Yves Kerhélo
IX
En rivière de Saïgon, le 7 avril.
Ma bonne petite sœur,
Un canot va porter le courrier à terre ; j’en profite pour faire un paquet de toutes les feuilles que j’ai écrites depuis Aden et te les envoyer. Tu vois que ton frère devient un fameux écrivain. Je dois ma science en littérature (vois comme je sais faire de belles phrases maintenant !) à ce bon M. Gerbier, qui depuis que je lui ai repêché son portefeuille est plein de bontés pour moi. Toutes les fois que j’ai quelques heures de libres, il me fait venir près de lui pour travailler ; il m’apprend le français, l’anglais, un peu d’histoire et de géographie, et aussi l’arithmétique. Il m’a même dit, l’autre jour, que je faisais beaucoup de progrès et que, si le métier de mousse ne me va pas, il me fera entrer dans les bureaux de son père, comme petit employé. Tu penses bien que j’aime mieux cela que de servir les maçons ou de carguer des voiles. Je suis donc plein d’espérance et de courage. En attendant mieux, je ne néglige pas la besogne du bord. Je vois bien que le capitaine Simon est content de moi parce que, de temps en temps, il me tire l’oreille, — si fort qu’il me fait crier, — mais ça me fait plaisir tout de même. Il faut que je termine ma lettre, car nous allons partir dans un moment. Je t’embrasse très vite, très fort, et je te prie de présenter mes respects à Mlle Martineau.
Surtout n’oublie pas mes amitiés pour Alain.
Yves Kerhélo.
NOTES DE VOYAGE
Je n’ai pas vu Suez de près, car j’étais resté dans le canot avec le capitaine. Aussi ne puis-je t’en faire une longue description.
La ville s’étend au milieu d’un vaste désert de sable, au pied de grandes montagnes tristes et dénudées. Le mont Sinaï, si célèbre dans l’histoire des Hébreux, s’aperçoit quand on entre dans la mer Rouge. Je ne sais pourquoi on l’appelle la mer Rouge. Ce n’est sûrement pas la couleur de ses eaux qui lui a fait donner ce nom, car elles sont d’un beau vert d’émeraude. Les bords, c’est du sable, et toujours du sable, jusqu’à ce qu’on approche du détroit de Bab-el-Mandeb. Nous avons rasé de très près l’île de Périm, roc absolument aride où les Anglais ont une garnison qui change tous les trois mois. Le manque d’eau et la chaleur y rendent la vie intolérable. Les hommes deviendraient fous s’ils y restaient plus longtemps.
De Périm à Aden, la côte est très pittoresque ; elle est formée par des montagnes rocheuses fort élevées et découpées d’une façon tout à fait bizarre. Nous sommes arrivés le 16 au soir à Steamer-Point, qui est le port d’Aden ; il faisait un clair de lune magnifique, et M. Gerbier a voulu descendre à terre pour aller voir Aden. Il a demandé au capitaine la permission de m’emmener, et comme celui-ci a des affaires qui le retiendront à Steamer-Point toute la journée de demain, il y a consenti ; tu penses si j’étais content ! Nous voilà partis tous deux dans une bonne voiture, marchant au galop de deux chevaux vigoureux. Au bout d’une demi-heure de ce train-là, nous arrivons à une porte fortifiée gardée par des Anglais. M. Gerbier leur a si bien parlé qu’ils nous ont laissé passer et nous entrons dans un défilé de dix mètres de large, entre des rochers à pic de cinquante mètres de haut, au moins. Il m’a semblé d’abord qu’il y faisait très noir ; peu à peu mes yeux se sont habitués à l’obscurité et j’ai commencé à distinguer sur le bord de la route des masses grisâtres qui étaient des maisons. A la sortie du défilé nous étions devant Aden. Une petite ville toute blanche, sous les rayons de lune, des constructions basses et carrées à un seul étage, s’étendant sur une plaine entourée de tous côtés par des collines rocheuses très hautes. On nous a dit que, pendant le jour, ces rocs taillés à pic renvoient la chaleur comme les parois d’un four. Il n’y a ni source, ni rivière à Aden. Pour donner de l’eau à la ville, on a construit de vastes réservoirs qui se remplissent pendant la saison des pluies et peuvent contenir la provision d’eau pour trois ans. Nous avons été les voir le matin après avoir passé quelques heures à dormir à l’hôtel. On a profité, pour les établir, d’une sorte de crevasse très évasée, creusée contre deux immenses rochers, dont la pente est telle, que toute l’eau qui tombe sur les rochers voisins la suit et vient s’écouler au pied. Pour l’empêcher de se perdre et créer ainsi une sorte de bassin, on a cimenté les parois du rocher et construit, du côté qui regarde la ville, une énorme digue en maçonnerie.
Nous avons déjeuné à Steamer-Point. M. Gerbier a eu la bonté de me faire déjeuner avec lui. J’étais d’abord un peu embarrassé ; il y avait sur la table un tas de choses que je n’avais jamais vues et dont j’ignorais l’usage, car le service de la table dans un hôtel anglais ne ressemble pas à la gamelle de la Vendée, mais je me suis souvenu de nos repas chez Mlle Martineau, et comme elle nous apprenait à nous bien tenir et à manger convenablement. — Pour le reste, c’est-à-dire pour les choses nouvelles, j’ai regardé faire M. Gerbier et j’ai tâché de faire comme lui, le moins maladroitement possible.
