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Yves Kerhélo

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XVII

— Quel temps étouffant, voisin Kerhélo ! on suffoque ! Il n’y a pas un souffle d’air, et quelle chaleur ! — trente-quatre degrés, à l’ombre, — dit le père Pillot en regardant le thermomètre pendu au-dessus du comptoir.

— J’en ai bien trente-neuf dans ma paillotte, répondit Yves, peut-être quarante, elle est moins grande que votre café, l’air s’y renouvelle moins aisément. Je n’ai pas fait grande cuisine aujourd’hui, tout se gâte, par ce temps orageux, et d’ailleurs personne n’a le courage de se promener ni même de manger.

— Pour moi, j’ai déjeuné avec une tasse de café noir et un croûton de biscuit, reprit M. Pillot, et je n’ai de cœur à rien. Jeannette est chez sa tante, elle passe là tout son temps depuis la naissance de sa filleule ; vous savez comme elle est ! Elle soigne la mère, elle dorlote le poupon, elle range la maison, elle fait marcher le ménage au doigt et à l’œil. Pendant ce temps-là, je suis seul au logis, et ce n’est pas gai ! — Ouf ! ouf ! — ouf ! et le bon homme s’éventait avec son large chapeau de paille annamite.

— Ça ne sert à rien de s’éventer par un temps pareil, dit philosophiquement Yves, c’est de la chaleur qu’on rabat sur soi. Mais voyez-vous ces nuages là-bas comme ils s’amassent ? Eh ! on dirait que le vent se lève.

— Ce ne serait pas trop tôt ! on me trouvera mort sur la porte de la Nouvelle-France si cette chaleur-là continue.

— Comme Théodore Meunier, qu’on a ramassé ce matin sur le quai.

— Bah ! Meunier est passé de vie à trépas ? d’une insolation alors ?

— Et puis de trois verres d’absinthe qu’il avait bus coup sur coup, pour se rafraîchir, disait-il.

— Il a été rafraîchi pour de bon. C’est tout de même bien triste de mourir comme ça tout de suite, sans avoir le temps de se reconnaître, et si loin des siens. Vous êtes donc allé en ville ce matin ?

— Oui, j’avais une commission pour Midan, l’employé des ponts et chaussées. Il est ici maintenant, et bien installé dans une paillotte neuve, solidement amarrée avec des liens de rotin retenus par des piquets.

— Oui, crainte des typhons ; vous auriez dû en faire autant à la vôtre qui est isolée et offre de la prise au vent.

— Je regrette de ne pas l’avoir fait quand je l’ai construite. Tous les jours, je me dis qu’il faut m’y mettre, et puis vous savez comme je suis occupé ; le temps passe, et les choses restent comme elles sont.

— Oui, le temps passe ! voilà bientôt six ans que je suis arrivé avec ma pauvre femme. Jeannette avait quinze ans, elle court sur ses vingt et un…

— Et moi, il y a trois ans que j’ai débarqué là-bas, un beau soir de juin, avec une demi-piastre pour tout avoir.

— Et aujourd’hui, vous êtes à la tête d’un bon petit établissement.

— Qui grandira, j’espère…

— Vous faites bien vos affaires, vous avez de l’argent de côté ; ce n’est pas comme Durand le marchand de liqueurs qui n’a pas tenu douze mois, et Arthur Cabassis, le coiffeur de la rue Chinoise qui est parti en laissant des dettes de tous les côtés. Il m’a fait perdre une vingtaine de piastres, cet animal-là.

— Durand buvait son fonds, et Cabassis est un écervelé, joueur et paresseux. On n’arrive à rien sans peine, ici comme ailleurs, ici plus qu’ailleurs même. Mais sentez-vous comme le temps changé depuis un instant ? le vent s’est levé ; il souffle du nord.

— Du nord ! de l’est plutôt, je le sens sur ma joue droite.

— Ma foi, on le croirait du midi ; voyez-vous comme le drapeau de la caserne flotte ? Bon ! le voilà revenu au nord.

— Et la pluie commence.

— Je rentre chez moi, j’y ai à faire. Bonjour monsieur Pillot.

— Bonjour, Kerhélo.

