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Yves Kerhélo

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XI

Sur le pont de la Vendée, Yves, le béret à la main, son petit sac posé à côté de lui, se tenait debout devant le capitaine Simon, et, très ému, lui faisait ses adieux.

— Je suis content de toi, mon garçon, et te donne bien volontiers le certificat que tu me demandes, disait le capitaine. Je regrette de ne pouvoir te garder, mais tu es trop avisé pour te condamner à faire toute ta vie le métier de matelot, et puisque M. Gerbier t’offre une bonne position qui peut t’ouvrir un joli avenir, n’hésite pas, accepte-la tout de suite. Voilà ton billet de cent francs, prends garde de le perdre ou de le laisser voler, et voilà aussi une pièce de vingt francs que je te dois bien pour le service que tu m’as fait à bord. Maintenant, une bonne poignée de main. Allons ! c’est de tout cœur, de ton côté aussi bien que du mien ; voici tes papiers, ne les perds pas. Bonne chance, et n’oublie pas le capitaine Simon.

Et le rude marin se moucha bien fort, — si fort qu’il en devint cramoisi, — pour ne pas laisser deviner que ses yeux s’étaient tout à coup trouvés humides, ce qui sied mal à un capitaine au long cours.

Yves, le cœur un peu gros, mais l’esprit fort en éveil, à son ordinaire, prit congé de ses camarades de bord, portant sur son dos le sac qui contenait toute sa chétive garde-robe, il sauta dans un sampan et, de nouveau, se dirigea vers cette ville de Saïgon qu’il avait vue l’avant-veille en compagnie de M. Gerbier.

Il était sept heures du soir, le soleil s’enfonçant à l’horizon, dans une sorte de nuée poudreuse, jetait sur les rizières des reflets rougeâtres ; les buffles rentraient du labourage[16], hideux avec leurs gros yeux farouches, leurs ventres énormes souillés de boue, leur pelage couleur de cendre. Très doux avec les gens du pays, ces bêtes colossales ont l’horreur des étrangers et l’on court de véritables dangers en passant près d’eux. Le matin surtout, quand, au lever du jour, on ouvre les barrières du parc où ils sont renfermés pendant la nuit, ils se précipitent avec fureur, tous ensemble, écrasant tout ce qui se trouve sur leur passage. La troupe entière passe comme une trombe, faisant voler la poussière sous les sabots qui piétinent le sol. Il n’y a pas de force humaine qui puisse résister à cet élan sauvage.

[16] Les troupeaux de buffles employés au dépiquage des rizières appartiennent non pas à des particuliers, mais à des villages en communauté et l’ordre des travaux est réglé par les anciens du pays, de façon que chaque rizière ait à son tour une part équitable du travail de ces formidables laboureurs. Le riz étant la grande richesse et la base de la nourriture dans l’Indo-Chine, il importe à tout le monde que sa culture soit prospère, et il n’y a ni rivalités ni contestations entre voisins. Quand la récolte est faite, on lâche dans les rizières les buffles qui arrachent les pieds de riz pour les manger. En très peu de temps le sol, débarrassé des racines, est tassé par leurs pieds et prêt pour l’irrigation. On inonde alors les rizières en ouvrant de petites vannes qui laissent pénétrer l’eau du fleuve ou des arroyos. Elle séjourne sur le terrain pendant une quinzaine de jours. Quand la terre détrempée n’est plus que de la boue, sur une épaisseur de quinze à vingt centimètres environ, on y repique les plants de riz. Ce sont presque toujours les femmes qui font ce travail assez pénible, car il oblige à passer des journées entières les jambes dans la vase et le corps constamment courbé. On ne se sert ni de bêches ni de plantoirs, il suffit de prendre dans la main quelques tiges de replant, puis on creuse la boue avec la main fermée, et on laisse le petit paquet d’herbes dans le trou ainsi creusé ; Il se ferme de lui-même et emprisonne le replant ; On espace les trous de 20 à 30 centimètres ; les Annamites sont si habiles à aligner leurs plants qu’on les croirait tirés au cordeau. Quand la rizière est bien verdoyante, elle présente l’aspect d’un beau champ de blé ; plus tard, elle se couronne de légers panaches de graines d’un joli effet.

