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Yves Kerhélo

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XVIII

Les semaines succédaient aux semaines, les mois aux mois, et Yves Kerhélo ne quittait pas la Nouvelle-France… D’abord, il avait été longtemps trop faible pour reprendre son trafic, puis le père Pillot avait été malade pondant six semaines, d’une furonculose[37]. Criblé de clous, ne reposant ni jour ni nuit, il était hors d’état de diriger sa maison. Sa fille le soignait avec une tendresse infatigable et Yves le remplaçait de son mieux. Puis Haï-phong se peuplait rapidement : colons, ouvriers, employés, soldats y arrivaient en foule, autant de clients pour le café Pillot qu’on avait dû agrandir. Yves s’était rendu fort utile pour les travaux, pour l’aménagement, pour la surveillance, devenue plus compliquée, par suite de l’affluence des consommateurs et de l’augmentation du personnel des boys. Sous sa direction jeune et ferme, tout marchait rondement et la gaîté était revenue au logis…

[37] Maladie commune au Tonkin.

— Eh bien ! Yves, voilà le beau temps tout à fait solide, dit, un joli matin d’avril, le père Pillot qui fumait béatement sa pipe, allongé dans un fauteuil de rotin, tandis que son compagnon, après avoir terminé le rangement de toute une cargaison de bière, arrivée dès l’aube du jour, se reposait, assis sur une natte à la manière annamite. Est-ce que tu ne me parles pas de tes projets pour l’avenir ? (Il le tutoyait paternellement.)

— Mes projets ? Je ne sais pas trop si j’en ai… Je suis si heureux avec vous qu’il me semble que je ne pourrais plus vivre content hors d’ici.

— Hem ! hem ! fit le bonhomme en tirant une grosse bouffée de sa pipe, c’est très bien, mon garçon : ce que tu me dis là me fait grand plaisir ; moi aussi, je t’aime beaucoup et tu me rends de fameux services, mais enfin, ça ne peut pas toujours continuer ainsi. Tu es jeune, il faut penser à te pousser dans le monde, et à mettre de côté quelque chose pour tes vieux jours. Tu ne gagnes rien avec nous, je ne puis pas te payer ce que tu vaux, je n’en ai pas le moyen ; tu n’es ni mon domestique, ni mon associé, ça ne te fait pas une position, mon enfant. Je parle dans ton intérêt, car, enfin, j’aurai gros cœur quand tu nous quitteras, mais on doit aimer ses amis pour eux et non pour soi, n’est-ce pas, boy ?

— Certainement, monsieur Pillot, je sais que c’est pour mon bien tout ce que vous me dites, répondit Yves d’un ton où il entrait beaucoup plus de conviction que d’enthousiasme.

— Et puis, on ne sait qui vit, qui meurt. Si je m’en allais retrouver là-haut ma pauvre Geneviève, qu’est-ce que deviendrait la Nouvelle-France ? Jennnette ne pourrait pas la gouverner toute seule, il faudrait donc vendre, et le nouvel acquéreur…

— Quant à ça, s’écria Yves, subitement ranimé, si ce malheur-là arrivait, l’acquéreur ne serait pas loin. J’ai un petit fonds de quelques centaines de piastres, je reprendrais la Nouvelle-France et vous savez bien que je paierais jusqu’au dernier sou tout ce qui reviendrait à Mlle Jeannette. Ce n’est pas moi qui voudrais lui faire tort d’un centime, certes ! Je me mettrais au feu pour elle !

Un sourire malin éclaira la figure du bon homme ; il cligna de l’œil, tout en débourrant sa pipe avec un soin tout particulier.

— Oui, je le sais, mon ami ! J’en suis bien sûr, mais il y à encore une grosse épine. — Ce petit bijou de fille-là est à marier ; on me l’a déjà demandée plus d’une fois, et même j’ai trouvé pour elle des partis très avantageux. Elle dit toujours non ; mais, un jour ou l’autre, elle dira oui, tu comprends, et alors, quand il y aura un gendre dans la maison…

— Je n’y resterai sûrement pas une minute, s’écria Yves en bondissant. Vous n’avez pas tort, père Pillot, de me parler si franchement, et je vous prouverai tout de suite que je sais faire mon profit d’un bon avis. Pour ma paillotte, il n’y faut plus penser. Le Chinois a pris toute ma clientèle et puis les choses ont tant changé depuis trois ans ! Il y a maintenant des maisons de commerce de bien des sortes à Haï-phong, je n’y pourrais réussir qu’en vendant des boissons, je ne veux pas vous faire concurrence. Je m’en vais partir pour Hanoï, j’en ai entendu parler ces jours-ci, peut-être bien que j’y monterai un petit café ; je l’appellerai la Nouvelle-France, — ce sera un souvenir d’ici, ajouta-t-il d’une voix tout à fait lugubre.

M. Pillot le regarda en dessous d’un air de bonhomie narquoise.

— Qu’est-ce que tu as besoin d’aller devenir patron d’une Nouvelle-France à Hanoï quand tu en as une sous la main ? dit-il.

— Comment ! balbutia Yves, vous voulez vous retirer, monsieur Pillot ?

— Me retirer ? pas du tout ! mais je m’alourdis, je ne suis plus ce que j’étais autrefois, un associé jeune et actif m’irait tout à fait, et puisque nous nous entendons si bien toi et moi, pourquoi ne serais-tu pas cet associé ?

— Mais,… monsieur Pillot,… mais… le gendre ?

— Si le gendre et M. Kerhélo ne font qu’un, crois-tu qu’ils se battront ?

