Yves Kerhélo
XIV
A la Renommée du poulet frit.
Yves Kerhélo
Une banderole de toile de coton attachée à deux bambous étalait cette majestueuse inscription au-dessus de la porte d’une paillotte d’assez grande dimension, située sur le bord du chemin de la cathédrale à la rivière ; elle était répétée en caractères annamites et chinois sur deux pancartes suspendues à des mâts de bambous ; plus d’un passant, attiré par la curiosité, était retenu par les effluves appétissants sortant des marmites, et se faisait servir une portion de un, deux, trois ou quatre cents suivant l’état de sa bourse. Il fallait aller jusqu’à dix cents pour goûter au fameux poulet frit, honneur de l’établissement ; mais de l’avis général, on ne regrettait pas l’argent dépensé chez Yves Kerhélo tant la cuisine était bonne, et les parts bien servies. Devant la porte, sous l’auvent[28], quatre grands fourneaux, toujours en activité, supportaient trois vastes jattes de terre où mijotaient des ragoûts variés, porc, légumes et poissons, et un grand bassin de cuivre rempli de riz ; enfin une énorme bouilloire, entourée de petites tasses, se tenait prête à verser le thé, et les consommateurs ne manquaient pas.
[28] Les portes des paillottes sont des claies en bambou garnies de feuilles. Le jour, on les relève en auvent soutenu par deux piquets de bambou.
Le petit trafic d’Yves réussit au delà de ses espérances ; mais aussi, c’est qu’il ne plaignait pas sa peine ! Avant l’aube du jour, il courait au-devant des Annamites pourvoyeurs du marché, choisissait bien, achetait à bon compte, et revenait au plus vite allumer ses fourneaux. De grand matin, les ouvriers trouvaient chez lui du thé bien chaud et du riz bien cuit ; plus d’un qui, autrement, se serait contenté d’un petit verre d’eau-de-vie, préférait se lester l’estomac avant le travail ; la besogne n’en allait que mieux et la santé aussi. Et quand les matelots descendaient à terre, la bourse bien garnie, se payer un régal à la Renommée des poulets frits était un de leurs plaisirs. Ils ne marchandaient pas, prenaient double ou triple portion et amenaient une clientèle sans cesse renouvelée, par conséquent, facile à satisfaire.
Au bout de six mois, non seulement Yves avait payé ses premiers frais d’installation, mais encore, il possédait une centaine de piastres. De plus, il se trouvait au large, son camarade Joseph ayant quitté le pays. Il en profita pour étendre son commerce et vendre une foule de petits objets de mercerie et bimbeloterie d’un usage courant : aiguilles, fil, épingles, lacets, boutons, couteaux, miroirs, brosses, cirage, blanc à astiquer, etc. Plus tard, il y joignit la vente de l’épicerie ordinaire, mélasse, sucre, café, bougies, boîtes de sardines et même de la bière et de l’eau-de-vie. Ses affaires devinrent si prospères qu’il dut prendre un boy pour l’aider, et que, parfois, il avait peine à suffire aux demandes des clients, chaque jour plus nombreux. Pendant deux ans, il régna seul sur la route du port, mais la ville augmentait d’importance, les colons arrivaient en foule, les Chinois toujours à l’affût des bonnes occasions, commençaient à élever de tous côtés leurs bizarres maisons en briques noires, cloisonnées de lignes blanches, couvertes de toits en tuiles dont la charpente se recourbe aux angles. Le faîte est orné de dragons de faïence, bleus, rouges et verts, portant des antennes et des queues en spirale toutes garnies de clochettes que le vent secoue avec un tintement étrange. La paillotte Kerhélo semblait bien modeste au milieu de toutes ces splendeurs exotiques ; néanmoins sa renommée lui restait fidèle, et sa clientèle ne diminuait pas trop en ce qui touchait la cuisine. Pour la vente d’épicerie et de mercerie, un déficit notable finit par s’accuser et s’accentuer de jour en jour, et Yves se demandait s’il n’allait pas employer ses économies, à se faire construire une vraie maison, une vraie boutique avec comptoir et devanture. Il n’avait jusqu’alors modifié en rien la simplicité de ses habitudes ; ses fourneaux de terre, quelques tables pliantes, quelques étagères en planches ou en bambous formaient tout le mobilier de son établissement, et le seul meuble meublant qu’il possédât était un coffre annamite qu’il avait acheté à un Chinois pour quelques piastres. Ces coffres, fort primitifs, ne sont qu’une caisse en bois dur et épais, plus ou moins orné de moulures suivant la richesse du propriétaire, et clos par un solide cadenas en cuivre. Ils mesurent environ un mètre de long sur soixante-dix centimètres de large, et portent sur quatre roues, ce qui rend leur transport plus facile en cas d’incendie, événement qu’il faut toujours prévoir, une paillotte flambant en quelques minutes. La lourde machine remplie de vêtements précieux, de bijoux (sans compter le coffre à sapèques et les barres d’argent)[29], serait impossible à enlever à bras ; avec un coup d’épaule, elle roule hors du brasier.
