Yves Kerhélo
XV
Appuyé au bastingage du paquebot, Yves regardait d’un air pensif le pays nouveau où il allait encore une fois tenter la fortune.
On approchait d’Haï-phong, après trois jours de navigation. A l’horizon, moins monotone que celui de Saïgon, se découpaient en bleu sombre, sur le ciel d’un gris doux, les montagnes dentelées du Yu-nam. Sur les rives, s’étendaient les éternelles rizières, animées pour l’instant par la présence de nombreux travailleurs occupés au repiquage du riz ; les palétuviers bas, un peu rabougris, bordaient la rivière de leurs massifs d’un vert glauque d’où s’élançaient les troncs grêles des cocotiers ; les bananiers étalaient au soleil leurs larges feuilles déchirées par les bords, et les palmiers, leurs éventails découpés en lanières. Partout, car le pays est très peuplé, les villages annamites entourés de bosquets de bambou, montraient leurs toits jaunâtres au milieu de la verdure ; les sampans allaient et venaient avec une activité incessante, échangeant ces appels doux et inarticulés qui répondent au cri de « gare ! gare ! » dans nos rues encombrées de voitures.
Un coup de sifflet fendit l’air et fit tressaillir Yves…
Une canonnière de l’État, toute peinte en blanc, passa rapide, fendant les flots boueux et laissant derrière elle un long sillage. A sa corne, flottaient fièrement les trois couleurs !…
Vue d’Haï-phong.
— C’est là la France, pensa-t-il… et moi aussi, je porte un peu du pays avec moi ! Ma jeunesse, ma force, mon intelligence, je vais tout dépenser sans compter, pour fonder dans ces terres lointaines un établissement français. Grand ou petit, qu’importe ! ce sera toujours un coin de patrie. D’autres feront comme moi, sans doute, et, dans vingt-cinq ans, Haï-phong sera une ville grande et prospère comme Saïgon !… Et il se découvrit gravement tandis que la canonnière répondait au salut de l’Aréthuse en amenant ses couleurs[30]…
[30] Amener ses couleurs, c’est faire descendre lentement le pavillon jusqu’à demi-hauteur de la drisse (la corde sur laquelle il est attaché). Tout bateau de commerce doit le premier le salut aux bateaux de guerre.
Une heure plus tard, il débarquait du sampan qui l’avait pris à bord pour l’amener à terre.
Il n’y avait à cette époque ni quais ni appontements ; le fleuve — (Haï-phong est à trente kilomètres de la mer) — ronge incessamment ses berges. On l’a vu, en deux mois, à Hong-Yen, reculer le rivage de huit mètres au moins. On essaie avec des claies de bambou, liées solidement à des piquets, d’opposer une digue à ses ravages, mais quand arrivent ces fortes crues qui, deux fois par an, aux époques de syzygie, couvrent d’eau des espaces de cinq à six kilomètres de part et d’autre de la rivière, tout est emporté, et la vase demeure maîtresse de la terre et de l’eau.
En 1878, le Tonkin, ouvert aux Français depuis deux ans seulement, n’avait encore aucune empreinte de civilisation étrangère. Haï-phong, la belle ville, qui offre maintenant aux étrangers des boulevards, des promenades, des rues larges et bien dessinées, des magasins élégants, des hôtels confortables, n’était qu’une bourgade annamite, alignant sans grande rigueur les cai-nhas en paillotte de chaque côté des ruelles boueuses. Quelques maisons chinoises ou européennes, seules, rompaient la monotonie des lignes basses en dressant leurs murs blancs au-dessus des toits de chaume.
Yves regarda autour de lui, se demandant par où il allait débuter. Des soldats d’infanterie de marine flânaient sur le port, l’air ennuyé et tout endormis par la chaleur ; il s’enquit de la résidence, on lui indiqua une grande pagode isolée. Un essai de jardin l’entourait et contrastait avec l’aspect dénudé de la ville qui n’avait guère d’arbres à cette époque. Yves fut bien reçu dans les bureaux où on se montra sympathique au jeune Français, et on lui promit de faire régler en peu de jours sa situation de colon.
