← Retour

Yves Kerhélo

16px
100%

XIII

Le temps avait passé rapidement pour notre ami Yves Kerhélo ; il devenait un jeune homme robuste et bien pris dans sa taille un peu courte, et comme il avait gardé ses cheveux bruns bouclés et ses beaux yeux brillants, c’était un fort joli garçon, et, ce qui vaut mieux, un brave garçon.

La parole donnée à M. Émile Gerbier avait été scrupuleusement tenue, — Yves n’avait plus touché une carte ; il avait payé toutes ses dettes, rempli sa malle de linge et de vêtements, augmenté peu à peu le confortable de son logis et même amassé de petites économies.

Il n’avait qu’un regret, — celui d’être si loin de sa sœur, et qu’un chagrin, — chagrin profond et sans remède, il est vrai —  : un accident d’enfance en lui faisant perdre un doigt de la main droite, l’avait rendu impropre au service militaire. Il avait cru qu’il pourrait entrer dans la marine de l’État, — la mutilation de sa main ne lui enlevant ni force, ni adresse ; mais son illusion fut cruellement dissipée lorsqu’il se présenta pour se faire inscrire comme engagé volontaire. Il sortit la tête basse et le cœur navré des bureaux du commissariat maritime ; toutefois sa nature énergique reprit promptement le dessus. « Si je ne puis pas être un bon soldat ou un bon marin, rien ne m’empêchera d’être un bon Français, se dit-il, et quant à ce qui est de se battre, il n’y a pas besoin d’avoir dix doigts pour tirer un coup de revolver, et donner un coup de hache bien tapé, — au besoin je le ferai voir ! »

Cependant le souci de son avenir commençait à l’inquiéter.

Les travaux du chantier touchaient à leur fin, M. Gerbier père était déjà rentré en France, son fils ne tarderait pas à le suivre, et puis ce travail de boy, bon pour un enfant, était au-dessous des forces d’un homme. Yves désirait faire mieux et gagner davantage. Mais faire quoi ?… Il ne savait aucun métier ; entrer en apprentissage à son âge, c’était assez dur, et puis quelle perte de temps ! Se placer dans les bureaux ne lui souriait guère, lui si actif, si alerte, si habitué à la vie en plein air, il mourrait d’anémie s’il lui fallait rester assis et enfermé.

… Un soir qu’il rêvait à tout cela en préparant le souper sur son petit fourneau annamite, un de ses camarades qui passait se planta devant lui comme s’il avait tout à coup pris racine et reniflant fortement s’écria :

— Ça sent diantrement bon ta cuisine ! Fichtre ! tu te nourris bien ! Qu’est-ce que tu fricasses là ?

— Un poulet, dit Yves flatté de l’hommage rendu à ses talents.

— Un poulet ! quel luxe !

— Pas tant que ça ! — j’en ai acheté une demi-douzaine pour une demi-piastre (2 fr. 30), je les nourris avec mes restes et du riz, ils sont plus gras que ceux du marché. — Si seulement j’en avais deux, je t’inviterais à dîner[24], mais viens dimanche et je te régalerai à ma façon.

[24] Les poulets annamites sont très petits.

— Bien volontiers, dit l’autre qui était un bon garçon ; j’apporterai le dessert, des bananes et des ananas — je connais un Annamite qui en a de fameux — et puis nous irons prendre le café chez Lambert…

— Non ! non ! dit Yves en tressaillant comme si un serpent l’eût piqué, pas de ça ! — Je ne t’invite pas pour que tu me rendes tout de suite ma politesse, mais si ça t’ennuie de ne rien m’offrir, apporte du café et du sucre, j’ai les bibelots qu’il faut ; nous serons bien mieux chez nous, tu verras, que dans toutes leurs sales baraques !

— Comme tu voudras ! à dimanche sans faute !…

Une invitation mène beaucoup plus loin qu’on ne pense. Yves rencontra justement, le dimanche matin, ce matelot de la Vendée qui lui avait rendu si grand service le jour de son début à Saïgon. « Puisque je donne un dîner, pensa-t-il, je mettrai un poulet de plus, et nous serons plus gais à trois qu’à deux. Pierre est un bon camarade, et un honnête homme, il ne sera pas de trop » ; et il le pria de venir souper chez lui, ce que le matelot étonné et ravi accepta avec enthousiasme.