[29] Les barres d’argent sont fort usitées pour les transactions commerciales importantes et pour l’accumulation des économies. Leur valeur n’est point conventionnelle, on l’estime au poids et au cours de l’argent. Ce sont d’ailleurs de véritables lingots marqués de caractères chinois. Il y en a depuis 3 piastres jusqu’à 15 piastres.
Un soir, Yves assis sur le seuil de sa paillotte se reposait et pensait. Il était dans une mauvaise veine et les contrariétés, grandes et petites, pleuvaient sur lui depuis quelque temps. Il n’avait pas de nouvelles de France, le dernier courrier n’ayant pas apporté de lettres ; deux ou trois habitués auxquels il avait fait des crédits un peu longs étaient partis sans payer, on ne savait ce qu’ils étaient devenus ; la chaleur avait fait tourner une centaine de bouteilles de bière ; son boy l’avait volé, il avait fallu le congédier ; celui qui le remplaçait était bête et maladroit, enfin un concurrent, le matin même, venait d’ouvrir une auberge à la française toute flamboyante de peinture et portant pour enseigne : A la Renommée du bon Lapin sauté. Sur cette enseigne, un peintre avait figuré, avec une grande hardiesse de touche, un fourneau entouré de flammes rouges, surmonté d’une casserole où s’élançait un animal à quatre pattes et à longues oreilles. « Ça ne peut pas continuer comme ça, se disait Yves, il n’y aura bientôt plus de place pour moi ici. Ah ! que les temps sont changés !… Autrefois, tous les passants s’arrêtaient devant ma paillotte et lisaient en riant ce qu’il y avait d’écrit sur la banderole, maintenant, c’est le bon lapin sauté qu’ils regardent, et c’est là aussi qu’ils porteront leur argent… La vente va toujours baissant, je le vois bien sur mon livre… »
Il alla prendre ses registres de commerce qu’il tenait avec beaucoup d’ordre et de netteté ; mais la nuit était venue, il ne pouvait distinguer les chiffres…
— Boy, allume la lampe, cria-t-il. Eh ! bien, qu’est-ce que tu attends ? Elle est vide ? Entêté petit drôle, je l’ai dit cent fois que je ne voulais pas qu’on la remplisse le soir, laisse-la, je prendrai une bougie…
Un jet de flamme lui coupa la parole ; le pétrole débordant de la lampe venait de tomber sur un fourneau encore incandescent. L’enfant effrayé s’enfuit, jetant la lampe derrière lui, elle se cassa en touchant le sol… En moins de cinq minutes tout était en feu ! Yves lança ses livres sur la route, se précipita dans l’intérieur, et, avec une force centuplée par le péril, attira son coffre vers la porte et le poussa dehors. Il était temps ! les barils d’eau-de-vie faisaient explosion, les provisions d’épicerie offraient un aliment terrible au feu qui grandissait toujours, empourprant les alentours de ses lueurs sinistres.
Cependant les voisins accouraient ; l’eau manque à Saïgon quand on est loin de la rivière, et d’ailleurs, est-ce qu’on peut lutter contre l’embrasement d’une paillotte ?
Quand le jour se leva, Yves debout devant les tristes épaves de ce qui avait été sa petite fortune, se demandait comme trois ans auparavant : que vais-je faire ? Il ne lui restait de toutes ses marchandises qu’une trentaine de boîtes de conserves placées dans un coin défendu contre les atteintes du feu par l’écroulement de la paillotte. Il avait sauvé, comme nous l’avons vu, ses livres et son coffre, mais presque tout son avoir en argent allait être mis à réquisition pour solder des traites dues à la fin du mois.
Pour comble de malchance, le pauvre garçon venait de renouveler ses approvisionnements, et l’incendie avait dévoré le plus clair de son capital.
Il lui faudrait donc pour reconstruire une demeure, racheter du matériel et des marchandises, emprunter, — mais à qui ? sur quelles garanties ? à quel prix ?
Et puis les circonstances rendaient le succès de moins en moins probable, il avait maintenant tant de rivaux mieux outillés que lui !
— J’ai réussi à Saïgon quand il n’y avait que peu de concurrence, se dit-il, après de longues et pénibles réflexions, je réussirai ailleurs dans les mêmes conditions. Le Tonkin est sous le protectorat français depuis un an ; les marins m’ont raconté des merveilles sur Haï-phong, Hanoï et toutes ces villes si peuplées et si commerçantes ; il n’y a plus de place pour moi ici, et pour tant faire que de reprendre tout à nouveau, autant essayer dans un pays neuf. Me voilà encore une fois sous la vague ; avec un vigoureux effort, j’en sortirai, s’il plaît à Dieu. Allons, c’est assez rêvasser sur ces décombres, — je ne suis ni estropié, ni blessé, ni malade, — je n’ai perdu que de l’argent. Mon courage et mon travail m’aideront à en gagner d’autre ! A l’œuvre !