Yves, aidé de son boy, s’empressa de mettre à couvert son étalage et ses fourneaux, et n’ayant pas de besogne pressée pour l’instant, se mit à regarder tomber la pluie ; c’était une occupation peu divertissante, mais un lourd malaise pesant sur lui le rendait nerveux et incapable de tout travail suivi. Il décrocha son surtout ciré, s’en enveloppa et retourna à la Nouvelle-France demander si l’on n’avait pas besoin de ses services pour quelque coup de main d’extra ; mais là aussi, tout le monde était à la somnolence et au farniente, jusqu’à Jeannette elle-même, qui, étendue dans une berceuse de rotin, jouait nonchalamment avec la longue queue de son joli chat gris[35]. Quant au père Pillot, debout devant son baromètre, il considérait d’un air soucieux la colonne de mercure, arrêtée au plus bas de l’échelle.

[35] Les chats annamites, doux et gracieux, ont une queue très longue.

— Savez-vous ce que ceci nous annonce ? dit-il, en tapotant du bout de son gros doigt sur le tube de verre. Un typhon, et pour bientôt, pour ce soir peut-être.

— Croyez-vous ? la pluie semble diminuer.

— Mais le vent souffle !…

— J’ai tout fermé chez moi, je ne risque rien, ce n’est pas la première fois qu’un typhon passe sur ma paillotte.

— Celui-ci sera fort, écoutez…

Une sorte de grondement continu rugissait sourdement, et l’averse recommençait.

Il plut toute la nuit, et le lendemain matin, le jour naissant éclaira un ciel gris, chargé de lourdes nuées, rayé obliquement par les ondées que le vent chassait avec une violence toujours croissante. Par instants, une rafale furieuse balayait le sol, emportant dans son tourbillon tout ce qu’elle rencontrait sur son passage et les murs frêles des paillottes tremblaient sous son brutal coup d’aile.

A mesure que la matinée avançait, le ciel s’obscurcissait davantage ; une sorte de crépuscule sombre enveloppait la ville d’une teinte sinistre, la pluie et le vent faisaient rage. A midi, le typhon était dans toute sa grandiose horreur, la tempête éclatait en hurlements sauvages, entrecoupés de sifflements, de roulements de tonnerre, de coups sourds et redoublés. Parfois quelques minutes d’accalmie se produisaient, il semblait que l’ouragan fît provision de nouvelles forces. Alors, quand il reprenait, c’étaient des catastrophes soudaines, brusques, irrésistibles ; les toits des paillottes, enlevés comme des plumes, allaient tomber cent mètres plus loin ; les constructions en planches, disjointes en une seconde, s’écroulaient ou couvraient l’espace de leurs débris dispersés. On voyait çà et là courir quelque être humain affolé, le visage meurtri par les grains de sable que le vent incrustait dans la peau, cherchant un abri et ne le trouvant que pour le perdre un instant après.

La Nouvelle-France, solidement construite et bien assujettie par des cordes de liane, tenait bon, mais une formidable bourrasque s’abattit sur les casernes, fit une rafle complète des toits et souffleta si rudement la paillotte d’Yves, qu’elle chancela, se disloqua sous l’effort qu’elle avait fait pour résister, et s’affaissa tout entière d’un côté, comme arrachée du sol par une force surnaturelle. C’était, semble-t-il, le dernier méfait du typhon, celui par lequel il couronnait son œuvre de destruction. La violence du vent se ralentit par degrés ; vers trois heures, une lueur pâle éclaira le ciel, du côté d’où le monstre était venu, les rafales s’éloignèrent tout en devenant moins fortes ; le soir, après douze heures de durée, le cyclone[36] avait disparu, allant porter ailleurs les ravages, la désolation et la mort.

[36] Typhon est le nom chinois du cyclone.


La paillotte s’affaissa tout entière.

Le bon M. Pillot n’avait pas attendu jusque-là pour s’inquiéter de son jeune voisin. Aussitôt qu’il avait pu ouvrir la porte et faire quelques pas dehors, il avait chaussé ses énormes bottes de marais et, couvert d’un caoutchouc, s’était dirigé vers la paillotte renversée. Heureusement ni Yves ni son boy n’étaient blessés, et tous deux, à grand’peine, essayaient de se frayer un passage à travers l’inextricable enchevêtrement des bambous, des pieux, de la charpente du toit. Ils y parvinrent enfin, avec l’aide de quelques soldats qu’on envoya de la caserne, et, trempés de pluie, les mains et la figure ensanglantées par les écorchures, bleuies par les contusions, les vêtements souillés de boue et ruisselants d’eau, ils vinrent se réfugier à la Nouvelle-France, où leur excellent hôte aurait voulu les retenir ; mais Yves, aussitôt qu’il eut avalé un grog bouillant et repris un peu ses sens, retourna sur le lieu du sinistre pour voir ce qu’il pouvait sauver.

