Yves Kerhélo
VIII
Mlle Martineau, à Fouesnant (Finistère).
Aden, 16 mars 1872.
Mademoiselle,
Je prends la liberté de vous écrire pour vous exprimer toute ma gratitude et vous assurer que jamais je n’oublierai ce que vous avez bien voulu faire pour ma sœur et moi. Le souvenir de tout ce que je vous dois ne me quitte pas, et m’encourage à bien faire, afin de me montrer digne de votre amitié. Quant à Corentine, elle vit près de vous, elle a le bonheur de pouvoir vous témoigner son affection à chaque instant par les petits services qu’elle vous rend. Moi, qui ne suis qu’un pauvre mousse, je veux pourtant tâcher de vous être agréable à mon tour, en vous donnant quelques détails sur ce que j’ai déjà vu d’intéressant.
Nous sommes partis de Port-Saïd le 7 mars à huit heures du matin ; le temps était très beau, et il n’y avait pas trop de chaleur. Nous avions pris un pilote à bord, car il n’est pas permis de diriger soi-même la marche de son bateau dans le canal. Pendant la saison chaude, c’est-à-dire pendant six mois, on est obligé aussi de prendre des chauffeurs arabes pour les machines ; la température est telle que les Européens ne peuvent la supporter. « C’est comme une fournaise embrasée », me disait le capitaine Simon qui répond assez volontiers aux questions que je lui fais, quand il est de bonne humeur. On va doucement, doucement, tant qu’on est dans le canal, pour ne pas trop agiter l’eau, ce qui ferait écrouler les berges de sable. Que de sable, mon Dieu ! il n’y a que cela ; ni arbres, ni rochers comme chez nous, rien que du sable, une mer de sable. Quand le soleil donne là-dessus, on en est ébloui ; on voit des points rouges en fermant les yeux. Il paraît que lorsque le vent souffle, il pousse devant lui des vagues de cette poussière d’un blanc jaunâtre ; si le vent est très fort, les grains de sable brûlants qu’il enlève viennent vous cingler le visage et pénètrent dans les cheveux, sous les paupières, entre les lèvres, s’incrustent dans la peau, c’est un petit supplice. Dans la mer Rouge, autre supplice : la transpiration qu’amène l’excessive chaleur est si âcre qu’elle fait sortir sur tout le corps une quantité innombrable de petites rougeurs qu’on appelle les bourbouilles et qui vous cuisent comme une brûlure. Nous n’avons pas souffert de ces misères-là à cause de la saison d’hiver.
Le canal de Suez, c’est très beau, très curieux ; quand on pense que ça réunit deux mers, on est très fier de se dire que c’est un Français aidé de l’argent et de la confiance des gens de la France qui a fait cela ; mais pour l’agrément, franchement, il n’y en a guère à le traverser. — Vers le milieu, il y a une ville qu’on appelle Ismaïliah, construite dans une oasis ; elle est déjà assez jolie, mais je crois qu’elle sera plus belle dans une quinzaine d’années, quand les jardins auront plus d’ombrages et qu’il y aura un plus grand nombre de palais.
Dans les Lacs amers, nous avons été obligés de stationner pendant toute une journée pour laisser passer une longue file de bateaux qui venaient du côté de Suez, car c’est comme sur un chemin de fer qui n’a qu’une voie, il y a des endroits de garage où on doit se retirer pour éviter les rencontres.
A Suez, nous avons dit adieu au canal, mais non aux sables, on ne voit que cela tout le long de la mer Rouge. Je n’aurais donc rien de bien intéressant à en dire s’il ne m’était arrivé là une petite aventure qui, du reste, a tourné tout à mon profit, comme vous allez le voir, mademoiselle.
Nous avions stoppé à Suez pour y attendre un jeune homme qui devait venir nous y rejoindre et prendre passage à bord de la Vendée jusqu’à Saïgon. Il s’appelle M. Émile Gerbier et va retrouver son père qui est entrepreneur là-bas. Le capitaine était allé à terre avec le canot pour amener à bord son passager et j’étais avec lui. Personne sur la cale ! — Nous attendons un quart d’heure, — vingt minutes, — une demi-heure, — le patron commençait à se fâcher ferme ; — un quart d’heure se passe encore. Il fallait entendre le capitaine ! Il criait, il jurait, il était dans une colère terrible ! Enfin, au bout d’une heure environ, M. Gerbier arrive en courant, rouge, essoufflé, trempé de sueur.
— Je suis en retard ! dit-il au capitaine.
— Si vous êtes en retard !! Mille millions de noms d’un tonnerre de Brest ! — Je pense bien que vous y êtes ! J’allais filer sans vous. Allons, pousse, toi ! — cria-t-il d’une voix retentissante au matelot.
Celui-ci pousse avec sa gaffe, juste comme M. Gerbier sautait dans le canot. Le pauvre garçon perd l’équilibre, se rattrape au bordage d’une main, et son portefeuille, qu’il tenait dans l’autre, lui échappe et tombe dans l’eau.
Il poussa un cri ! ah ! un cri ! je l’entends encore ! Il voulait se jeter à la mer ; on le retint. Tout en sueur comme il était, il aurait attrapé sa mort. Moi qui sais bien nager, j’ai tout de suite plongé ; heureusement, l’eau était claire et l’on voyait le portefeuille sur le sable du fond, je l’ai vite ramassé et, d’un bon coup de pied, je suis remonté à la surface. Le canot n’était pas loin ; j’y suis rentré tout trempé, mais M. Gerbier n’a pas pensé à se plaindre de ce que je mouillais ses habits ; il était comme fou de joie.
Il m’embrassait en pleurant :
— Ah ! mon enfant, m’a-t-il dit, tu ne peux imaginer l’étendue du service que tu me rends ! Ce portefeuille contient mes papiers, mes portraits de famille, — et deux cent mille francs pour mon père qui les attend là-bas avec la plus vive impatience. C’est pour les avoir que je m’étais si fort mis en retard. Je suis venu de France par Alexandrie. Comme je voulais visiter le Caire et les Pyramides, je n’ai pas trouvé prudent d’emporter tant de valeurs sur moi, de crainte de vol ou d’accident. J’ai laissé mon portefeuille chez un banquier du Caire qui devait me le faire parvenir à Suez par le courrier d’Indo-Chine. Je ne suis arrivé que depuis une heure ; j’ai eu à peine le temps de déjeuner au galop, de courir à la poste où on m’a fait mille difficultés. Aussitôt que j’ai eu enfin recouvré mon trésor, je suis accouru en toute hâte vers la Vendée ; — tu sais le reste. Embrasse-moi encore, mon garçon, et sois sûr que tu as un ami dévoué en moi.
Je ne savais que répondre, mais j’étais bien content d’avoir fait tant de plaisir à un honnête homme. Ce bon monsieur m’a donné un billet de cent francs ! C’est une somme énorme, n’est-ce pas, mademoiselle ? Je l’ai remise au capitaine Simon pour qu’il me la garde, car je n’ai pas de chambre à bord, pas de tiroir, pas un coin grand comme la main, à moi, pour y serrer quelque chose. Quand j’aurai une occasion bien sûre, je vous l’enverrai, mademoiselle ; vous aurez la complaisance de le mettre de côté. Cela servira pour racheter la maison, — il en faut beaucoup plus, bien sûr ! mais c’est un petit commencement.
Je vous prie, mademoiselle, de vouloir bien embrasser Corentine pour moi et de recevoir l’expression de mon amitié respectueuse et dévouée.
Yves Kerhélo.