Yves Kerhélo
X
A M. Alain Le Pennec, chez M. Le Pennec, charpentier à Fouesnant (Finistère).
Saïgon.
Mon cher Alain,
C’est toi que je charge cette fois-ci de donner de mes nouvelles à Corentine ; elle n’en sera pas jalouse, car elle sait bien quel ami tu es pour moi. Je te rends bien ton amitié, va ! Je pense tous les jours à toi, et plus d’une fois par jour. Quand je vois quelque chose d’intéressant, je me dis tout de suite : Ah ! si Alain était là ! Mais comme tu n’y es pas, je veux que de loin tu puisses voir par mes yeux, autant que possible, ce pays si différent de notre Bretagne. Il est six heures du matin, nous sommes à dimanche, tu n’en es encore qu’à samedi. Nous avons vu le soleil sept heures avant toi. Pendant que je t’écris, tu dors à poings fermés sur ta couette de balle ; quand tes yeux s’ouvriront, ils verront la grande cheminée avec son banc, le coffre et l’armoire, et par la petite fenêtre, les poiriers du courtil tout couverts de fleurs blanches. Les miens pour l’instant regardent les rizières verdissantes, les palétuviers baignant leurs racines dans l’eau boueuse de la rivière, et les bosquets de bambous et de palmiers entourant les petites cases rouges à toits de chaume. C’est qu’il y a plus de la moitié du monde entre toi et moi, et le soleil nous montre sa face rayonnante bien longtemps avant qu’il se lève sur la France.
Hier nous sommes entrés dans la rivière de Saïgon ; il faut la remonter pendant quatre-vingts kilomètres pour arriver à la capitale de la Cochinchine ; elle coule entre des berges basses qui, sans cesse, s’écroulent, et, délayées dans l’eau, lui fournissent de la vase dont celle n’a certes pas besoin. A Saïgon même, il n’y a pas de quais à cause du peu de solidité de la rive[13].
[13] Dans tout ce qui va suivre il faut remarquer que le récit dépeint l’Indo-Chine il y a vingt ans ; ce n’est que dans les derniers chapitres qu’il parlera de choses contemporaines.
A peine notre bateau était-il mouillé, que nous avons été entourés d’une foule de petits sampans, c’est-à-dire de petites barques du pays qui venaient chercher des passagers pour les transporter à terre.
M. Gerbier étant très pressé d’aller voir son père, n’a pas voulu attendre un des canots du bord ; il est donc descendu dans un sampan et m’a pris avec lui à ma grande joie.
Imagine-toi une barque assez longue avec une voile en paille, oui, en paille tressée comme un paillasson, et deux petites plates-formes, l’une à l’avant, l’autre à l’arrière. Sur celle de devant se tenait un homme qui faisait marcher la barque avec un seul aviron ; sur celle d’arrière, sa femme manœuvrait un autre aviron, et, tout en le maniant, elle dirigeait très adroitement le gouvernail avec son pied. Sous un toit de paille, une paillotte, comme on dit ici, dans un petit espace de deux mètres de large, sur trois mètres de long environ, était blottie toute sa nichée. Ils étaient là dedans, je ne sais combien d’enfants de tous les âges et de toutes les tailles ; on ne voyait que des têtes ; pour les bras et les jambes, je ne sais vraiment pas où ils avaient pu trouver de la place pour se loger. Les sampans — comme chez nous les barques — servent à une foule d’usages. On y fait la pêche ; on y transporte des personnes, des animaux, des pierres, des briques, du riz, du sel, des légumes, des poteries, enfin tout ce qu’on veut envoyer d’un endroit dans un autre. Comme il n’y a que peu de routes, pas du tout de chemins de fer[14], et, qu’au contraire, les cours d’eau (qu’on appelle arroyos) abondent, il est bien plus facile de se servir de barques que de voitures et de chevaux pour les transports. M. Gerbier, qui a beaucoup voyagé, m’a dit qu’en Hollande et à Venise, il en était de même. Les treschuyten et les peate[15] sont les sampans européens.
[14] Yves écrit en 1872.
[15] Le treschuyt est le bateau hollandais, la peata le bateau vénitien.
Aussitôt débarqué à Saïgon, nous avons couru chez M. Gerbier père. Il habite un petit hôtel tout près de son chantier.
Pendant que M. Émile était avec sa famille je suis resté à l’attendre tout en regardant travailler les ouvriers, qui sont pour la plupart des gens du pays. Au bout d’un quart d’heure, environ, un domestique est venu me chercher pour me conduire auprès de M. Gerbier. J’étais un peu intimidé, mais la vue de son fils qui se tenait près de lui, l’air tout joyeux, m’a donné de l’aplomb. Ces messieurs ont été excellents pour moi et m’ont dit de revenir les trouver demain vers dix heures du matin. Ce soir, je suis retourné à bord de la Vendée que je ne quitterai pas sans regret, car j’aime beaucoup le capitaine Simon.
Adieu, mon brave Alain, je suis ton ami pour la vie.
Yves Kerhélo.