Pour le moment, ils paraissaient fort paisibles et n’avaient pour conducteurs que de jeunes enfants, à demi nus, assis entre leurs deux cornes, ou allongés paresseusement sur leur vaste dos.

— Où vais-je gîter pour cette nuit ? se disait Yves, en jetant un regard inquiet sur les paillottes d’aspect assez misérable qui s’alignaient le long des berges. Il n’y a pas là, il me semble, d’auberges comme à Concarneau, où, pour une pièce de vingt sous, on peut avoir bon dîner et bon coucher. Quant aux grands hôtels, ils ne sont pas faits pour un mousse de mon espèce. Et puis, si j’allais mal tomber, et me faire voler, et peut-être étrangler, par quelqu’un de ces petits diables à face brune, enjuponnés comme des femmes, que je vois accroupis devant leurs portes. Je sais ce que je vais faire ! je vais aller au chantier, il y a sûrement du monde pour le garder ; on me renseignera, je l’espère du moins.

En effet, il ne se trompait pas ; un conducteur des travaux qui n’avait pas fini sa besogne, veillait encore dans le bâtiment destiné aux bureaux. Il reçut avec assez de bienveillance le jeune garçon.

— J’ai ton affaire, lui dit-il, et tu ne pouvais mieux tomber ; mon beau-frère tient tout près d’ici une auberge pour les ouvriers, tu seras là très bien. Vas-y de ma part, ou plutôt, attends ; je vais te conduire moi-même, voilà que j’ai terminé mes comptes.

Yves le remercia avec effusion, et le suivit. Au bout de cinq minutes, ils arrivèrent devant une maison d’assez médiocre apparence, bâtie en briques noires faites avec de la vase séchée au feu. Un toit de tuile, porté sur des charpentes vermoulues dont le bout se relevait au coin et, en haut du toit, une crête bizarrement découpée indiquaient une maison chinoise. Elle était habitée par le beau-frère et la belle-sœur du contremaître, qui en avaient fait un cabaret avec logements au-dessus, rien de plus. Yves leur fut présenté et s’arrangea avec eux pour une chambre ou plutôt un petit galetas sous le toit à raison de 1 piastre 50 cents[17] par semaine. Puis, pensant qu’il serait convenable de reconnaître la complaisance du contremaître par une politesse, et aussi de se mettre bien avec lui, il lui offrit de prendre quelque chose.

[17] Environ 7 fr. 50. On compte dans tout l’Extrême-Orient par piastres et cents (prononcez sènnts). La piastre est censée valoir cinq francs et se divise en cent cents, — mais elle suit le cours de l’argent et sa valeur varie de 4 fr. 50 à 3 fr. 80.

— Très volontiers, dit celui-ci. Jacques, donne-nous une bouteille de ta fameuse bière ; M. Kerhélo ne sera pas fâché de faire connaissance avec.


Ils arrivèrent devant une maison de médiocre apparence.

Monsieur Kerhélo ! Jamais Yves n’avait entendu rien de pareil de sa vie. Il devint tout rouge de plaisir et pour se montrer digne du brevet de gentleman qu’on lui accordait, invita l’hôtelier à prendre sa part du régal, puis il se fit servir à souper, mangea de bon appétit, souhaita le bonsoir à ses hôtes et monta dans son grenier où il dormit d’un profond sommeil jusqu’au lendemain matin.

Aux premiers feux du jour qui pénétrait difficilement à travers le papier huilé tendu sur sa petite fenêtre, il se mit sur son séant, se frotta les yeux, tout étonné de ne pas se trouver dans son hamac à bord de la Vendée et regarda autour de lui : la pièce où il avait passé la nuit, sorte de galetas sans plafond autre que le toit, n’était meublée que de sa couchette, d’une chaise boiteuse et d’une table éclopée. Il n’y avait pas même de cuvette et de pot à l’eau.