Nous sommes revenus à bord vers une heure et nous avons trouvé le bateau entouré de petites pirogues creusées dans un tronc d’arbre et montées par des enfants indigènes qui criaient comme des mouettes. Je ne comprenais pas d’abord ce qu’ils disaient ; c’était : A la mer ! à la mer ! dgita ! dgita ! (jette), et puis ils piquaient une tête, plongeaient et remontaient dans leurs pirogues.
M. Gerbier qui connaissait leurs talents a jeté une petite pièce blanche de monnaie du pays valant environ 20 centimes. Aussitôt une douzaine de gamins couleur de bronze se précipitent pour la rattraper pendant qu’elle coule ; et voilà des batailles, des empoignées à trois ou quatre mètres sous l’eau… on les voyait très distinctement, la mer étant d’une limpidité extraordinaire. Le vainqueur, revenu enfin sur l’eau, a montré sa pièce d’un air triomphant et l’a fourrée dans le coin de sa bouche, tout prêt à recommencer un nouveau combat.
A trois heures, la Vendée appareillait, et nous nous sommes dirigés entre Socotora et Guardafui. Là nous avons pêché un requin. Oh ! la vilaine bête avec son immense gueule, presque sous le ventre, et ses dents tranchantes qui vous coupent une jambe ou un bras en une seconde. Brrr…, cela fait frémir rien que d’y penser ! On n’ose pas se baigner en mer à cause de ces gaillards-là, qui vont après le navire comme les mendiants de chez nous, après les enterrements. Pour les prendre, on jette à la mer un émerillon[12] fixé solidement au bout d’une chaîne et amorcé avec un gros morceau de lard. Le requin happe tout avec avidité, le croc s’engage dans ses entrailles, on laisse filer la chaîne et le monstre suit le bateau en faisant des bonds, des soubresauts si violents que l’eau de mer rejaillit jusqu’au bordage. Quand il a épuisé ses forces, on le hale sur le pont ; mais il faut avoir la patience d’attendre qu’il soit bien mort ou, au moins, mourant. Le nôtre ne l’était qu’à moitié, il donnait encore des coups de queue terribles. On l’a éventré et dépecé ; nous avons fait la soupe avec des morceaux de sa chair ; ce n’était pas un régal, tant s’en faut ! On a gardé la peau qui est très résistante et sert à confectionner beaucoup d’objets utiles.
[12] Hameçon très fort.
Le 19 nous avons passé devant le cap Guardafui, et nous sommes entrés dans l’océan Indien. Le 25, nous avons vu à quelque distance les îles Laquedives et Maldives. Le 27, nous étions au sud de Ceylan, les 28, 29, 30 rien que le ciel et l’eau ; le 31 au soir, un feu a brillé à l’horizon, c’était celui du phare qui s’élève à la pointe nord de Sumatra. Le lendemain nous entrions dans le détroit de Malacca. Oh ! que c’est beau à voir ! on ne se lasse pas de regarder ! Du côté de la Malaisie, d’immenses forêts, couvrant les montagnes, descendent jusqu’à la mer. Sur les eaux, flottent des troncs d’arbres, des branchages, des lianes et même des îlots mouvants qu’ont formés les mousses, les gazons, les herbes détachées du rivage : des milliers d’oiseaux, fatigués sans doute d’avoir traversé la mer des Indes, s’y reposent. De loin en loin, on voit, au milieu de la verdure, des groupes d’habitations, ou, sur quelque petit promontoire, un phare entouré d’une haute muraille comme une forteresse. M. Gerbier m’a expliqué que ces murs sont faits pour défendre les gardiens contre les tigres, très nombreux dans ce pays-là. Il m’a, à ce propos, raconté une histoire très drôle arrivée à un de ses amis, employé des postes. Ce jeune homme, le jour même de son arrivée à Saïgon, était allé vers deux heures de l’après-midi à l’estacade pour chercher un canot et s’amuser à faire un tour de rivière. En approchant de l’appontement, il aperçoit une énorme masse étendue en travers. C’était un tigre qui dormait au soleil le plus paisiblement du monde. Le voyageur n’eut garde de le troubler ; pris d’une terreur folle, il s’enfuit à toutes jambes et courut s’enfermer dans sa chambre à l’hôtel.
3 avril. — Depuis hier, nous naviguons dans les eaux de Singapoor. Notre bateau suit des petits canaux qui font mille détours, passe entre des îles parées d’une végétation splendide ; il y a là des arbres, des fleurs dont je n’ai jamais vu les pareils. Je suis dans l’émerveillement. Et quel beau temps ! quel beau ciel ! quelles belles vagues claires et vertes !…
Demain, nous serons dans la mer de Cochinchine, et dans quelques jours à Saïgon.
Mes notes cessent ici, car mon voyage maritime est presque terminé.