Yves Kerhélo
XXIII
Mme Kerhélo, assise sur sa petite chaise favorite, visitait avec soin (c’est le terme consacré) les innombrables serviettes entassées dans des corbeilles autour d’elle. Corentine, déjà très débrouillée pour son âge, l’aidait consciencieusement, élevant la pièce de linge entre ses yeux et le jour, ou la tenant bien déployée, et cherchant les trous, les clairs et les déchirures. Elle était tout à fait charmante avec ses jolis bras nus à fossettes, tendus devant elle, et l’air de gravité répandu sur son visage mutin. Yves entra, les mains pleines de papiers, le front soucieux.
— C’est le courrier, dit-il, vois quelle nouvelle il m’apporte ! Et il jeta sur les genoux de sa femme une lettre dépliée.
Celle-ci la parcourut d’un regard rapide et inquiet, elle pâlit légèrement, et leva les yeux vers son mari.
— La perte est importante ! dit-elle. Qu’allons-nous faire ?
— Une bonne vingtaine de mille francs au moins !
— Je t’avais bien dit que ce Vivian ne m’inspirait aucune confiance, il n’avait pas l’air d’un homme sérieux.
— Il m’offrait des garanties que je croyais solides.
— Et tu lui as fait de trop fortes livraisons à crédit.
— Que veux-tu ? il n’y aurait pas de commerce possible si on vendait toujours au comptant, surtout dans ce pays-ci.
— Est-ce que la faillite est déclarée ?
— Non, mais elle va l’être ; relis la lettre.
— C’est vrai ; — si, au moins, tu pouvais rentrer dans une partie de tes fournitures ou faire quelque arrangement pour ne pas tout perdre ?
— C’est ce que je pense faire. Il faut que je parte immédiatement pour Hanoï ; il se trouve que le stationnaire d’Haï-phong, l’Éclair, y va justement demain, le commandant me prendra à bord, sans aucun doute, il me connaît très bien ; — je serai dans trois jours là-bas.
— Et pour revenir ?
— Je trouverai bien un bateau quelconque, une jonque ou même un sampan ; prépare-moi une valise avec une provision de linge et de vêtements pour une quinzaine de jours, je ne crois pas que mon voyage dure plus longtemps.
Le cœur bien gros, Mme Kerhélo se mit en devoir d’obéir à son mari. Bien qu’elle fût accoutumée à ce qu’il fît de fréquentes absences pour son commerce, ce n’était jamais sans craintes qu’elle le voyait partir. Le pays était encore de temps à autre troublé par les incursions des pirates, et puis la fièvre, la dysenterie, le choléra, ne guettaient-ils pas les voyageurs, fatigués par les mauvaises routes, la chaleur humide, la nourriture insuffisante ou mal préparée ?
Quant à Yves, malgré le but très désagréable de son excursion, il n’était pas fâché de voir du pays, et de contenter une fois de plus les instincts aventureux qui s’alliaient chez lui à une si rare prudence. Le chagrin de quitter une famille si tendrement aimée s’apaisa donc assez promptement, et en mettant le pied sur le pont de l’Éclair, il se sentit plus jeune de quinze ans. La machine envoya un vigoureux coup de sifflet et les deux roues s’ébranlèrent, soulevant les ondes boueuses du Song-tan-Back qui retombaient en cascades rougeâtres.
Ce cours d’eau, d’une largeur peu considérable, est une sorte de canal naturel réunissant le Cua-Cam au Taï-phong ; il traverse des rizières, des champs de tabac, des plantations de millet ; sur le bord de l’eau, les briqueteries élèvent leurs grands fours couleur de terre cuite et leurs empilements de briques. Des habitations semi-terrestres, semi-aquatiques s’avancent sur pilotis jusque dans le fleuve : elles sont occupées par des pêcheurs principalement.
En approchant du Taï-Binh, le cours du Song-tan-Back se courbe en deux replis très accentués et passe auprès de la montagne de l’Éléphant, colossal bloc de calcaire, qui doit son nom à sa forme bizarre. De loin, en effet, il ressemble à un éléphant gigantesque promenant sa lourde masse sur la pente qui descend jusqu’au fleuve.
Du Taï-Binh, on passe dans le canal des Bambous qui conduit au fleuve Rouge. Autrefois on remontait le Cua-Cam jusqu’au grand canal de Bac-Ninh ou des Rapides, qui arrive devant Hanoï, mais des ensablements ont rendu maintenant le trajet impraticable par cette voie.
Le pays est très peuplé, les habitants sont actifs, industrieux, et habiles à tirer parti des richesses du sol. A mesure qu’on approche d’Hanoï, le mouvement augmente, le fleuve est sillonné de sampans de toutes les tailles ou couvert de ces immenses radeaux qui viennent apporter dans le delta les bois des forêts, et les gros bambous servant aux constructions[48].
[48] « Les Annamites de la plaine, dit le docteur Hocquard, surtout les habitants du delta, ont une peur affreuse des bois. Ils se les figurent habités par des esprits méchants qui ne se laissent pas piller impunément et se vengent tôt ou tard des audacieux venus pour troubler leurs retraites. J’ajouterai que les tigres, hôtes habituels des grandes forêts, et les fièvres pernicieuses contribuent beaucoup à entretenir ces craintes chez les indigènes. »
Sur ces radeaux, longs parfois d’une centaine de mètres, vit toute une population. Ce sont de véritables villages flottants.
Les familles ont leur cai-nha ou cagna en paillotte, on y fait du feu, on y couche, on y mange, on y travaille ; une fourmilière de marmots demi-nus ou même sans le moindre vêtement, court sur les troncs au risque de faire un plongeon, se démène, se chamaille, pleure, rit, chante, tandis que les mères, parfaitement insoucieuses de leur progéniture, tant elles sont familiarisées avec les dangers qui la menacent, surveillent la cuisson du riz, filent du coton, et surtout, bavardent avec leurs voisines, tout comme leurs sœurs de terre ferme.