Le sol des pays de protectorat, Annam et Tonkin, n’appartient pas à la France ; il est resté la propriété de l’empereur d’Annam, qui est considéré par ses sujets comme le seul maître de tout l’empire. Moyennant une redevance, soit en espèces, soit en nature, il prête ou il loue pour ainsi dire le territoire aux habitants des villes et des villages. Lorsqu’un colon veut obtenir une concession, il s’adresse au résident français, qui lui assure, dans les conditions réglées par les traités, les terrains demandés. Depuis 1888, les villes d’Haï-phong, Hanoï, Quin-hone et Tourane, et une certaine zone du territoire environnant sont devenues possessions françaises.
Quelques jours s’écoulèrent avant que notre ami Yves Kerhélo, reconnu comme colon sérieux et citoyen d’Haï-phong, pût planter le premier pieu de la palissade qui devait enclore sa concession. Le choix de l’emplacement n’avait pas été une mince affaire, mais, dans cette circonstance, le bon sens d’Yves et son esprit judicieux et avisé l’avaient encore une fois servi à souhait.
Les grands travaux n’étaient pas commencés à cette époque ; donc point de chantiers, point d’ouvriers étrangers, désireux d’une nourriture plus substantielle et plus soignée que celle des naturels. Un incident fortuit le mit au courant de ce qu’il y avait à tenter pour s’assurer une clientèle régulière.
Harassé de fatigue, après une journée de courses dans la ville, énervé par l’incertitude, anéanti par l’humidité chaude qui s’élève du fleuve comme une buée, il s’était laissé tomber lourdement sur le gazon, au bord d’un petit étang situé derrière la résidence, le seul endroit d’Haï-phong où il y eût un peu de verdure et un semblant de fraîcheur. Deux soldats, couchés à quelques pas de lui, causaient nonchalamment et d’un ton maussade.
— Viens-tu ? dit l’un deux en se levant.
— Où ça ? répondit l’autre sans bouger.
— Chez le père Pillot, donc !
— Ah ! ma foi non ! on n’y vend qu’à boire, ça coûte trop cher, et puis, ce n’est pas soif que j’ai, c’est faim.
— Où veux-tu trouver à manger ?
— Je n’en sais rien. La popote annamite me dégoûte, rien que de la regarder. Ah ! si j’avais un bon morceau de lard aux choux comme chez nous !… Satané pays ! va !…
— C’est pas la peine de crier après le pays ; nous y sommes, faut y rester jusqu’à ce que le service soit fini.
— Et mourir de misère, hein ? Si seulement nous avions ici, comme à Saïgon, un gargotier installé à la porte de la caserne ; sans sortir aux heures défendues[31], on pourrait, pour une poignée de sapèques, avoir de quoi se mettre sous la dent.
[31] A cause de la chaleur, on ne permet la sortie aux soldats qu’avant 10 heures du matin et après 8 heures du soir.
Yves se rapprocha des soldats.
— Bonjour, camarades, dit-il. Sans le vouloir, j’ai entendu ce que vous disiez, et vous pouvez me donner un bon avis. Entre compatriotes, on se doit ça, quand on est si loin du pays.
Les deux troupiers étaient de bons garçons, ils répondirent à Yves avec beaucoup de cordialité. Celui-ci leur raconta ses aventures et ils lui fournirent quelques détails utiles sur la façon de vivre à Haï-phong, si bien que, dès le soir même, il les accompagna jusqu’à la porte de la caserne, c’est-à-dire de la réunion de paillottes où les troupes s’étaient installées tant bien que mal, — plutôt mal que bien. A quelques pas de l’entrée principale, se trouvait un espace de terrain d’une étendue plus que suffisante aux projets du jeune colon. Il n’y avait guère de concurrence en ce temps-là pour disputer les bonnes places ; il obtint sans la moindre difficulté la permission de s’y établir, et trois jours après son arrivée à Taï-phong, il avait la vive satisfaction d’entrer en possession de son petit domaine.