— Jézuz ma Doué ! s’écria Yves, — revenant au langage breton dans l’excès de son émotion. Est-il bien possible ? Vous êtes bon comme le bon Dieu, monsieur Pillot ! Tout mon sang ne serait pas de trop pour payer ce bonheur-là !… Mais Mlle Jeannette !

— Est-ce que je t’aurais parlé comme ça, si je n’étais pas d’accord avec elle ? Il y a longtemps que vous vous connaissez, que vous vous estimez, que vous vous aimez tous deux. Tu es le mari qu’il lui faut, elle est la femme qui te convient ; moi je t’ai vu à l’œuvre, dans la prospérité et dans la peine, tu sais faire face à l’une et à l’autre, tu es un homme de cœur, tu rendras ma fille heureuse.

— Ah ! monsieur Pillot !… monsieur Pillot, dit Yves éclatant en sanglots, et il se sauva suffoquant sous une joie trop lourde à porter.

....... .......... ...

La noce fut superbe. « Je veux que rien n’y manque et qu’on se croie dans notre pays dijonnais, avait dit le vieux Bourguignon. Il y aura bal, festin et tout le tremblement. Jeannette sera vêtue de soie blanche et couronnée d’oranger et deux violons conduiront le cortège. »

On parla longtemps à Haï-phong des splendeurs de cette fête-là. M. et Mlle Pillot étaient allés faire les emplettes à Saïgon. Yves s’était fait habiller de pied en cap par un tailleur chinois d’un talent hors ligne. M. et Mme Royer avaient accompli des prodiges d’élégance ; la flotte, l’armée, la résidence avaient fourni un personnel tout à fait éblouissant au point de vue des uniformes, et on avait pu se procurer les violons, chers au père Pillot, parmi les matelots d’un bateau en rade ; un cornet à piston et une clarinette étaient même venus apporter un appoint très notable aux flons-flons de l’orchestre. Le plus fameux cuisinier chinois d’Haï-phong prêta ses talents au repas de noces, qui fut sans pareil pour la variété des mets, la dimension des plats et le nombre des bouteilles vidées.

Le bal dura jusqu’au jour ; il avait lieu sous une tente fort joliment ornée de fleurs, de feuillages, de draperies et surtout de ces lanternes en papier que l’imagination des Orientaux, infiniment plus féconde que la nôtre sous ce rapport, sait varier de mille façons, tant pour la forme que pour la couleur.

La Nouvelle-France en était toute enguirlandée. De grands mâts en bambou plantés de distance en distance étaient reliés par des chaînes de feuillages auxquelles pendaient de grandes étoiles lumineuses ; les arbres étaient chargés de ballons rouges, verts, bleus, violets, semés à profusion dans leur verdure sombre. A dix heures du soir, un feu d’artifice vint inonder de sa pluie de feu les eaux du Song-tan-Back, au ravissement des indigènes accourus en foule pour contempler ces merveilles, et une large distribution de sapèques mit le comble à l’allégresse générale.

Le mariage d’Yves Kerhélo fut le début d’une période d’années heureuses pour lui et sa famille. La Providence récompensait enfin son courage, son honnêteté, toutes les grandes vertus dont il avait donné la preuve pendant les temps difficiles. Parfaitement heureux en ménage avec sa chère femme, qui partageait toutes ses idées et lui en fournissait même de nouvelles au besoin, traité comme un fils par son excellent beau-père qui lui laissait une entière liberté dans toutes ses entreprises, il avait pu donner l’essor à tout ce que son esprit inventif lui suggérait pour attirer la clientèle et étendre son commerce.

La Nouvelle-France n’était plus reconnaissable. A la paillotte avait succédé une construction en briques presque élégante. Ce n’était encore qu’un rez-de-chaussée, mais les murs étaient solides, le toit de chaume bien peigné, les fenêtres garnies de volets, le sol pavé de briques, nettoyé à fond et sablé de frais tous les matins, comme dans les petits cafés flamands. Devant la porte, Yves avait fait établir une chaussée, en briques également (la pierre est fort rare dans le pays), ce qui évitait les amoncellements de boue, et rendait plus facile le maintien de la propreté à l’intérieur.

Aux alentours, un joli jardinet alignait ses plates-bandes entourées de petites palissades en bambou. Mme Kerhélo qui adorait les fleurs le soignait avec amour. Elle avait même fait venir des graines de France et se montrait justement fière de ses corbeilles de zinias, d’œillets de Chine, de chrysanthèmes. De belles touffes de cycas, cette plante splendide qui rappelle les forêts des temps primitifs, décoraient de leurs majestueuses palmes vertes l’entrée du café et même l’intérieur ; des aralias, des lataniers formaient des massifs verdoyants, et un jeune banyan[38], planté par Yves la veille de son mariage, promettait de nombreux rejets pour l’avenir.

[38] Arbre singulier dont les branches poussent de longs rejets qui en touchant terre y reprennent racine.

Les officiers de marine avaient pris à gré le gai café Pillot et leurs instances décidèrent Yves à joindre un restaurant à son débit de boissons.

Il avait trop à surveiller chez lui pour faire la cuisine lui-même ; d’ailleurs, il était maintenant M. Kerhélo, notable commerçant d’Haï-phong, et préférait laisser le détail de la besogne à son personnel. Mais il est toujours bon, quand on commande, d’avoir, comme on dit, mis soi-même la main à la pâte ; on se fait mieux obéir et on évite bien des écoles. Il attacha à son établissement un excellent cuisinier chinois, et comme il veillait minutieusement au choix des provisions et aux menus des repas, il eut, en peu de temps, la vive satisfaction de voir renaître à la Nouvelle-France l’ancienne vogue de la Renommée des poulets frits.

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