Après beaucoup de travail et d’efforts, il tira des décombres sa malle, son coffre (celui de Saïgon), quelques caisses de marchandises : le reste écrasé, couvert d’eau et de boue n’avait plus aucune valeur. Le père Pillot donna asile à ces épaves de la catastrophe et recueillit chez lui le pauvre Yves.

Celui-ci était brisé de corps et d’âme. Encore une fois, la destinée venait de l’arrêter cruellement sur le chemin de la fortune. Il n’avait pourtant pas tout perdu, comme dans l’incendie ; en quelques jours sa paillotte pouvait être reconstruite, son mobilier reconstitué, sa clientèle lui restait et il lui suffirait du gain de trois mois pour se remettre à flot. C’est ce que lui répétait le bon cafetier, après un souper auquel ni l’un ni l’autre des convives n’avait fait honneur.

— Allons, Kerhélo ! mon garçon ! du courage ! lui redisait-il pour la centième fois. Quand on n’a perdu ni bras ni jambes dans des coups pareils, il faut encore s’estimer heureux, que diable ! Vous êtes jeune, bien portant, c’est l’affaire d’une huitaine de jours pour tout réparer. Cette fois-ci, vous me ferez le plaisir de construire solidement votre paillotte ; dans ce pays maudit, on vous a des typhons tous les six mois ; vous le savez aussi bien que moi ; il est prudent, il est indispensable de s’y prendre de façon à leur résister ; voyez ce que j’ai fait pour la Nouvelle-France… Mais le pauvre garçon ne m’entend pas ; — il dort…, il est épuisé, éreinté, — il y a bien de quoi, certes ! Il a une triste mine ; — c’est drôle comme il est changé ! — Yves ! donc ! Yves Kerhélo !!!

Il dormait en effet, d’un sommeil lourd et douloureux. Il rêvait qu’il était là-bas, au pays, sur les côtes de Bretagne. Sa mère et Corentine, debout sur un rocher, lui tendaient les bras : il voulait s’élancer vers elles, mais ne le pouvait pas, ses jambes étaient retenues par les madriers d’une épave, — cette épave qu’il avait cherché à dépecer autrefois, il y avait bien longtemps, avec Alain, quand ils étaient enfants ; — il faisait de vains efforts pour se délivrer de cette dure étreinte, et la lame furieuse venait rouler sur lui, remplissant ses yeux de sable et ses oreilles de bourdonnements. Il se courbait, elle passait, puis une autre arrivait, aussi lourde, aussi froide, aussi brutale, et une autre encore,… et une autre encore,… il tentait de remuer,… respirer,… crier,… impossible !… Il entendit sa mère l’appeler, fit un effort désespéré pour lui répondre, se réveilla,… ouvrit les yeux,… se leva,… un nuage passa devant sa vue, une nausée subite lui fit monter un peu d’écume aux lèvres, un frisson de mort courut dans ses veines, tout sembla tourner autour de lui ; il essaya de marcher,… le sol se dérobait sous ses pas ; il étendit les bras, poussa un faible cri et vint tomber comme une masse aux pieds de M. Pillot.

C’était le début d’un accès de fièvre pernicieuse.

On le transporta à l’hôpital. Pendant trois jours il fut entre la vie et la mort, mais la jeunesse a des ressources infinies, et puis, c’est le privilège des vies sobres, saines et sages, de conserver au corps toute sa force de résistance contre la maladie. Un débauché eût été emporté au second accès. Yves avait le sang pur et vigoureux ; il absorba, sans en trop souffrir, la quinine à doses massives, suivant l’énergique expression en usage, et le quatrième jour, comme au sortir d’un rêve, il se vit couché dans un lit blanc, un vrai lit, sous une longue paillotte où s’alignaient des lits semblables. Un médecin de la marine lui tâtait le pouls d’une main, tenant de l’autre sa grosse montre à secondes ; une sœur de Saint-Vincent-de-Paul, sous sa blanche cornette, regardait le malade avec compassion.