Tous les tracas d’une jeune maîtresse de maison qui va donner son premier dîner, vinrent alors assaillir notre homme. — La table serait-elle assez grande ? oui, on pourrait même y dîner à quatre, mais le dessus n’était guère joli ; on avait beau la raboter, les planches jouaient, il y avait des fentes lamentables. Que ce serait beau d’avoir une nappe ! Ici Yves tomba dans une profonde méditation. Il n’était pas assez novice pour ignorer que le linge ouvré venant de France, coûtait un prix fou, et pourtant quelle bonne tournure donneraient au festin une nappe et des serviettes !…

Une idée merveilleuse lui traversa l’esprit. « Avec six mètres de cotonnade annamite j’aurai tout ce qu’il me faut », pensa-t-il, je n’ai pas besoin de faire des ourlets, je ferai une frange au bout comme il y en a aux serviettes de toilette de M. Émile Gerbier dans le bureau, ça ne me ruinera pas ; pour une piastre, j’en verrai la fin. Je pense bien en dépenser deux pour recevoir mes amis ; puisque j’ai de l’argent de côté, il me restera encore bien assez pour acheter deux verres et trois assiettes, et même deux couverts de fer battu… Comme ils vont être surpris !!

Le dimanche vers sept heures, Joseph Roy et Pierre Postel, les invités d’Yves, arrivaient ; tous deux s’étaient faits beaux. Joseph portait d’une main une corbeille annamite d’où débordaient les grappes de bananes, et de l’autre, pressait sur son cœur un petit paquet de papier bleu exhalant l’arome du moka ; Pierre avait sous le bras une bouteille à cachet d’un brun rouge, à étiquette jaune, sur laquelle on pouvait lire : fine champagne. — Tous deux poussèrent un cri d’admiration à la vue du couvert d’Yves. Il l’avait disposé en plein air, sous un bosquet de bambous, à quelques pas de sa case. La table, avec sa nappe, ses serviettes, ses fourchettes étincelantes et le charmant bouquet de fleurs qui ornait le milieu, offrait un coup d’œil hospitalier et gracieux, et le parfum succulent qui s’échappait des écuelles posées sur les fourneaux de terre, promettait aux conviés des satisfactions d’un ordre plus solide.

— Mâtin ! qu’il fait bon chez toi ! Yves, dit le marin en se laissant tomber sur une escabelle et en s’essuyant le front. Tu as toujours été un débrouillard ; je me rappelle, sur la Vendée, tu avais déjà une foule de petites inventions pour arrimer ton bagage, mais ici tu es au large ! Alors voilà ta case là-bas, — et tous ces meubles-là ?…

— C’est moi qui les ai faits ! dit Yves, et ils sont solides, je m’en flatte ! Allons, Joseph, assieds-toi là, et à la besogne !

Le festin débutait par une assiette de camarons, grandes crevettes d’un goût moins délicat que leurs pareilles d’Occident, mais les convives n’étant point difficiles y firent fête. Vinrent ensuite un plat de poisson bouilli assaisonné de nhoc-man[25], puis un ragoût de porc bien rissolé dans sa graisse et entouré d’une couronne de haricots verts, enfin les fameux poulets, frits dans du saindoux et relevés, eux aussi, d’un peu de nhoc-man. Quel régal ! — C’était plaisir d’entendre les exclamations, de voir les mines gourmandes des invités. Les plats étaient vides jusqu’à la dernière miette, et Yves accablé d’éloges.

[25] Le nhoc-man, très en usage dans toute l’Indo-Chine, est une liqueur faite avec du poisson séché et réduit en poudre. C’est un condiment d’une forte saveur.

— Je vous traite à l’annamite, disait-il modestement ; vous avez du thé pour boisson, et du riz au lieu de pain ; je ne suis pas millionnaire, et ici, il faut être riche pour se payer du pain et du vin.

— Ton thé est excellent, dit Pierre.

— Et ton riz est si bien cuit à point ! reprit Joseph, il est aussi bon que celui des Annamites.

— Ah ! c’est que je fais bien attention à ne pas mettre trop d’eau et à le laisser se gonfler, et crever tout doucement à petit feu.

— Où as-tu appris à devenir si bon cuisinier que cela, donc ?

— En regardant faire des Annamites ; et puis à bord de la Vendée, tu sais bien, Pierre, que le capitaine Simon n’aimait pas qu’on fît de la gargote. Il avait l’œil à la cambuse !

