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Yves Kerhélo

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XVI

A une cinquantaine de mètres environ de la paillotte d’Yves, se trouvait un café modeste mais bien achalandé, et tenu par un fort honnête homme, un ancien aubergiste bourguignon, ruiné sans qu’il y eût de sa faute, par des malheurs de famille, et qui était venu s’établir à Haï-phong où son beau-frère était interprète à la résidence. Il avait amené sa femme ; mais la pauvre créature, déjà brisée par les chagrins et par le voyage, n’avait pu résister à un climat si différent de celui où elle avait toujours vécu : elle était morte de la dysenterie, laissant à son mari pour tout soutien, et toute consolation, une fillette d’une quinzaine d’années. Celle-ci, petite Bourguignotte active et capable, s’était faite à la vie coloniale d’une façon vraiment surprenante ; sa nature bonne, franche et dévouée la défendait d’ailleurs contre les rêveries vides et sentimentales ; elle aimait son père de tout son cœur et avait juré à sa mère de ne jamais le quitter. Jeanne ou Jeannette, comme on l’appelait, était une de ces âmes droites et fortes qui vont au bien tout naturellement et haïssent le mal comme une souillure ; et puis le désœuvrement, mauvais conseiller, n’avait point de place dans sa vie. Du matin au soir elle s’occupait de la maison, y faisant régner une rigoureuse propreté et un ordre parfait, dirigeant les boys, surveillant les tables et tenant les comptes. Son père n’avait pas voulu qu’elle servît les clients ; mais, de son petit comptoir en bois, elle avait l’œil à tout et ne laissait oublier à aucun consommateur la désagréable nécessité de faire tomber les cents dans la fente du tiroir.

Le père Pillot avait vu avec un peu d’inquiétude l’installation d’Yves ; il n’augurait pas grand’chose de bien de cette paillotte, de ces fourneaux, et puis ce garçon brun aux yeux brillants d’où venait-il ? Qui était-il ? Qui sait si ce n’était pas quelque vaurien, ami du bruit et des disputes, quelque individu n’ayant rien fait de bon dans la mère patrie et venant recommencer au Tonkin ?

Ses craintes ne furent pas de longue durée : le nouveau voisin évidemment était travailleur, rangé, discret, et même un peu sauvage, semblait-il. Jamais il ne venait prendre un verre de bière ou faire une partie avec les sous-officiers et les marins. Le bruit se répandait qu’il faisait très bien ses affaires ; en effet, les abords de sa paillotte étaient toujours fort animés, et même, le va-et-vient des amateurs de poulet frit avait amené un très notable regain de clients au Café de la Nouvelle-France : tel était le nom pompeux dont le père Pillot avait décoré son établissement. Et puis, il ne se contentait plus de vendre des aliments ; il avait élevé près de sa porte un petit appentis très ingénieusement fabriqué avec des planches, et disposé comme les boutiques des marchands forains : il y étalait de la mercerie, des bibelots, de la papeterie ordinaire, tout cela propre, soigné et rangé avec goût sur les étagères en bambou.

Le cafetier prit un intérêt toujours croissant aux faits et gestes de son jeune voisin, et bientôt un échange de petits services, de bons procédés, de causeries amicales s’établit entre eux. Yves trouvait une grande douceur à l’affection quasi paternelle que lui témoignait le brave Bourguignon et ne manquait pas une occasion de lui être agréable. Quant à Mlle Jeannette, il osait à peine lever les yeux sur elle et devenait fort rouge, rien que pour la saluer et répondre à ses remarques sur la chaleur, la pluie, les désagréments des moustiques ou la fraîcheur des ananas.

La veille de Noël, au soir, enfermé dans sa paillotte, à la lueur d’une petite lampe, il écrivait une longue lettre à Corentine, maintenant institutrice adjointe à Concarneau. Il lui donnait de minutieux détails sur son genre de vie, lui parlait de sa prospérité renaissante, lui demandait des nouvelles de tous les amis du pays, puis, par un retour bien naturel sur lui-même, il comparait son isolement aux réunions joyeuses du pays breton à pareil jour ; deux larmes qui obscurcissaient sa vue depuis un moment tombèrent sur son papier, il les regarda sécher, triste, le cœur serré d’un sentiment pénible… Des voix qui l’appelaient au dehors le tirèrent de sa rêverie, il courut soulever sa porte, le père Pillot entra.