Le 7 juin 1878, à cinq heures du matin, le cœur plein d’une certaine fierté, il traçait sur le sol un rectangle de 4 mètres sur 5 mètres, plan de sa future habitation ; un Annamite, pendant ce temps, déchargeait d’un sampan six poutrelles en bois dur, hautes de 2 mètres, et grosses de dix centimètres carrés environ, plus une vingtaine de pieux moins gros, et enfin une grande quantité de bambous longs et flexibles.
On enfonça solidement quatre des six grands pieux aux quatre coins du rectangle et les deux restant, de part et d’autre de l’endroit où devait se trouver la porte ; puis, sur la ligne des murs, on planta les montants, écartés d’une distance d’environ quarante centimètres. Il ne restait plus alors qu’à entrelacer les bambous fendus, de façon à faire un clayonnage serré.
Le soir du second jour, ce travail était terminé et même on avait posé l’enduit des murs : une sorte de mortier fait avec la boue du fleuve et de la paille hachée.
Le lendemain fut occupé entièrement par la confection du toit, c’est-à-dire de la charpente en bambou sur laquelle s’appliquent le chaume, ou les feuilles de latanier ou de palmier qui leur serviront de couverture. Cette charpente, aussi légère que solide, est faite sans clous ni chevilles. En effet on ne peut percer le bambou que difficilement ; c’est un grand roseau qui se fend au lieu de résister ; on se contente de lier les pièces de la charpente entre elles avec des ligaments de rotin.
Le rotin est une liane d’une flexibilité et d’une ténacité extraordinaires ; on la découpe en lanières plus ou moins larges suivant l’usage auquel on les destine ; elles tiennent lieu de cordes, de ficelles, de clous, de vis, de tout ce qui sert à faire tenir ensemble des pièces juxtaposées. Les Annamites ont une dextérité merveilleuse dans l’art de nouer, de croiser, d’enlacer le rotin ; ils savent en tirer les services et les effets les plus variés.
Mais revenons à Yves que nous avons laissé en contemplation devant sa case enfin couverte. La porte seule restait à faire, mais l’aide du menuisier et du serrurier sont inutiles dans ce cas, au Tonkin ; une porte de paillotte ne demande ni planches, ni gonds, ni serrures, ni verrou, pas même un simple loquet. Elle ne s’ouvre point, comme nos portes européennes, sur un plan vertical, mais on la relève de bas en haut, et on la maintient sur deux hauts piquets de bambou, de façon à en faire une sorte de grand auvent protégeant le seuil à l’extérieur durant le jour. Le soir on retire les piquets, la porte retombe, on est chez soi. Cette porte n’est d’ailleurs qu’une claie en bambou bourrée de feuilles de latanier et de paille de riz comme le reste de la construction.
L’emménagement ne fut pas long. Après avoir bien battu la terre qui allait être le sol de sa demeure, Yves installa dans un coin, comme jadis à Saïgon, un lit annamite, c’est-à-dire une claie posée sur quatre pieux ; dans un autre, sa malle, bien peu remplie, hélas ! dans le troisième quelques planches montées en étagère et soutenant un peu de vaisselle grossière ; enfin près de la porte, le fourneau de terre fondement de sa future prospérité…
A l’heure présente, l’état de sa fortune n’était pas brillant. L’achat du bois et des bambous pour sa paillotte, l’argent donné aux ouvriers qui l’avaient construite montaient à une dizaine de piastres. Les quelques objets mobiliers dont il avait dû faire emplette, sa nourriture et son logement pendant une semaine avaient achevé d’épuiser son petit stock de monnaie ; il lui restait en tout, le 10 juin au soir, cinquante cents : une demi-piastre ! C’était peu pour fonder un commerce de restaurateur !… Il soupa d’une portion de riz qui lui coûta deux cents, se refusa même du thé pour ne pas entamer davantage son minuscule trésor, se coucha avec le soleil, et se leva avec lui.
Il n’avait guère dormi ; l’inquiétude le tenait éveillé, et pourtant c’était avec un sentiment de sécurité qu’il se disait : « Je suis chez moi, dans mes quatre murs, je ne suis pas un vagabond, le toit qui m’abrite m’appartient, et nul n’a le droit de me l’enlever. »
L’avenir, pour qui est jeune et vaillant, semble rarement redoutable, mais quelle somme d’énergie allaient réclamer les débuts ! Il n’était plus là comme à Saïgon en pays connu, entouré d’amis et de camarades, soutenu par la bienveillance et l’estime publiques. Il allait falloir conquérir tout cela peu à peu, à force de travail, de probité, sans faiblir, sans se lasser, sans se décourager.