— L’œil ! tu peux bien dire le nez plutôt ! Une fois que j’étais de quart dans ces parages-là, et que j’avais laissé brûler le rata, il l’a senti, il était dans une colère ! ah ! nom de nom !

— Et nos fruits ! dit Joseph, est-ce qu’on ne va pas leur dire deux mots ? La cong-gaï[26] les a cueillis tout frais pour moi.

[26] Femme du peuple, paysanne.

— Tiens, ils auront la place d’honneur, dit Yves en enlevant le bouquet qu’il remplaça par la corbeille, et ils la méritent bien ! qu’ils sont beaux ! voilà deux ananas gros comme ma tête, et des mangues ! oui ! ma foi, de belles mangues dorées ! Tu fais des folies ! camarade, on ne voit ça que sur la table du patron. Tu les as payées au moins quatre cents la pièce ?

— Ne pense pas à ce que je les ai payées, c’est pas ton affaire ; quand on se régale entre bons amis, on peut bien se permettre un petit extra, n’est-ce pas ?

— Sûrement, sûrement, et voilà aussi quelques petites douceurs : des bonbons et des gâteaux de chez Lan-long, le fameux marchand du port.

— Toutes leurs sucreries, ça ne me va pas, dit Pierre ; leurs bonbons, c’est de la mélasse et de la farine, j’aime encore mieux les gâteaux, ils ressemblent aux craquelins de chez nous.

— Où vas-tu comme ça, Yves ?

— Faire le café donc ! Joseph a apporté tout ce qu’il faut, nous allons prendre notre café chez nous, dans nos tasses, comme des bourgeois.

— Et voilà de la fine champagne, et de la bonne ! je m’en flatte, s’écria Pierre ; ce n’est pas de la drogue comme on en vend ici dans les boutiques ; — que ça fait mal au cœur à un vrai matelot de donner son bon argent pour pareille chose ! Celle bouteille-là elle vient de La Rochelle, du pays de l’eau-de-vie, je la gardais pour une bonne occasion, — on n’en peut pas trouver une meilleure. — A ta santé, Yves !

— A ta santé, répéta Joseph,

— Merci bien, merci bien, dit Yves en trinquant, — à la vôtre !

Une heure plus tard, la table était débarrassée, et nos trois braves gens, tout en fumant leur pipe, savouraient à tout petits coups leur tasse de choum-choum[27], liqueur délicieuse, d’un parfum léger qui rappelle celui du kirsch et d’une saveur douce et traîtresse. On la boit sans défiance, mais, comme tous les alcools de grains, elle amène promptement l’ivresse, et une ivresse assez dangereuse. Yves et ses hôtes la connaissaient assez pour s’en défier, et rien ne vint troubler leur parfaite harmonie.

[27] Eau-de-vie de riz.

— Tu nous as donné un fameux souper, mon gars, dit Pierre, en tapotant doucement, pour la vider, sa grosse pipe en bruyère, dont le fourneau à demi carbonisé attestait les longs services ; tu ferais ta fortune si tu voulais t’établir restaurateur.

— Tiens ! pourquoi pas ? dit Joseph, c’est une idée, ça ! je te promets ma pratique et celle de bien d’autres. Le patron va partir, on ne sait pas qui le remplacera, tu es trop grand aussi pour faire ce métier de commissionnaire avec un autre que M. Gerbier ; tu as amassé un petit magot, si j’étais toi, je me mettrais à faire une popote et à vendre des portions aux ouvriers, aux soldats et aux marins.

— Seulement, dit Pierre, il ne faudrait pas rester dans ce coin-là, c’est trop retiré.

— Et puis, je ne pourrais pas à cause des bureaux, dit Yves, qui était devenu tout rêveur.

— Écoute, dit Joseph, ma paillotte est bien trop grande pour moi qui suis seul, elle est à mi-chemin entre le port et le chantier ; viens t’établir là, je ne te tracasserai pas, je suis bon garçon, et d’ailleurs, tu sais bien que je suis retenu ici depuis le matin jusqu’au soir ; pourvu que j’aie une place pour mon lit et mon coffre, ça me suffit, tu ne paieras pas de loyer, tu me nourriras avec tes restes, ça te va-t-il ?

— J’y penserai, dit Yves…

Chargement de la publicité...