Yves Kerhélo
VII
A Mlle Corentine Kerhélo, chez Mlle Martineau, à Fouesnant (Finistère).
Port-Saïd, 6 mars 1872.
Ma chère Corentine,
Me voilà en terre ferme, après une bien longue traversée. Du petit café où je l’écris, on voit l’entrée du canal, le ciel bleu, les quais tout blancs sous le soleil : un soleil ardent qui ne ressemble guère à celui de notre Bretagne. Ah ! que je suis loin du pays ! loin du clocher de Fouesnant, loin de ma grande sœur, la seule parente qui me reste ici-bas, la personne que j’aime le mieux au monde. Mais ne crois pas que je sois triste et découragé, — au contraire ! Plus je vais, plus je me dis : le monde est si grand qu’il n’y manque pas de place pour ceux qui veulent se remuer. Dans dix ans d’ici, je reviendrai chez nous avec un joli magot ; nous rachèterons la maison de nos parents, et tous nos meubles, et le courtil, et tout ce que nous avons perdu après la mort de notre père ; et tu tiendras mon ménage si tu n’es pas mariée.
Pour le moment, je travaille de mon mieux et je ne suis pas à plaindre. Le capitaine Simon est vraiment un bien bon patron ! Il m’a pris en amitié parce qu’il voit bien que je fais tout mon possible pour le contenter ; il s’intéresse à moi. — « Je ne veux pas que tu t’abrutisses, m’a-t-il dit, et que tu oublies ce que tu as appris à l’école. » — Aussi le dimanche, et même dans la semaine, quand le service est fini, il me prête des livres et m’entourage à m’instruire. Aujourd’hui j’ai tout mon temps parce que la Vendée attend son tour de passage pour entrer dans le canal de Suez. Le canal n’est pas assez large pour que deux bateaux puissent y passer de front et on est forcé de prendre la file pour s’y engager.
Dans le port de Suez.
Il faut que je te raconte mon voyage jusqu’ici. Tu dois avoir reçu une lettre datée de Nantes où je te disais comment mon premier patron, le capitaine Jaouen, m’avait recommandé au capitaine Simon et placé sur la Vendée qui porte à Saïgon un chargement de houille de Cardiff. C’est une cargaison lourde, mais peu embarrassante ; une fois qu’elle est casée, elle n’a pas d’avarie à craindre. Nous avons eu beau temps pour la traversée du golfe de Gascogne ; nous avions bon vent, ce qui a soulagé la machine, et nous avons marché lestement. En traversant le détroit de Gibraltar, j’ai bien regardé les côtes qu’on voit très nettement quand le temps est clair. Du côté de l’Afrique, ce sont des montagnes abruptes, baignant leur pied dans la mer ; la côte d’Europe est plus basse, mais le roc de Gibraltar s’avance et forme un promontoire qui se détache de la terre comme un immense bloc de rocher. Nous avons suivi le littoral de l’Algérie, mais de trop loin pour que j’aie rien pu voir. Le capitaine est pressé d’arriver dans la mer des Indes ; il a toute sa provision de vivres et d’eau ; nous ne nous arrêtons nulle part, à mon grand regret ; ici, nous voilà bien forcés de rester tranquilles, bon gré mal gré. Nous sommes amarrés dans un grand bassin, au milieu de navires de tous les pays et de toutes les sortes, montés par des équipages de toutes les couleurs aussi. Il y a des blancs, des noirs, des jaunes, des Français, des Danois, des Portugais, des Anglais, — oh ! beaucoup d’Anglais ! — des Grecs, des Italiens, des Chinois, des Malais. Tous ces gens-là crient, chantent des chansons de leur pays, font la lessive, pendent leurs drôles de guenilles sur le pont pour les faire sécher, ou cuisinent des ragoûts dont le chien d’Alain ne voudrait pas.
Ce matin, nous avons reçu la visite d’un bonhomme qui portait une belle calotte rouge très molle avec un long gland de soie bleue, une sorte de redingote, à longue jupe, serrée à la taille et boutonnée jusqu’au cou, et des pantalons larges d’en haut et étroits d’en bas. C’était un médecin égyptien qui venait pour l’inspection sanitaire. Il s’est assuré qu’il n’y avait à bord ni choléra, ni petite vérole, ni fièvre jaune. Comme nous étions tous en parfait état, il a visé notre patente de santé, et nous a laissés descendre. J’ai une grande impatience de traverser le canal de Suez, j’y ai pensé si souvent du temps où j’apprenais la géographie à l’école ! Il me semble que je vois encore la ligne rouge qui le dessinait sur la carte murale, entre les fenêtres ; — et dire que j’y suis pour de vrai !
Adieu, ma chère sœur, il faut bien te quitter et expédier cette grande lettre. Je t’en écrirai une autre d’Aden, et puis après, tu seras longtemps sans recevoir de mes nouvelles, car l’océan Indien n’est pas bagatelle à traverser. Écris-moi à Saïgon poste restante. J’ai été bien heureux de trouver ici la bonne lettre avec le petit mot d’Alain, — ce brave Alain, mon bon camarade ! Je lui envoie une cordiale poignée de main. Présente, je te prie, tous mes respects à Mlle Martineau, et aussi l’expression de toute ma reconnaissance pour ses bontés. Combien j’ai le cœur soulagé en pensant qu’elle te garde auprès d’elle, et que tu vas pouvoir, tout en lui rendant service dans son petit ménage, continuer tes études avec elle, et devenir une institutrice, comme elle l’a été elle-même pendant si longtemps et comme notre père et notre mère le désiraient !
N’oublie pas de faire mes compliments et amitiés à tous les gens du pays qui te parleront de moi, et, quand tu m’écriras, dis-moi si tu passes bientôt ton examen de brevet simple. Je t’embrasse de tout mon cœur, de toutes mes forces.
Yves Kerhélo.