne serais pas le philosophe que je suis, si je n'aimais, de temps à autre, à suivre, et de très près, les ébats et les menus propos du petit peuple parisien.

Ce fut par une bleue matinée de juillet que me furent révélés la grâce fine et veloutée d'hirondelle, car mince et de silhouette arrêtée et pieuse comme elle, et le charme gamin de moineau de Paris de Mlle Dolly; ce profil, on eût dit, dessiné par Burne-Jones, et cet esprit gavroche, mi-Gavarni et mi-Forain!

C'était non loin du bassin. Ce matin-là, toute une bande de rieuses et toutes jeunes échappées d'atelier y chipotaient, au hasard des chaises et des bancs, un déjeuner sommaire: des cerises et des fraises achetées à la livre à la petite voiture d'une marchande des rues, moins un déjeuner qu'une dînette, mais, pour restreint que fût le menu, les Midinettes ne s'en amusaient pas moins. Une folle hilarité secouait les tailles souples et renversait les nuques blondes et brunes groupées en cercle autour du récit désopilant de l'une d'elles. Que pouvait bien conter cette rosse de Dolly?

Dolly! le nom fusait comme un rire sur toutes les lèvres.

—Non, elle était crevante, cette Dolly! Ces histoires n'arrivaient qu'à elle!

—C'était pas croyable!

—Bien sûr qu'elle inventait!

—Il n'y en avait pas deux comme elle.

Et toutes ces demoiselles s'esclaffaient.

—Comme ça, le vieux avait voulu l'enfermer dans une armure, dans une chose tout en fer comme on en voit dans tous les tableaux qui représentent des batailles, ou bien encore au Musée de Cluny! Non, bien sûr qu'elle se payait leur tête!

Je m'étais approché, attiré par tant de gaieté et par tant de jeunesse.

L'histoire que racontait Dolly était son aventure avec le collectionneur de l'île Saint-Louis. C'était, avec quels détails pimentés et dans quel argot pittoresque, le récit, par le menu, de sa première rencontre avec le vieux garçon, sa poursuite forcenée par les grimpettes de la Butte et ses savants travaux d'approche, puis l'ouverture des pourparlers, la prière de venir visiter chez lui ses armures, rien qu'une petite visite sans conséquence.

—Et ne me dites pas que je vous rappelle une fille que vous avez perdue ou votre sœur: on me l'a déjà faite à la ressemblance! Je ne donne plus dans ces godans-là. Suffit; j'ai promis, j'irai et pas plus tard que dimanche. Maintenant, avancez-moi dix francs. Je vous les rendrai: c'est pour papa. C'est bon, vous êtes un type chouette. Maintenant, au plaisir!

Dolly avait vraiment de la décision. Il fallait l'entendre narrer son entrée chez M. Dormoy:

—Un vieil hôtel, vieille roche comme dans les romans de M. Georges Ohnet, genre Mademoiselle de la Seiglière. Ça me porte au recueillement. Quatre étages, c'est haut; à la maison, y en a six et je ne me plains pas. Je sonne. C'est lui qui ouvre. Un musée, mes petites chattes, un vrai musée de vieilleries, rien que de la ferraille là-dedans, mieux qu'un musée, un décor… le deuxième des Cloches de Corneville ou le troisième de la Dame Blanche… On connaît son répertoire! Je me dis: je me suis gourrée, c'est un peintre. Ce n'est pas pour ce que je croyais: je vais donner une séance. Pourtant, un petit goûter préparé me donne à réfléchir: ces petites chatteries-là, ça fleure toujours la manigance. Et lui, obséquieux, des prévenances, me servant lui-même: «Un doigt de marsala ou bien un peu de champagne. Goûtez ces pains fourrés au foie gras.—Oui, mon petit père, je te vois venir.» Et quand, bien gentiment, une fois au dessert, il me caresse un peu longuement les épaules et me passe les mains sur les hanches pour s'assurer si je suis bien faite.

