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Yves Kerhélo

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YVES KERHÉLO

I

Sur un ciel bleu, très bleu, des nuages légers, d’un gris doux et lumineux, s’envolaient, poussés par le vent d’est ; les ajoncs aux fleurs d’or embaumaient la lande de leurs senteurs aromatiques, et le gai soleil d’une matinée de juin commençait à boire les gouttes de rosée tremblant aux brins d’herbe. Là-bas, dans le clocher à jour de la vieille église, les cloches tintaient gaîment pour saluer le petit cortège qui venait d’arriver. C’était pour un baptême… En avant, marchaient le parrain et la marraine parés de leurs plus beaux atours, puis le poupon, dans les bras d’une bonne femme toute ridée, sa grand’mère sûrement, et enfin le père, un robuste pêcheur hâlé par le vent de mer ; il donnait la main à une fillette de six à sept ans, gentille à croquer, avec sa jolie petite figure ronde et rose, sortant de la large collerette plissée des Fouesnantaises. Elle portait, comme la marraine, la coiffe aux larges ailes, le petit corset de drap, lacé de cordons bariolés et le jupon en drap noir, lourd et épais, avec son bourrelet à la taille et ses gros plis, tombant tout droit. Elle trottinait à côté de son père dont elle serrait la main bien fort, car l’idée de la cérémonie qui allait se passer lui causait une certaine anxiété.

— Qu’est-ce qu’on va faire au petit frère ? demanda-t-elle d’une voix timide, quand on eut pris place dans l’étroite chapelle, auprès des fonts baptismaux : une cuve de granit qui, depuis bien des siècles, avait vu sur ses bords les enfants du pays, à leur entrée dans cette vie.

— Chut ! lui dit son père. Regarde et tais-toi.

Le petit frère fut très sage, et tout se passa à merveille, le parrain et la marraine se montrèrent généreux ; les bambins réunis devant le portail se partagèrent fraternellement les dragées et les taloches, et Yves Kerhélo n’eut qu’à se louer de ses premiers pas sur la scène de ce monde où il devait connaître de si étranges vicissitudes.

C’était pour le moment un beau poupon qui promettait de devenir un joli gars. Sa naissance avait comblé de joie toute la famille : Stenic[1] Kerhélo était si désolé de n’avoir qu’une fille ! On fêta joyeusement le baptême, on vida force pichets de cidre, force verres de vin, sans oublier des coups d’eau-de-vie réitérés. On avait acheté des gâteaux de toutes sortes chez les pâtissiers de Quimper, et Corentine, la petite sœur, n’oublia jamais les magnificences de ce régal princier.

[1] Étienne.

Ce brillant souvenir effaça même celui du grand mal de cœur et d’estomac dont elle avait souffert toute la nuit pour y avoir trop fait honneur.

Pendant bien des années le temps marcha d’un pas uniforme pour la famille Kerhélo. Le père, hardi marin, faisait bonne pêche ; la mère cultivait le petit champ, tenait la maison en ordre, menait la vache au pré, lavait, raccommodait ; Corentine allait à l’école et s’y montrait si travailleuse, si intelligente, que ses maîtresses l’avaient prise en amitié et poussaient vivement ses études. Quant à notre ami Yves, il avait passé des robes aux culottes, des culottes aux pantalons, sans perdre sa bonne figure joufflue, toute couronnée de cheveux bruns bouclés. Il suivait l’école, lui aussi, apprenait vite et bien ce qu’on lui montrait et sa vie se serait écoulée sans grands soucis, s’il n’avait eu des goûts aventureux qui le conduisaient parfois à de fâcheuses extrémités. Les jours de congé surtout étaient désastreux. Trop bon écolier pour faire l’école buissonnière pendant la semaine, il se rattrapait largement le dimanche. Aussitôt sorti de la messe, il courait chez lui se munir d’un gros croûton de pain ou d’une douzaine de crêpes, et partait pour ne plus revenir qu’à la tombée de la nuit ;… dans quel état, grand Dieu !

Un jour, son camarade Alain et lui — il était accompagné dans toutes ses expéditions par le plus fidèle, le plus docile, le plus dévoué des amis, Alain Le Pennec, fils du charron — étaient rentrés trempés de la tête aux pieds, ruisselants d’eau de mer, les mains écorchées, les pieds ensanglantés ; il était neuf heures du soir !

Le mère Kerhélo et Katel Le Pennec les attendaient à moitié folles d’inquiétude, et Corentine, en larmes, égrenait son chapelet avec une ardeur fiévreuse, à genoux sur la pierre, devant la bonne Vierge en faïence attachée au grand lit fermé.

— D’où venez-vous, bandits ?