— Toujours à l’ouvrage, voisin Yves ? dit-il. Quel garçon laborieux vous êtes !

— J’écrivais à ma sœur Corentine. Que de temps ma lettre mettra à lui arriver ! je l’écris la veille de Noël, elle ne l’aura peut-être qu’au commencement du carême ! C’est dans des jours comme ceux-ci qu’on sent tout ce qu’il y a de dur à être si loin des siens…

— C’est ce que je me suis dit, il y a un moment, reprit d’un ton compatissant le brave cafetier. J’ai pensé que vous étiez là tout seul, sans amis, ni parents… Moi j’ai ma fille, ma Jeannette, ça va, ça vient, ça rit, ça chante, ça caresse son papa, ça met de la gaîté dans la maison ; et puis mon beau-frère et sa femme sont de bonnes gens, on s’entend bien en famille, on se voit tous les jours, on a toujours quelque chose à se dire, quelque souvenir de là-bas à rappeler… Mais vous ce n’est pas de même… Enfin, mon garçon, pour tout dire en un mot, je viens vous inviter à souper demain avec nous.

— Je vous remercie bien, monsieur Pillot, balbutia Yves, mais…

— Il n’y a pas de mais…, il ne faut pas à votre âge vivre comme un ours ; on se fait des idées noires, on devient sombre et morose avant le temps. C’est très bien d’être rangé et travailleur, mais un petit moment de délassement honnête, de temps à autre, ne fait que du bien à la santé et même à la besogne ; on a plus de cœur pour s’y remettre après…

— Certainement j’aurais un grand plaisir à passer la soirée avec vous… Seulement…

— Seulement quoi ?

— Je suis devenu si sauvage… Et Mlle Jeannette…

Le père Pillot eut un gros rire.

— Ah ! Mlle Jeannette, avez-vous peur qu’elle vous mange ? Est-ce qu’elle ne sait pas ce que c’est qu’un colon ? On n’a pas des habits comme les beaux messieurs et les belles dames qui vont à la musique sur l’Arquebuse[32], bien sûr, mais qu’est-ce qu’on en ferait ici ? et puis vous avez tout ce qu’il vous faut pour être bien mis, ce n’est donc pas cela qui vous arrête ; et quant à être sauvage, voilà justement la chose à éviter. Dans des pays comme ceux-ci, on oublierait vite tout ce qu’on a été si on ne se tenait pas un peu. Toute la semaine, je tracasse comme un autre avec mes pantalons de coton et ma blouse annamite ! mais le dimanche, j’aime bien à être rasé de frais et à mettre un veston de coutil bien repassé. Eh bien ! est-ce décidé ? venez-vous, oui ou non ?

[32] Très belle promenade à Dijon.

— Oui, monsieur Pillot, dit Yves un peu confus de s’être tant fait prier, je viendrai ; je vous remercie de tout mon cœur de votre bonté ; — et il serra énergiquement la main de son visiteur.

— Bon ! bon ! je savais bien qu’il fallait vous secouer. Je connais la jeunesse, toujours extrême dans ses idées. On fait cinquante folies, ou bien on vit comme un loup. Mais bonsoir ! à demain, à six heures, et apportez-moi un bel appétit…

On n’a maintenant que l’embarras du choix entre les boutiques de coiffeurs à Haï-phong ; mais, en 1878, l’embarras était tout opposé. Yves, fort soucieux de sa toilette pour une occasion aussi solennelle qu’un dîner en ville, se mit à la recherche d’un figaro. Il finit par découvrir dans la grande rue Chinoise[33] un jeune Français qui alignait sur une table de bambou, devant sa paillotte, une demi-douzaine de fioles de vinaigre de Bully et même d’eau de Lubin, autant de boîtes de savon et quelques cravates d’un goût plus ou moins irréprochable. Un client était un oiseau rare, aussi M. Arthur Cabassis se montra-t-il aussi bavard qu’officieux. Il raconta au silencieux Breton tous ses déboires et comment il s’était embarqué pour faire fortune avec une pacotille de parfumerie extra-fine (selon lui), — comment il n’avait eu que des misères dans ce pays de malheur où il n’y avait rien à faire pour un élève du Grand Léonidas Lestoupez, le premier coiffeur de Marseille, c’est-à-dire du monde entier, — comment il avait dépensé pour vivre et s’installer tout le petit héritage de son oncle Isidore, et qu’il ne lui restait plus qu’à se jeter dans le Song-tan-Back[34] à moins que… et d’un air plein de sous-entendus il laissa sa phrase en suspens.

