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Yves Kerhélo

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XXIV

Hanoï, hôtel des Voyageurs.

Ma chère Jeannette,

Je suis arrivé hier soir à Hanoï, en très bon état, cela va sans dire, puisque le voyage à bord de la canonnière ne pouvait être que fort agréable. Nous avons eu néanmoins un petit accroc tout près de la montagne de l’Éléphant, dans cette partie du Song-tan-Back qu’on appelle le Nœud de cravate. L’angle formé par la rivière y est si étroit que l’Éclair est allé donner du nez contre une des berges. Il a reculé, et est entré par l’arrière dans la rive opposée. Il a fallu le pousser, le tirer ; nous en avons eu pour une bonne heure avant de franchir ce mauvais pas. Le commandant m’a dit qu’un bateau de plus de trente mètres de long n’aurait pas pu tourner là.

Nous avons pris le Canal des bambous, ses rives verdoyantes sont d’un effet charmant, on ne voit que panaches de verdure sur les rives ; c’est d’un aspect plein de fraîcheur auquel nous ne sommes pas accoutumés de notre côté.

J’ai parcouru ce matin cette belle grande ville d’Hanoï, si vivante, si intéressante et si peu semblable à notre Haï-phong.

C’est jour de foire, et une foule bruyante remplit les rues. Partout s’étalent les paniers de fruits, les cages de volaille, les poteries, les étoffes. Les marchandes, abritées sous leur immense chapeau de latanier, se tiennent accroupies auprès de leur marchandise, devant les portes, sous les larges auvents des paillottes, les étalages sont plus considérables et les produits exposés plus riches et plus variés. On y voit de beaux bronzes couleur de cuivre, des objets incrustés de nacre cloisonnée de filigranes argentés, des meubles ornés du même décor, des armes, des bijoux d’argent curieusement ciselés, des broderies en soie de couleurs vives, des tasses et des théières de porcelaine, des éventails, des parasols multicolores, un assemblage de formes, de lignes, de teintes à ravir un peintre ou un collectionneur.


Une foule bruyante remplissait les rues d’Hanoï.

Je marchais à petits pas, sans me presser, m’arrêtant à chaque instant pour admirer, ayant peine d’ailleurs à me frayer un passage dans ces rues étroites, encombrées de piétons, de pousse-pousse[49], de coolies portant des fardeaux, dans une sorte de longue balance appuyée sur l’épaule, de brouettes bizarres, mais admirablement imaginées pour obéir aux lois de l’équilibre, et alléger le poids de la charge.

[49] Petites voitures tirées à bras d’homme.

J’ai fait bien du chemin avant de trouver la maison de Vivian. C’est dans la rue des Sauniers ou marchands de sel. Il faut te dire qu’à Hanoï, la plupart des rues ont le nom des industriels qui y demeurent. Ainsi, j’ai vu la rue des Tisserands, la rue des Cordiers, la rue des Marchands de bois, la rue de la Saumure, où se vend le nhoc-mam, la rue du Change, une des plus belles d’Hanoï. C’est tout près de là que se trouve la rue du Chanvre, où habitait le résident avant qu’on eût construit son palais. J’ai été fort poliment reçu à la Résidence, on m’y a donné tous les renseignements que je demandais, mais malheureusement, on n’a pu m’y indiquer un moyen sûr et expéditif de revenir chez moi. Je crois que je vais me décider à m’arranger avec un riche Chinois, propriétaire d’une belle jonque qui va partir après-demain au matin pour porter à Haï-phong toute une cargaison de soie et de thé. Il a l’air d’un très brave homme, j’ai fait sa connaissance chez Vivian, dont il est aussi l’un des créanciers. L’affaire n’est pas aussi mauvaise que je le craignais, il y aura une sorte de liquidation et je ne pense pas avoir moins de 60 à 70 p. 100 sur ma créance. En somme, j’ai très bien fait de venir à Hanoï, sans compter le plaisir du voyage.

Je te quitte, car voici justement l’heure d’un rendez-vous chez l’avoué. Mille tendresses pour tous, un gros baiser à ma mie Corentine.

Ton mari affectionné,

Yves Kerhélo.

P.-S. J’espère que mes garçons tiennent la promesse qu’ils m’ont faite d’être très sages, très obéissants et aussi très attentifs pour leur maman.

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