Il se leva, s’habilla, descendit dans la cour où quelques ablutions à la pompe complétèrent sa toilette du matin ; puis il entra dans la salle basse. Elle était déjà remplie d’une foule bigarrée : ouvriers européens à la figure bouffie et pâle, décolorée par l’anémie ; marins à face bronzée, au parler brusque, aux gestes énergiques ; soldats en tenue de campagne, matelots anglais, moroses et revêches ; Annamites vêtus de coton bleu ou brun, avec de grands chapeaux coniques ; Chinois corrects et actifs avec leur mine rusée, leurs yeux bridés, leurs lèvres minces, leur teint jaune, et la longue tresse noire, moitié soie, moitié cheveux, qui leur pend presque jusqu’aux talons.

Tout ce monde buvait, mangeait, concluait des marchés, sans grand bruit toutefois, et les éclats de voix des marins et des soldats, leurs jurons, leurs appels pour se faire servir dominaient la mélopée chantante des conversations en langue annamite.

Yves regardait d’un œil surpris ce mélange bizarre d’hommes et de races. Il se sentait si étranger, si perdu au milieu d’eux, que la voix de l’aubergiste qui l’interpellait en français le fit tressaillir.

— Nous avons notre petit compte d’hier soir à régler, monsieur Kerhélo, disait l’homme d’une voix goguenarde. Je n’ai pas encore l’avantage de vous connaître assez pour vous faire un long crédit ; vous savez, ici, on a bien de la peine à gagner sa vie, il y a des pertes à chaque instant avec du monde de toutes les sortes, comme il en vient.

— C’est bon, dit Yves, que l’air et l’accent de l’hôte agaçaient ; qu’est-ce que je vous dois ?

L’aubergiste releva les chiffres portés sur une ardoise :

— Eh bien ! il y a la chambre pour un mois, c’est six piastres.

— Mais c’est par semaine que je l’avais louée !…

— Oui, mon petit homme, à 1 piastre 50 cents par semaine, mais je ne loue jamais pour moins d’un mois ; et à payer d’avance encore. Mon beau-frère le sait bien, vous n’avez qu’à lui demander, vous allez le voir au chantier dans un instant, puisque c’est lui qui va être comme qui dirait votre maître d’équipage, eh ! eh ! eh !…

Et l’homme se mit à rire d’un mauvais rire insolent. Ceci arrêta court la colère d’Yves qui allait se fâcher. Il réfléchit qu’en effet, à son début dans un pays où il n’avait ni amis ni connaissances, il ferait prudemment de ne pas se mettre mal avec l’employé principal du chantier.

— Passons pour la chambre ; après ?

— Il y a la bouteille de bière, 50 cents.

— 2 fr. 50 ! Fichtre ! on en aurait six de pareilles à Concarneau pour ce prix-là.

— Ah ! c’est qu’ici il faut payer le transport, et puis la douane, et puis la casse. Et les pertes donc ! la chaleur qui nous fait tourner tous nos vins, l’eau qui entre chez nous dans les crues de la rivière ; en une heure tout est submergé, et nos caisses de bouteilles flottent comme des coquilles de noix, et puis quand l’eau est retirée, il y a un pied de vase dans la boutique ; avant qu’on ait tout nettoyé, il y en a pour des journées et des journées et la moisissure, après cela, qui se met dans les bouchons. Ah ! si vous croyez que c’est un métier à s’enrichir ! ajouta plaintivement le cabaretier.

— Pourquoi le continuez-vous alors ? dit Yves brusquement.

— Que voulez-vous, mon garçon ? on y est, on y reste… Ta piastre ne vaut rien, cria-t-il tout à coup en refusant une pièce d’argent qu’un client venait de jeter sur le comptoir.

