Yves Kerhélo
XXII
Il y avait dix ans qu’Yves était marié. Pierre et Émile, ses fils, étaient deux solides gars, élèves intelligents et suffisamment laborieux de l’école d’Haï-phong. Corentine, sa mignonne fillette, restait auprès de sa mère et s’initiait peu à peu aux mystères de la lecture, aux redoutables écueils de la table de multiplication et à la pratique des ourlets et du tricot. Grand-papa Pillot, tout à fait vieux maintenant, mais toujours bon et gai, ne quittait guère le comptoir du café que pour fumer sa pipe sous la véranda en compagnie des officiers auxquels il racontait les traditions du temps jadis à Haï-phong, à l’époque où l’hôtel Kerhélo (on l’appelait alors la Nouvelle-France) n’était qu’une vaste paillotte secouée par les typhons et inondée par les grandes pluies qui, de temps à autre, se faisaient jour à travers la toiture en feuilles de latanier.
Mme Jeanne Kerhélo, devenue un peu rondelette, maîtresse respectée et enviée du plus bel hôtel d’Haï-phong, dirigeait tout un peuple de boys avec une rare maestria. Quant à M. Kerhélo, juge au tribunal de commerce, conseiller municipal, un des grands négociants de la ville, il avait pris un air et des manières de tout point conformes à sa brillante situation. Il avait ajouté à son hôtel un entrepôt de vins et de liqueurs en gros et demi-gros ; à mesure que la ville augmentait et se peuplait, il voyait ses affaires prendre plus d’extension. Il fournissait la plupart des maisons riches et presque tous les débitants d’Haï-phong. La Vendée naviguait pour lui et le brave capitaine Simon lui apportait deux fois par an des cargaisons de fûts et de barils remplis des vins de France, d’Espagne et d’Italie. C’était plaisir de voir la rude figure du vieux marin grimacer un sourire tout rayonnant de bonne humeur à l’adresse de Mme Kerhélo ou de sa filleule Corentine qu’il chérissait. Plaisir aussi de voir à son bord Émile et Pierre, s’essayant pendant quelques minutes au métier de mousse que leur père avait fait autrefois sur le même navire.
— Oui, mes enfants, disait le capitaine, vous voyez là toutes ces barriques marquées Y. K., n’est-ce pas ? et aussi tous ces hommes qui les déchargent et ces sampans qui les attendent, et vous êtes fiers de penser que c’est pour la maison de votre père que la vieille Vendée a traversé les mers et que tant de monde travaille ? Eh bien ! il y a vingt ans, voilà comme était Yves Kerhélo, — tout pareil à ce petit gars qui tire là un seau d’eau pour la cambuse, pieds nus, et vêtu d’un pantalon de toile bise et d’une chemise de laine déteinte. — Et tout gros monsieur qu’il est devenu, il n’en rougit pas, certes ! parce qu’il est un brave homme.
Et s’animant : vous êtes de jolis garçons, — il était aussi joli que vous, nom d’un tonnerre ! — vous êtes de jolis garçons, bien vêtus, bien nourris, bien couchés. J’ai vu l’autre jour votre chambre, avec de petits lits à la mode de France, et des moustiquaires de tulle, et des tables de toilette à dessus de marbre, et ceci, et cela, et le diable et son train pour vous bichonner… Regardez ! voilà les clous où votre père pendait son hamac, — et là, dans ce petit coin, que de fois je l’ai vu, — bien fatigué, car il ne s’épargnait pas, — se courber sur ses livres et sur ses cahiers pour ne rien perdre des leçons que lui donnait M. Émile Gerbier !… Et à ce souvenir, la voix du capitaine Simon devint subitement enrouée ; — il l’éclaircit en toussant une ou deux fois et reprit : Vous qui avez toutes vos aises, vous grognez quand votre leçon est longue, comme Émile le faisait ce matin, ou vous réclamez si l’on vous sert deux fois du riz dans la même semaine. Ah ! je voudrais bien vous tenir un peu ici à manier le faubert[46] ou à haler sur le filin[47], c’est pour le coup que vous ne penseriez pas à vous plaindre de la nourriture !
[46] Le faubert est le balai de corde avec lequel on frotte le pont.
[47] Tirer sur un câble.
— Je ne demande pas mieux que d’aller avec vous, capitaine ! s’écria Pierre. Emmenez-moi sur la Vendée. Ça me plairait bien plus que de barbouiller du papier et d’apprendre la chronologie.
— Mon garçon, tu ne sais pas ce que tu demandes là. Tu n’as pas, grâce à Dieu et à tes parents, passé par les épreuves qu’a connues ton père. Ta mère et lui ont bien travaillé pour que leurs enfants puissent avoir une bonne éducation, tu dois en profiter. Pourquoi, puisque tu peux servir ton pays comme officier, veux-tu rester dans les rangs comme simple soldat ? Il n’en manque pas qui, ne pouvant faire plus, sont bien forcés de se contenter de leur lot, mais toi et ton frère, vous avez de l’intelligence, les moyens de la cultiver, vous seriez des paresseux et des ingrats si vous ne répondiez pas aux vues de vos excellents parents. L’an prochain, vous entrerez au lycée de Saïgon, et j’espère bien, au voyage d’été de la Vendée, voir le nom de Kerhélo sur le tableau d’honneur !