— Quatre-vingts, quatre-vingt-un, quatre-vingt-deux… Ce gaillard-là est sauvé, ma sœur, mais il revient de loin ! Il nous a donné du fil à retordre avec son délire ! Il faut maintenant qu’il reprenne des forces, il en a rudement besoin ! Me reconnaissez-vous, mon garçon ?

— Oui, docteur, dit Yves d’une voix faible qui semblait venir de bien loin, vous êtes M. Bathelin, le médecin de la Comète, c’est vous qui m’avez dit, l’autre jour, de faire toujours bouillir l’eau pour…, pour…, ah ! je n’y suis plus…

— Bon ! bon ! ne vous fatiguez pas ; — pour tuer les microbes ; — je suis bien aise de voir que vous ne m’avez pas oublié. Allons ! ça va bien, faites tout ce que la sœur vous dira et vous serez sur pieds d’ici peu.

Ceci était plutôt un encouragement bienveillant qu’une prédiction. Il se passa un long mois avant qu’Yves pût quitter l’enceinte de l’hôpital. Il était resté pendant plus d’une semaine faible comme un petit enfant, ne pouvant se servir de ses membres, ayant peine même à suivre le fil de sa pensée, et plus grand’peine encore à la formuler. Puis les forces étaient lentement revenues, mais sans ramener le désir de l’action. Il ne trouvait jamais trop longues les heures passées dans son lit ; il prenait un singulier plaisir à attendre l’heure du repas, à regarder les sœurs allant de droite et de gauche, distribuer des soins, des consolations, des paroles caressantes comme celles des mères.

Des amis venaient le voir ; tous les jours, la bonne face du père Pillot apparaissait au seuil de la salle. Il racontait les histoires de la ville, les désastres causés par le typhon, le vide que faisait l’absence d’Yves, et comment les soldats se lamentaient de ne plus avoir leur restaurateur.

Il n’ajouta pas, cependant, qu’un Chinois bien avisé avait déjà établi près de la caserne une maisonnette de briques fort ornementée de dragons de faïence, où il débitait une cuisine digne de rivaliser avec celle d’Yves. « Les mauvaises nouvelles se savent toujours assez tôt », pensait le digne homme, et d’ailleurs, ce n’est peut-être pas un mal. Ce brave garçon-là a trop de mérite pour faire toute sa vie ce métier de petit traiteur. J’ai mon idée, j’ai mon idée !…

Une épidémie de dysenterie vint frapper les soldats, mal défendus contre l’humidité dans leurs paillottes défoncées, au sol fangeux, aux murs crevassés. Chaque jour amenait à l’hôpital des fournées de nouveaux malades ; Yves, à peu près remis, dut céder la place, et recourir à la bonne hospitalité du père Pillot.

....... .......... ...

La chaleur avait cessé, la saison des pluies commençait, il ne faisait pas bon à vivre en plein air, surtout pour un convalescent. Assis devant un feu de bois auquel il présentait ses mains blanches et amaigries, le pauvre garçon regardait d’un air sombre la flamme qui léchait les parois de la cheminée et s’envolait en fines étincelles. Il se sentait faible, incapable, sans courage, même sans espoir. Des larmes qu’il n’avait pas la force de retenir coulèrent sur ses joues creuses, et un soupir, une sorte de sanglot souleva sa poitrine.

Jeannette Pillot, qui allait et venait pour mettre le couvert, s’arrêta devant lui, toute bouleversée de cette grande douleur mal contenue.

— Il ne faut pas vous décourager ainsi, monsieur Kerhélo, dit-elle d’une voix plus douce que de coutume. Vous avez déjà eu bien des traverses dans votre vie, vous les avez surmontées, vous ferez de même cette fois-ci.

— Les autres fois, mademoiselle Jeannette, j’avais de la jeunesse, de la force, de la santé et de l’énergie, mais aujourd’hui…

— Eh bien ! aujourd’hui, vous avez toujours la jeunesse, la force reviendra, la santé aussi, et, quant à l’énergie,… si elle ne veut pas revenir toute seule,… aidez-la un peu ! dit-elle avec un petit coup de tête résolu.

— Je ne demanderais pas mieux si je pouvais, dit Yves d’un ton dolent, mais je ne me reconnais plus, je suis fini…

— A vingt-trois ans ! Voilà bien les hommes ! Aussitôt qu’ils sont un peu malades, ils se croient perdus, ils sont tous des poules mouillées !… Ah ! si les femmes étaient comme eux !