— Qu’est-ce que vous avez fait, mauvais gars ? s’écrièrent les deux mères furieuses, et une grêle de soufflets bien appliqués vint tomber sur les oreilles des délinquants.

— Nous venons de Kerbaader, dit Alain à moitié suffoqué.

— Non, de Mousterlin, balbutia Yves, reprenant haleine entre deux bourrades.

— Qu’est-ce que vous êtes allés tracasser par là ?

— C’est un bateau ! gémit Alain dont les dents commençaient à claquer.

— Un bateau superbe ! s’écria Yves, ou plutôt un morceau de bateau. C’est moi qui l’ai découvert l’autre jour à marée basse dans les roches. Il y a de tout ! du bois de teck[2], du cuivre, du fer ! on ferait un canot avec ce qui reste ! Il est envasé, et je ne suis pas assez fort pour le tirer d’où il est ; alors j’ai dit à Alain de venir avec moi et d’apporter des outils. Nous allons le dépecer. Nous avons commencé tantôt, mais c’était grande marée, la mer a monté si vite et si fort que nous ne nous en sommes pas aperçus, et puis, tout d’un coup, elle a soulevé l’épave : nous avons culbuté, — il fallait voir ça ! — une grosse lame, oh ! grosse comme je n’en ai jamais vu, a passé par-dessus moi… zzzounnn ! Je me suis cramponné au rocher, j’ai crié à Alain : « Tiens-toi bien ! » et il a tenu bon, et nous voilà !

[2] Bois des Indes très dur qu’on emploie dans la construction des navires.

— Oui, vous êtes de jolis garçons ! et beaux à regarder !

— Oh ! j’ai mes souliers ! dit Yves, je les ai rattrapés au fond de l’eau et je les ai rapportés sur mon cou, parce que je ne pouvais plus mettre les pieds dedans, ils étaient tout retirés.

— Jésus ! ma Doué ! s’écria Katel Le Pennec, s’il n’y a pas de quoi mourir à entendre des choses pareilles ?

— Maman, dit Corentine, ils ont froid, regardez comme Alain tremble ! et Yves n’a pas un fil de sec sur lui. Donnez-moi, s’il vous plaît, la clef du coffre qu’il puisse changer de tout.

— Il fera mieux d’aller se coucher sans souper, gronda la mère. Il l’a bien mérité !

— Et mes habits secs serviront à Alain pour retourner chez lui, dit tranquillement le petit garçon.

Corentine avait étalé sur la table la chemise de grosse toile, le pantalon des dimanches, le gilet brodé, la veste bordée de velours, mais Alain ne se pressait pas de sortir du coin où il se tenait blotti, sur le banc, tout au fond de la grande cheminée ; un feu clair, alimenté par une large brassée d’éclats de sapin, qui brûlaient et crépitaient en exhalant une odeur résineuse, commençait à le pénétrer d’une bienfaisante chaleur, et ses vêtements mouillés laissaient échapper une buée intense : on le tira pourtant de son refuge et il dut aller se vêtir de pied en cap dans l’angle obscur formé par le lit où Yves s’était déjà inséré entre deux couettes de balle.

Les deux mères, emportées par la violence du caractère breton, n’avaient que momentanément oublié l’état pitoyable de leurs rejetons ; l’instinct maternel se réveilla bientôt.

— Au lieu de les quereller, nous ferions bien mieux de leur donner à boire quelque chose de bon pour leur remonter le cœur, dit la grande Sezic Le Pennec. En attendant que leur soupe chauffe, je m’en vais courir à la maison chercher une fiole que je garde pour mes défaillances. Mettez toujours de l’eau à bouillir pour faire un drog, comme dit M. l’adjoint ; il n’y a rien de meilleur pour vous ressusciter après des coups comme ça ! Nous en prendrons aussi une petite goutte, vous et moi, ça nous fera du bien !

Une heure après, Yves Kerhélo dormait à poings fermés entre ses deux paillasses de balle d’avoine et rêvait qu’il était monté sur un superbe navire dont un coup de vent furieux renversait et brisait le grand mât. Le mouvement qu’il fit pour se garer de la chute des vergues l’éveilla : il était dans son lit à hautes parois et non sur un navire, et au-dessus de lui, dormait sa sœur Corentine ; mais le bruit du vent, ce n’était pas un rêve. On l’entendait par rafales, tantôt gémir, tantôt siffler, tantôt gronder sourdement, puis éclater en rumeurs sauvages, en frénétiques hurlements.

« Quel temps ! pensa l’enfant. Et papa qui est en mer ! les bateaux ne sont pas rentrés à la marée montante, ils n’auront pas pu, bien sûr, à cause de la tempête ; ils sont sans doute par là-bas du côté des Glénans. »

Et, là-dessus, il se retourna et se rendormit, l’enfance est si confiante dans la destinée !

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