[33] La rue commerçante d’Haï-phong.

[34] Cours d’eau qui passe à Haï-phong.

Mais Yves n’était pas d’humeur à provoquer les confidences. Voyant cela, M. Arthur poursuivit…

— A moins que la chance tourne ! Un bon mariage peut me remettre à flot. Il y a votre voisine, Mlle Jeannette Pillot, une jolie brunette, ma foi !

Les noirs sourcils d’Yves se contractèrent.

— Qu’est-ce que je vous dois ? dit-il d’un ton rogue.

— Ce sera une demi-piastre pour la coiffure, autant pour la cravate, et autant pour le mouchoir puisqu’il est chiffré, — ça fait une piastre et demie.

— Peste ! comme vous y allez ! — Je ne m’étonne plus si vous ne faites pas d’affaires. Quand on écorche la pratique, elle crie, elle s’exécute, et ne revient plus.

Il jeta 7 fr. 50 sur le coin de la table et partit comme un trait.

« Il n’est pas aimable, — le jeune homme, — dit le bel Arthur en frisant sa moustache d’un geste prétentieux. Et fier comme Artaban ! se mêler de me donner des conseils ! à moi ! Un méchant gargotier qui ne devrait parler que de ses casseroles ! Son argent est bon tout de même, il arrive bien à propos pour remplir mon porte-monnaie. Bah ! ma journée est faite, je n’ai pas besoin de rester ici à me griller, je vais rentrer mon bibelot, aller dire deux mots à la bière du père Pillot, et faire la partie de Simounin à qui je dois une revanche. »

Arthur Cabassis était un de ces colons amateurs qui se plaignent de tout et de tout le monde, à qui rien ne réussit : commerce, industrie, agriculture, parce qu’ils ne font rien pour amener le succès. Ils partent étourdiment, à l’aventure, sans s’être renseignés, sans s’être préparés à la rude vie de pionniers. Ignorants, vaniteux, entêtés, ils s’imaginent que le monde entier est fait comme leur petite ville, et quand la réalité vient les désabuser et les éclairer, au lieu d’ouvrir les yeux, de se rendre compte des choses et des circonstances, et d’en tirer le meilleur parti possible, ils préfèrent maudire le sort et se laisser aller à la dérive.

Au bout de quelques années, parfois de quelques mois, leurs ressources sont épuisées, leur santé compromise par les fatigues, les privations… ou les excès ; ils meurent d’anémie, ou sont rapatriés par les soins du Gouvernement ; — tristes épaves de la vie coloniale, contre laquelle leur insuccès ne prouve rien d’ailleurs…

A six heures sonnantes, M. Kerhélo franchissait le seuil de la Nouvelle-France. Il était beau comme un astre, avait repris toute sa bonne grâce, et sauf un peu d’embarras, rappelait Yves d’autrefois, le gentil compagnon de M. Émile Gerbier. La famille Pillot l’accueillit avec une si franche cordialité qu’il se sentit tout de suite à l’aise et contribua pour sa part à la gaîté de la petite fête.

Le dîner était plantureux et excellent ; le père Pillot tira du fin fond de ses armoires une bouteille de vieux mâcon que la traversée avait respecté. Le café apporté de Moka même par M. Royer, l’interprète, était exquis, et le choum-choum couronna dignement le régal. Yves, qui avait une fort jolie voix, chanta deux noëls bretons, M. Royer, des noëls normands ; mais le triomphateur de la soirée fut le père Pillot, qui alla chercher dans ses souvenirs de vieux noëls bourguignons pleins de verve et de bonne humeur. Il les disait d’une manière si drôle, avec des airs, des gestes, des éclats de voix si amusants, qu’il mit tout son monde en joie, et à minuit bien passé, on répétait encore en chœur les refrains du temps jadis. Jeannette avait préparé du vin chaud, précaution indispensable pour braver l’air humide de la rivière, et après qu’on y eut fait honneur, on se sépara gaîment en se disant : « au revoir. »

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