Fidèle à ses habitudes d’esprit pratique et sensé, il ramena ses pensées sur le présent. « Commençons par le commencement, se dit-il. Que ferai-je demain, pour gagner quelque argent, puisque je n’en ai pas assez pour acheter du charbon et des provisions et pour mettre en train ma cuisine ? Attendons la chance ou plutôt l’aide que la Providence m’enverra, je suis bien sûr qu’elle ne me laissera pas dans la peine… »
Le jour était venu pendant sa longue insomnie ; il se leva et courut au bord de l’eau pour attendre les sampans. Le premier qui arriva était tout chargé de bananes et d’ananas superbes faisant plaisir à voir. Yves les marchanda. Le sampanier, petit Tonkinois actif et entendu, comprenant très bien l’avantage qu’il y avait pour lui à se débarrasser promptement de sa cargaison, se montra peu exigeant pour le prix. Yves déchargea lui-même son achat afin d’éviter que les fruits ne fussent maltraités, et après avoir disposé artistement ses plus beaux ananas dans une corbeille, il alla se présenter à la résidence. Le cuisinier chinois, connaisseur émérite, admira les fruits et, après avoir fortement marchandé suivant sa coutume, finit par en offrir un prix qui assurait à Yves un petit bénéfice ; celui-ci eut la sagesse de s’en contenter et revint, la corbeille vide, rechercher une provision de bananes qu’il vendit presque immédiatement aux maîtres d’hôtel des canonnières, parmi lesquels il retrouva d’anciennes connaissances de Saïgon. Les braves gens se récrièrent bien fort en apprenant les malheurs dont venait d’être accablé l’ancien propriétaire de la Renommée des poulets frits ; ils lui promirent de s’intéresser à son nouvel établissement et de lui envoyer des pratiques.
Avant midi, notre ami avait écoulé tout son achat de fruits du matin, et avec une partie de son gain s’était procuré une nouvelle provision dont il se débarrassa très facilement chez ses voisins des casernes. Le lendemain, il allumait deux petits fourneaux et débitait aux troupiers enchantés des portions de riz et de ragoût de porc. Il n’avait pas oublié ses amis du bord du lac et leur avait offert généreusement un festin d’inauguration, c’est-à-dire deux écuelles remplies jusqu’au bord de morceaux choisis. Cette générosité bien placée lui avait valu la visite de nombreux amateurs, désireux de s’assurer par eux-mêmes si les récits enthousiastes des camarades à l’endroit du nouveau colon français et de sa cuisine reposaient sur un fond de vérité…
Trois mois plus tard, grâce à son énergie et à son savoir-faire, Yves Kerhélo, par une belle matinée de septembre, arborait triomphalement une large banderole, sœur jumelle de celle de Saïgon, et les quatre fourneaux de rigueur envoyaient largement aux passants leurs parfums succulents. Mais que d’efforts, que de travail, que de privations, que de prudence il avait fallu pour en arriver là ! Pendant deux mois, il n’avait vécu que de riz, de patates et de thé, trop heureux de vendre jusqu’au fond le contenu de ses marmites. Du gain de chaque journée, il faisait trois parts : l’une pour l’achat des denrées, l’autre pour l’augmentation de son matériel, l’autre enfin réservée en cas de perte ou de maladie. Il gagnait peu, mais son commerce ne chômait pas, c’était l’essentiel. A Haï-phong, comme partout ailleurs, sa probité, sa bonne humeur, son obligeance lui avaient fait des amis et attiré l’estime générale. Il vivait donc aussi heureux qu’il pouvait l’être, si loin de sa sœur et de son pays ; et puis, il n’avait pas le temps de se faire des idées noires : les achats, la cuisine, la vente, occupaient toutes ses heures, et la nuit, accablé de fatigue, il dormait d’un sommeil de plomb.