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Yves Kerhélo

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VI

Au flot vert de l’Océan venait se mêler le flot boueux de la Loire, il ventait dur devant Saint-Nazaire et la Belle-Yvonne dansait ferme. Yves regardait de tous côtés, un peu désappointé de ne voir d’abord qu’une vieille petite ville et une vieille petite église. En 1872, les grands travaux qui ont transformé le port de Saint-Nazaire n’étaient pas encore terminés, néanmoins le service des paquebots transatlantiques y avait déjà son point de départ et notre mousse ouvrit de grands yeux en voyant passer à une centaine de mètres, un de ces vastes monuments nautiques auprès desquels le petit chasse-marée semblait un jouet d’enfant.

La marée montante aidant, on filait assez lestement sur Nantes. Paimbœuf, le Pellerin passèrent rapidement devant les regards d’Yves, mais il fut fort intéressé par les grands établissements de l’île d’Indret où se fabriquent les machines à vapeur de la marine française. La côte basse, humide, grisâtre, les hautes cheminées couronnées d’un lourd panache de fumée noire, les ateliers, alignés en longs bâtiments parallèles, étonnaient le jeune garçon, habitué aux aspects riants et pittoresques du paysage cornouaillais. A sept heures du soir, la Belle-Yvonne accostait au quai de la Fosse, et Yves, stupéfait, voyait s’étager, sur la colline, les maisons de Nantes, constellées de points lumineux, s’allonger sur le quai la double ligne du chemin de fer et du tramway, et se perdre dans la brume les îles, toutes chargées d’habitations, de magasins, de hangars.


Vue de Nantes. — Le quai de la Fosse.

— Que de monde il y a par ici ! dit-il au patron qui se tenait près de lui, sur le point.

— Cent vingt mille habitants, au moins.

— Cent vingt mille ! c’est bien plus qu’à Concarneau et même qu’à Quimper ! Il faut bien travailler pour gagner son pain là ! et bien se priver aussi, sûrement ! Qu’est-ce qu’en dirait Alain qui aime tant la lande et la grève, s’il était obligé de vivre dans ces chambres que que je vois là-haut, éclairées par de petites lampes ? J’aime mieux être mousse que de m’enfermer là dedans. C’est vrai qu’on attrape quelquefois des coups de mer qui ne sont pas drôles, mais on respire tout son content (et il aspira l’air à pleins poumons). Pouah ! comme le brouillard sent mauvais ! je vais aller me chauffer à la cambuse[10] en épluchant des pommes de terre !

[10] La cuisine.

Le matin suivant, après que toutes les formalités de l’arrivée au port eurent été remplies par le capitaine, le déchargement commença, et Yves fit connaissance avec l’intérieur de la ville en poussant les brancards de la petite charrette à bras qui portait les caisses de sardines aux docks. La vue des passants affairés, des grands magasins remplis d’objets de luxe, des beaux hôtels à balcons ouvragés, l’amusa d’abord, mais l’attrait de la nouveauté une fois disparu, il ne sentit plus que la fatigue de sa pénible besogne, et, le soir, se jeta sur sa mince couchette, plus las qu’après une journée de manœuvres pendant la tempête.

Le lendemain étant un dimanche, aussitôt le service du bord terminé, il obtint de son bienveillant patron, congé pour toute la journée. Il tira de son petit coffre ses vêtements les plus propres ; à grand renfort d’eau claire et de savon de Marseille, il nettoya son visage et ses mains, jusqu’à ce qu’ils fussent luisants de propreté, brossa ferme sa crinière brune dont les boucles rebelles résistaient à tout effort pour la discipliner, et, les pieds nus cachés dans de gros souliers bien cirés, le chapeau à la main, vint saluer le capitaine Jaouen. Celui-ci, mis de bonne humeur par la mine résolue et franche du jeune garçon, lui tapa sur l’épaule d’un air amical.

— Comme te voilà brave ! mon petit gars ! Tu as bien travaillé, va bien t’amuser. Voilà une petite pièce pour faire le garçon, ne la dépense pas en eau-de-vie surtout !

— Merci, capitaine ! merci bien, dit Yves, les yeux brillants à la vue d’un trésor si inattendu. Vingt sous ! — que d’argent ! Soyez tranquille ! je n’achèterai pas seulement cinq centimes d’eau-de-vie, ni du tabac, ni rien de ces mauvaises choses-là ; le plaisir qu’elles font est tout de suite passé, il ne reste rien après. J’achèterai du papier et un timbre-poste pour écrire à Corentine, et puis, des boutons pour mes habits, et du fil et des aiguilles pour raccommoder parce que je ne veux pas être en loques ; et puis, peut-être bien que je me paierai un petit régal de quatre sous, pas plus, et je garderai cinq sous sur moi : — on ne sait pas ce qui peut arriver !

— Voilà un garçon diantrement sensé, il fera son chemin dans le monde, c’est moi qui le lui prédis, dit une grosse voix joviale.

— Tiens ! c’est toi, Simon ! et qu’est-ce qui te savait ici ? Je te croyais encore en Angleterre pour huit jours au moins, s’écria le capitaine Jaouen en donnant une cordiale poignée de main au nouveau venu, un grand, gros homme avec d’énormes favoris roux, et une figure couleur de bronze foncé.

— Nous avons chargé bien plus vite que je ne pensais, la mer était belle, la Vendée est venue de Cardiff en deux jours ; nous partons demain ou après-demain au plus tard pour Saïgon. Veux-tu venir avec moi, mousse ? Ça te fera voir du pays.

Yves consulta son patron du regard…

— Vas-y, mon garçon, — vas-y gaîment, dit le bon Jaouen. Mon camarade Simon est la perle des braves gens ; — pas commode tous les jours, non !

— Faut bien que le bateau marche, grommela le dit Simon.

— … Et puis pas liardeur, on est bien nourri sur son bateau, bien traité, — bien taloché aussi, mais pas méchamment, c’est rien que de la vivacité. Je ne peux pas te garder avec moi ; mon ancien mousse était un bon enfant, et mon propre cousin par-dessus le marché. Ce ne serait pas juste de lui faire perdre sa place parce qu’il a attrapé une entorse à mon service. Tu n’as plus ni père, ni mère ; tu es ton maître. Va courir un peu le monde, tu es du bois dont on fait les gens qui réussissent. — Tu peux le prendre sans crainte d’avoir à t’en repentir, Simon. C’est un petit gars courageux, travailleur, honnête et rangé ; ça n’est ni menteur, ni répondeur, et ça ne plaint pas sa peine. Je lui souhaite bonne chance de tout mon cœur.

— C’est bien, dit le capitaine Simon, affaire conclue ! Hein, mousse ? Comment t’appelles-tu ?

— Yves Kerhélo.

— Eh bien ! Yves Kerhélo, lundi matin tu seras inscrit au rôle d’équipage de la Vendée, capitaine Simon, en partance pour Saïgon avec chargement de houille de Cardiff. Donne-moi tes nom, prénoms, date de naissance, domicile etc., sur un bout de papier pour que je fasse régulariser toutes les paperasses. Tu sais lire et écrire ?

— Oui !

— Bon ! sois lundi à dix heures au bureau de l’inscription maritime et lundi soir devant la gamelle de la Vendée. Maintenant laisse porter[11] et file vent arrière. J’ai à causer avec l’ami Jaouen.

[11] Éloigne-toi.

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