—«Oui, une très bonne constitution, que je lui réponds, ne vous émotionnez pas comme çà! Je vois ce qu'il vous faut. Je vais vous faire ce plaisir». Et houp! en deux temps, trois mouvements, j'ôte mon corsage et je dégrafe ma jupe. Me voilà en chemise. Du même coup, voilà mon bonhomme à genoux, les yeux blancs, les mains jointes, en extase et si cocasse et si touchant que j'ôte ma chemise comme le reste. «—Admirable! une Eve, une Vénus Anadyomène, une Psyché!» qu'il s'écrie alors, et un tas de noms grecs que j'ai déjà entendu dire à des peintres. «—Attendez, mon enfant». Voilà qu'il se lève, court dans l'appartement, disparaît par une porte puis revient par une autre, avec un casque, une espèce de casque de pompier surmonté d'une sorte de serpent. «—Ne bougez pas». Et il m'assujettit sa marmite sur la tête. C'était d'un lourd et ça me serrait les tempes, mais à crier, tant ça m'appuyait sur le crâne. Mais lui, les yeux fous, de s'écrier: «C'est héroïque! c'est de l'époque, du roman chevaleresque, c'est de l'Aristote et c'est du Tasse aussi!» et un tas de billevesées qui étaient peut-être des salauderies. Je commençais, moi, à en avoir assez et je grelottais, bien qu'il y eût un grand feu de bois dans la chambre. «Dites donc, monsieur, est-ce que vous en avez encore pour longtemps? Cette comédie-là, ça ne va pas finir?»—«Attendez: un peu de patience, mon enfant.» Il me retire le casque, enfin, mais va en chercher un autre. Il en rapporte un bien plus haut, un bien plus gros encore et, surtout, bien plus pesant. «Encore celui-là, rien qu'une minute, ma divine!»—«Non, vous vous f… de ma poire!» «Oh! la petite mutine! Rien qu'une minute pour faire plaisir à papa». Je suis bonne fille: j'y consens. Me voilà, le front à la torture, sous sa nouvelle marmite, cette fois empanachée, emplumée comme une queue de paon, et voilà mon bonhomme qui retombe dans ses digue-digue. Il se prosterne: «C'est Bradamante! mais c'est Clorinde! c'est la belle Heaulmière!»—«Mais, tâchez donc d'être poli!» et je remets mon casque à cet insolent. Vous croyez que c'était fini? Ça ne faisait que commencer! Ne voilà-t-il pas qu'il décroche du mur une cuirasse en fer et des tas de ferraille qui s'adaptent aux bras, aux cuisses, au ventre, comme qui dirait à tout le corps, et ce loufoque voulait m'emprisonner là-dedans! Me voyez-vous dans cette ferblanterie, moi qui ai les seins si sensibles, et la peau de mes hanches, donc! Alors, je me suis fâchée: «Plus souvent, vieil outil! Allez au bain, non, à la douche! Je t'ai assez vu, échappé de Charenton!» Et, le bousculant, lui et toute sa ferraille, j'attrape mes frusques et je gagne la porte. Mon bonhomme, empêtré dans toutes ses antiquailles, avait trébuché et se débattait, tombé dedans. Il saignait du nez, parole!… C'est bien fait! Des fous de ce tonneau! Qu'est-ce qu'il lui fallait, à ce vieux criminel? Est-ce que ma beauté et mes dix-huit ans ne lui suffisaient pas?

Et, sur un regard droit planté dans mes yeux, je m'avançai vers la conteuse:

—Moi, je m'en contenterais, mademoiselle: je serais même très heureux.

—Et vous ne m'embêterez pas, ripostait la jolie fille. Vous n'avez pas l'air d'une moule. Payez-vous le café à la société?

—Je paie!

Et c'est ainsi que Dolly et Portail devinrent, le même soir, amant et maîtresse! Tout cela, grâce à la collection d'armures de M. Dormoy.

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