Celui-ci était un petit homme robuste et trapu dont la figure hâlée et la chevelure inculte révélaient les habitudes de vie au grand air ; les instruments qu’il tenait d’une main le faisaient reconnaître pour un piqueur des ponts et chaussées.

— Comment ma piastre est mauvaise ? dit-il, qu’en sais-tu ?

— Écoute ! dit le cabaretier, en l’essayant à la manière chinoise, c’est-à-dire en la posant sur l’index replié, et en la faisant sauter avec l’ongle du pouce, comme fait un enfant pour lancer une bille. Elle sonne faux ! C’est du plomb.

— C’est du plomb ? ma foi ! je ne suis pas si habile que toi, car je me suis laissé mettre dedans par quelque voleur d’Annamite.

— Ah ! si on ne faisait pas attention à ces gueux-là, ils vous prendraient tout votre bien, reprit l’hôte ; rien que sur les pièces fausses, On perd la moitié de son bénéfice.

— Vous n’avez pas l’air si malheureux que vous le dites, remarqua Yves en regardant autour de lui.

— Lui ? malheureux ? s’écria l’homme à la piastre, allons donc ! il aura sa fortune faite avant dix ans d’ici, à moins qu’il n’ait le cou tordu par les pauvres misérables à qui il extorque leurs derniers sous. C’est un usurier fini, et la moitié des marchands du quartier lui doivent tout ce qu’il y a dans leur maison et leur maison aussi. Pas plus, par exemple ! Jacques n’est pas homme à prêter un centime au-dessus de la valeur de son gage.

— Eh bien ! faites comme moi, vous vous enrichirez, dit le cabaretier qui paraissait décidé à ne pas prendre en mauvaise part les coups de boutoir du piqueur.

— Moi ! non certes ! je suis un honnête homme, et si j’ai bien du mal à gagner quelques piastres, je veux, au moins, pouvoir me dire, quand je marche sous la maudite pluie de ce pays-ci, dans la boue, dans la vase même, trempé jusqu’aux os, inondé de sueur et harcelé par les moustiques : « François Midan, mon gars, tu es tout seul avec toi-même, tu es en bonne compagnie ! Là-dessus, bonjour, les amis ! »

Et rejetant la musette sur son dos, il saisit son bâton de rotin, et partit d’un bon pas, en sifflant entre ses dents comme pour rythmer sa marche.

— Tout ça, c’est de la jalousie, grommela l’aubergiste ; quand on réussit, on ne peut pas plaire à tout le monde, et si je prête de l’argent aux petits colons je leur rends service. Continuons notre compte.

— Qu’y a-t-il encore ? dit Yves qui commençait à s’inquiéter.

— Le souper, mon garçon, le souper, vous l’avez trouvé à votre goût, car les assiettes étaient nettes ; c’est 50 cents, et puis la bougie que vous avez demandée pour voir clair à ranger vos affaires, c’est 10 cents, — la bougie est hors de prix à Saïgon.

Yves bondit.

— Allez-vous me faire payer aussi l’eau que j’ai tirée au puits pour me laver la figure ? dit-il.

— L’eau, non, mais il y a le service ; c’est 20 cents.

— Quel service ?

Le service de votre chambre. Est-ce que Vous croyez que les draps de votre lit s’y étaient mis tout seuls ? Nous disons donc, hum… hum… hum… c’est 7 piastres 30.

Yves poussa un gros soupir, tira de sa poche un mouchoir à carreaux dans le coin duquel un nœud fortement serré retenait la belle pièce d’or du capitaine Simon et la déposa sur le comptoir.

— 7 piastres 30 cents, répéta l’aubergiste dont les yeux brillaient de convoitise devant le précieux métal, ce n’est pas assez de 20 francs ; la piastre est à 4 fr. 50, ce qui nous fait 33 francs.


— Ce n’est pas assez de 20 francs.

Yves devint rouge, puis pâle, devant une telle catastrophe. Il fallait changer son billet ! son orgueil, sa joie, son espérance !