— Si vous aviez eu un accès de fièvre pernicieuse, mademoiselle Jeannette, reprit Yves, que les reproches de la jeune fille tiraient un peu de son apathie, vous ne traiteriez pas si facilement les gens de poules mouillées !

— Si vous croyez que je n’ai jamais rien eu ! J’ai été très, très malade de la dysenterie ; c’était du temps où vous viviez comme un ours et où vous ne veniez jamais nous voir, c’est pour cela que vous ne le savez pas. Voilà une maladie qui vous enlève les forces ! Mais je ne me suis pas effrayée, j’ai pris sur moi tant que j’ai pu, parce que je savais combien mon pauvre cher papa avait besoin de moi. J’ai pourtant bien été six semaines sans pouvoir m’occuper activement du ménage, mais je travaillais tout de même ; aussitôt que j’ai pu remuer les doigts, je me suis mise à faire de la charpie pour nos soldats blessés, et les sœurs en étaient bien contentes ! Et puis, quand j’ai été plus forte, j’ai repris mon tricot et mon ouvrage au crochet. J’ai fait vingt-trois carrés de ma couverture ! c’est ça qui l’a avancée !

— Mais moi, je n’ai pas de couverture au crochet à faire, et dites-moi un peu si je suis capable de reconstruire ma paillotte avec ces mains-là ? Elles ont assez abattu de besogne, certes ! mais maintenant, que voulez-vous qu’elles fassent ?

— N’importe quoi, — des écritures, des choses tranquilles.

— C’est ça ! je vais demander une place dans les bureaux, et j’irai gratter du papier à la résidence.

— Mon oncle, et bien d’autres le font, dit Jeannette d’un ton grave ; mais il ne s’agit pas de cela.

— Je ne peux cependant pas rester à la charge du père Pillot, à mon âge, comme si j’étais un vieillard infirme, dit Yves amèrement.

— A la charge ! Quel vilain mot ! vous n’êtes pas une charge pour nous, et quand même vous le seriez, — ce qui n’est pas, — dit la jeune fille avec un air d’autorité, est-ce qu’on ne doit pas s’entr’aider dans ce monde et secourir ceux qui sont dans la peine ? Vous y êtes aujourd’hui, et nous vous aidons de notre mieux, et de tout cœur ; — qui sait si nous n’y serons point demain ? et alors ce sera votre tour de nous aider. Mais voilà ! jusqu’à présent, vous vous êtes tiré d’affaire grâce à votre force, à votre habileté, et vous croyiez qu’il en serait toujours ainsi, que vous seriez toujours le maître de votre vie, et Dieu vous a envoyé la maladie pour vous faire voir que l’homme ne doit pas compter sur lui seul et qu’il est à la merci des événements.

Yves ne répondit pas ; il regardait avec une admiration respectueuse la jeune fille qui lui parlait avec cette téméraire franchise. Ses yeux noirs, brillants, éclairaient sa jolie figure, elle était, dans sa noble simplicité, la personnification même du courage moral.

— Vous avez vraiment raison, mademoiselle Jeannette, dit enfin le jeune homme, vous m’avez parlé comme l’aurait fait Corentine ou Mlle Martineau, et je vous en remercie. Je ne veux plus vous donner le droit de m’appeler poule mouillée, — je vais tâcher de me secouer. — Je ne peux pas vous offrir de fendre du bois comme dans mon pays, d’abord je n’en aurais pas la force, et puis, ici, on ne fend pas des chênes ; je ne peux même pas laver des bouteilles, je craindrais de les casser, — mais je vais, si vous voulez bien, m’occuper de vos livres de comptes ; je sais que ça ne vous amuse pas toujours de tenir les écritures, vous êtes si vive ! Moi, je ne m’en tire pas mal parce que j’y ai bien souvent travaillé du temps où j’étais chez M. Gerbier ; ce sera un vrai plaisir que de vous rendre un petit service. Vous m’en rendez de si grands ! Voulez-vous me permettre de vous serrer la main d’amitié ? Ça me fera du bien.

— Volontiers, monsieur Yves, dit Jeannette en rougissant, je serai bien sûre alors que vous m’aurez pardonné de vous avoir dit des choses… si… dures.

Elle lui tendit sa petite main brune, pas trop déformée vraiment pour une main qui faisait tant de besogne…

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