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Yves Kerhélo

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II

Le lendemain au soir, des groupes de femmes et d’enfants stationnaient nombreux sur la petite place devant l’église. On parlait beaucoup, — les Bretonnes sont loquaces, — mais à l’air, à la voix, aux gestes des assistants, on devinait un malheur dans l’air.

La foule s’écarta pour laisser passage à un ecclésiastique ; c’était le recteur[3], suivi du clerc[4] ; il marchait le front baissé et semblait péniblement affecté. Les femmes n’osèrent pas l’arrêter, mais l’une d’elles retint le clerc au passage.

[3] Le curé.

[4] Le sacristain

— Est-ce que c’est fini, Fanche Cadiou ? dit-elle.

Le clerc inclina la tête affirmativement.

Un concert de lamentations s’éleva aussitôt.

— Ah ! ma Doué ! quel malheur ! des gens qui étaient si bien chez eux ! et comment est-ce arrivé ?

— Le gros temps de cette nuit a chassé la barque sur un caillou[5], elle s’est ouverte ; le mât a cassé. Stenic Kerhélo et le mousse l’ont détaché à coups de hache et se sont mis dessus pour se sauver ; mais il ventait dur, la mer était démontée, ils étaient encore loin de terre ; quand ils ont été jetés à la côte, là-bas sur la grève de Cap-coz, le mousse était expirant et Kerhélo ne valait guère mieux. Le pauvre petit gars est mort tout de suite ; l’autre a pu être transporté chez lui, embrasser sa femme et ses enfants, raconter ce qui s’était passé, recommander son âme à Dieu et sa famille à M. le recteur, et puis, les prières finies, il a passé, juste comme un fanal qui s’éteint. Il avait eu trop de peine à se battre avec la lame… il était tué…

[5] Un écueil.

Un silence de mort, rompu seulement par quelques sanglots, succéda à ce récit navrant, trop fréquent, hélas ! au bord de la mer.

— Et voilà Marie-Josèphe veuve avec deux enfants, dit une femme.

— Heureusement qu’elle a de quoi les faire vivre, reprit sa voisine.

Le clerc haussa les épaules.

— Pas tant que vous croyez, dit-il, et c’est bien ce qu’il y a de plus triste dans l’affaire. Kerhélo, il y a cinq ans, avait acheté une barque neuve ; il s’était endetté pour la payer, et au lieu de s’adresser à de braves gens qui l’auraient bien conseillé, il s’était laissé endoctriner par le bonhomme Laz et il lui avait emprunté sur billet une assez forte somme. Une année, la pêche a été mauvaise ; une autre, il a perdu dans un coup de mer son grand trémail[6] ; une autre, on lui a volé ses casiers[7]. Enfin, c’était toujours une chance noire, ou une autre qui le poursuivait. Le père Laz, sachant qu’il y avait un peu de bien dans la maison, ne pressait pas pour se faire rembourser les intérêts ; ils s’ajoutaient au capital, et puis après cela les intérêts des intérêts. Je crois bien que les pauvres gens n’ont plus rien à eux sans qu’ils s’en doutent, et qu’avant un mois tout sera aux enchères. La barque et les filets sont au fond de la mer, le père dormira demain dans le cimetière ; il n’y a plus là rien, ni personne pour répondre de la dette, et le père Laz n’est pas homme à se laisser apitoyer. Mais en voilà assez là-dessus, faites-moi place, il faut que j’aille tinter le glas.

[6] Grand filet.

[7] Sorte de panier qu’on mouille au large pour prendre des homards.

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