— Du train que j’y vais, pensait-il, je n’en aurai pas pour longtemps et il faut vivre jusqu’à ce que je touche ma paie, et si l’on ne paie qu’à la fin du mois, que vais-je faire ?

Il paya l’hôte, empocha d’un air sombre ce qui lui fut rendu, et remontant dans sa chambre, tira de sa trousse de matelot son matériel de couture. Avec beaucoup d’adresse, il fabriqua un petit sac attaché à la ceinture de son pantalon et y mit son argent, car il ne voulait pas le laisser à l’auberge dans la crainte de se voir volé ; puis il s’achemina vers le chantier, le cœur moins léger que la veille au soir. Bien qu’il fût à peine six heures du matin, on y travaillait déjà avec activité, et M. Gerbier lui-même inspectait les travaux. Le jeune garçon s’approcha de lui, sans gaucherie, et le salua poliment.

— Te voilà, mon brave ! je ne t’ai pas oublié, dit l’entrepreneur d’un air assez gracieux. Attends-moi là un moment, je m’occuperai de toi tout à l’heure ; et il s’éloigna avec le contremaître, à qui il expliquait quelque chose de difficile à comprendre à en juger par ses gestes.

Yves, embarrassé de sa personne, regardait autour de lui. Les ouvriers étaient en majeure partie des Annamites et des Chinois. Ils travaillaient sans bruit, sans hâte, mais sans interruption, avec adresse et intelligence. Ils avaient des vêtements de coton amples et légers qui ne gênaient pas leurs mouvements et leurs pieds nus étaient chaussés de sandales en paille de riz tressée.

— Allons, viens par ici ! dit une voix jeune et gaie.

Il se retourna, M. Émile Gerbier était derrière lui. Un éclair de joie illumina les grands yeux bruns d’Yves et, chemin faisant, tandis qu’il suivait son bienveillant conducteur vers la maison des bureaux, il lui raconta ses récentes mésaventures.

— C’est là ce qui attend tous les nouveaux arrivés, dit M. Émile. Nous sommes aussi rudement exploités dans les grands hôtels que vous l’êtes dans les auberges, mais avec le temps, tout ceci changera ; les concurrences naîtront et les consommateurs ne seront plus à la merci des gargotiers. Mais, mon enfant, il ne faut pas s’imaginer qu’on vit ici comme à Concarneau. Ta santé et ta bourse en pâtiraient. Tâche de t’habituer à la vie des habitants du pays, c’est ce qui réussit le mieux quand on est assez robuste pour n’en pas souffrir, et la dépense est alors très minime. C’est peu à peu que tu t’y feras. Aie soin surtout de boire le moins possible, et jamais d’eau pure ; l’abus des boissons et le froid humide donnent la dysenterie. Il faut que tu achètes de grosse flanelle anglaise dont tu feras une ceinture de deux mètres de long sur 0,50 cent. de large, environ ; tu la porteras sur la peau. Avec cela et des vêtements de toile de coton, tu braveras la saison des chaleurs qui va commencer. Un régime sage et quelques précautions permettent de supporter très bien le climat de ce pays-ci. Voilà cinq ans que mon père y est ; ni lui ni moi, n’avons jamais été malades et nous avons beaucoup d’ouvriers dans le même cas ; mais ceux qui boivent, qui s’absinthent, qui fument de l’opium, qui couchent dans des paillottes humides ou qui ne portent pas de laine sur eux sont pris par les fièvres ou par le choléra, emportés en quelques heures ou réduits à un tel état de faiblesse qu’il faut les renvoyer en France. Voici mon père, nous allons savoir ce qu’il veut faire de toi…

— Mon fils veut que je t’emploie, dit M. Gerbier. A quoi es-tu bon ?

Yves ne se déconcerta pas.

— Je tâcherai d’être bon à tout ce que vous voudrez que je fasse, monsieur, dit-il d’un air résolu. Si je ne sais pas, j’apprendrai, et je ferai tout mon possible pour vous contenter.

— Tu n’as pas ta langue dans ta poche, mon garçon, eh bien ! tu me plais, tu as rendu un fameux service à la maison Gerbier, je ne te laisserai pas là, mais je veux qu’on se débrouille. Tu sais bien lire, écrire et compter, m’as-tu dit l’autre jour ?

— Oui, monsieur.

— Et tu es un honnête garçon : sous ce rapport, tu remplaceras avec avantage mon boy qui me vole. Tu vas être attaché aux bureaux pour faire des commissions dans le chantier, en ville et au port ; il faut donc que tu apprennes à parler annamite très couramment. Tu auras dix piastres par mois, mais tu ne pourras faire rien autre chose que mon service, car je veux t’avoir sous la main. Demain matin tu seras ici à ton poste. Profite de ton après-midi pour voir la ville et faire tes petits achats.

Yves salua et se retira assez en peine de ce qu’il allait faire. Lancé sans guide dans un pays nouveau pour lui, craignant d’être volé ou dupé, ne sachant où s’adresser, il était fort perplexe et suivait machinalement la grande rue de Saïgon. Tout à coup il s’entendit héler :

— Yves ! Yves Kerhélo ! eh ! mousse, accoste ici !

Sous la véranda d’un petit café annamite il vit deux matelots de la Vendée attablés devant une bouteille de bière. C’étaient de braves gens avec lesquels il avait toujours eu de bons rapports. Comme il lui semblait que tout cela était déjà loin derrière lui ! la Vendée, la vie de mousse, le capitaine Simon et ses bourrades, le poste et la gamelle plantureuse ! L’inconnu a, sans doute, de grands attraits pour les esprits hardis, mais il y a toujours quelques moments où l’on s’effraie un peu de ce qu’il cache sous ses voiles. Yves se sentit tout réconforté par la vue de ses camarades de bord ; il les mit au courant de ses affaires, et l’un d’eux, très honnête homme, qui connaissait bien Saïgon, l’ayant déjà visité plusieurs fois, s’offrit pour le piloter dans ses démarches. Il lui indiqua les magasins où il pouvait avoir à bon compte les vêtements nécessaires dans le pays, et le mena dans une petite pension d’ouvriers, où la nourriture mi-française mi-annamite n’était pas mauvaise. Mais au désespoir d’Yves, les achats, les repas, les politesses aux camarades firent une brèche notable dans ce qui restait du billet de cent francs, et quand il se coucha ce soir-là, fatigué de corps et d’esprit, il ne s’endormit pas, comme de coutume, en posant la tête sur l’oreiller.


Yves mit les deux matelots au courant de ses affaires.

Le souci de sa destinée le tenait éveillé.

Chez sa mère, chez Mlle Martineau, à bord de la Belle-Yvonne, à bord de la Vendée, il s’était toujours senti protégé, une volonté supérieure réglant sa vie, il s’y soumettait et tout marchait droit. Mais maintenant il était libre ! libre à quinze ans ! Il ne devait compte à personne de ses actes, il répondait de lui-même ! Un grand sentiment de solitude vint l’envahir, et l’amertume en était si forte que ses yeux se remplirent de larmes.

— Que je suis loin de la France et de tous ceux que j’aime ! pensait-il. Si je mourais dans ce pays étranger, qui est-ce qui s’en soucierait ? Peut-être un peu M. Émile, mais il va bientôt partir, et alors… Ah ! ma Bretagne et mon clocher à jour ! et les tombes du cimetière avec leurs petits jardins, les reverrai-je jamais ?

Un tintement doux et triste vint frapper son oreille,… l’angélus du soir sonnait à la chapelle de la Mission. Yves se signa.

— Dieu est partout ! dit-il, il est à Saïgon aussi. Je l’ai un peu oublié tous ces jours-ci. C’est lui qui est mon père et ma mère, puisque je suis orphelin !

Il murmura le Pater, et s’endormit paisiblement.

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