Yves Kerhélo
XX
— Y en a monsieur, vouloir parler madame, dit un boy en entrant dans la chambre de Mme Kerhélo qui dodelinait son premier-né, un superbe garçon âgé de six semaines environ.
— Un monsieur ? Quel monsieur ?
— Un monsieur capitaine[39].
[39] Les Annamites appellent tous les officiers : capitaine.
— Et c’est à moi qu’il veut parler ?
— Oui ; lui avoir dit vouloir parler à Mme Yanesse Kélélo[40].
[40] Les indigènes de l’Extrême-Orient ne peuvent prononcer ni l’r qui n’existe pas dans leur langue, ni la finale te avec l’e muet.
— C’est singulier ! Tu peux l’aller chercher.
Et, en un tour de main, Jeannette fit disparaître le semblant de désordre qui déparait sa chambre.
Un pas incertain, mal rythmé, ébranla les marches de l’escalier, puis la porte s’ouvrit et un lieutenant d’infanterie de marine s’arrêta sur le seuil le casque à la main[41]. C’était un homme d’une trentaine d’années, de taille moyenne, d’une figure énergique et sérieuse. Il s’appuyait sur une canne et semblait à peine convalescent de quelque grave maladie.
[41] Les officiers et soldats au Tonkin portent toujours le casque blanc, léger, indispensable dans les pays chauds pour garantir des insolations.
Jeannette, interdite, le regardait avec une inquiétude mêlée de pitié.
Il fit deux ou trois pas.
— Six mois de campagne et deux blessures changent donc bien terriblement un homme, dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre gaie. Est-ce que tu ne reconnais pas ton cousin François, Jeannette ?
— François ? — François Pillot ! — Est-il possible ? — Il y a plus de quinze ans que nous ne nous sommes vus, il n’est pas étonnant que je ne t’aie pas reconnu tout de suite ! Je te savais au Tonkin, — tu nous l’avais écrit ; mais tu étais là-bas, du côté de Lao-Kai ;… et puis, tu nous avais laissés sans nouvelles ; — comme papa va être content ! et Yves aussi ! Je vais te présenter mon mari ! Tiens voilà mon bébé, mon gros Émile, il a les beaux yeux noirs de son père, — n’est-ce pas, bijou ? — et elle embrassa le poupon. Il commence à rire, vois-tu ?… Mais assieds-toi ; tu as l’air fatigué, tu viens d’être malade ? — Tu vas prendre quelque chose,… je vais te faire apporter à déjeuner.
— Merci, j’ai déjeuné à bord, mais j’accepterai avec plaisir un verre de vin d’Espagne. La course m’a paru longue, du port ici.
— Tu as été blessé ?
— Oui, une balle dans le genou, et une autre dans l’épaule ; on les a retirées toutes les deux, mais l’hôpital ne vous refait pas vite, tu sais !
— Ah ! oui, je sais ! nous en voyons tant de ces pauvres officiers qui n’en finissent pas de se remettre. Yves et moi nous les soignons bien, les meilleurs plats et les meilleurs vins sont pour eux.
— J’en suis convaincu ; mon oncle Pillot est bien la meilleure pâte d’homme qui soit au monde. Tu tiens de lui, ma petite cousine, et ton mari est digne de toi, paraît-il. Il me semble que vous faites joliment vos affaires !
— Yves est si capable, si travailleur, si rangé !… mais il va venir, il est près d’ici, au port, avec papa, je vais les faire prévenir de ton arrivée.
Quelques instants après, M. Pillot et son gendre accouraient et, à leur tour, faisaient l’accueil le plus cordial au nouvel arrivant. Quelques petits verres d’excellent xérès avaient ranimé ses forces et il put répondre au déluge de questions dont il était assailli.
Le bruit de la mort du commandant Rivière s’était répandu à Haï-phong depuis peu de jours seulement et sans aucun détail. Les colons n’étaient pas encore revenus de la douloureuse stupéfaction où les avait jetés cette nouvelle qui présageait de terribles événements et, comme un coup de foudre, était venue troubler les espérances et les projets de la colonie naissante.
— Que va-t-il en advenir ? que pensez-vous qu’il en résulte ? dit Yves inquiet.
— Je n’en sais rien ; rien du tout. Dans tous les cas, on ne peut laisser les choses où elles en sont, répondit le lieutenant. L’audace de nos ennemis s’accroîtrait chaque jour ; la situation des Français, civils et militaires, deviendrait insoutenable. Il faut qu’on agisse, et promptement et avec fermeté.
— Mais enfin, qu’est-il donc arrivé ? Comment tout cela s’est-il passé ? Nous voyons tous les jours accourir ici de malheureux négociants d’Hanoï à demi affolés ; — ils ont été pillés, leurs maisons incendiées ; le commandant Rivière et plusieurs officiers tués ; cinq cents hommes hors de combat ; voilà ce qu’ils racontent… mais leurs récits sont si décousus !
— Et exagérés évidemment, sauf en ce qui concerne le pillage et l’incendie qui ne sont que trop réels. — Après la triste affaire du Pont de Papier, — dont je puis vous parler en connaissance de cause, car j’y étais, — les Pavillons-Noirs sont entrés à Hanoï, les habitants ont presque tous pris la fuite et il y a eu des milliers de cases brûlées. Quant à nos pertes en hommes, en voici le chiffre exact.
Et le lieutenant, tirant de son portefeuille un petit papier, lut tout haut :
Combat du 19 mai :
Morts : le commandant Rivière, trois officiers, — vingt-neuf soldats.
Blessé mortellement : le commandant Berthe de Villers.
Blessés : six officiers, quarante-quatre soldats. Pertes de l’ennemi : cent treize hommes.
— C’est un désastre, un vrai désastre, s’écrièrent Yves et M. Pillot consternés.
— Oui, nous n’avons même pas pu emporter nos morts, le corps du commandant Rivière a été enlevé et emmené par les ennemis.
— Mais vous n’étiez donc pas en nombre ?
— En nombre ? Nous étions quatre cents contre quinze, vingt mille gredins peut-être, — et bien armés, ils avaient des fusils à tir rapide, des remingtons, des revolvers, — je m’en suis bien aperçu !
— Mais comment est-on allé se fourrer ainsi dans la gueule du loup ?
— Est-ce qu’on les savait là ? Dans ce pays-ci avec les talus des rizières, les digues, les touffes de bambous, on peut dissimuler toute une armée de tirailleurs. — Ils nous avaient déjà attaqués dans les derniers jours de mars, à deux lieues environ d’Hanoï ; le pauvre commandant de Villers les avait repoussés. Rivière était revenu de Nam-Dinh, et, pendant cinq semaines, on avait été assez tranquille ; mais on se méfiait tout de même, et on avait bien raison ; le 9 mai ils arrivèrent tout à coup avec de nombreuses troupes et de l’artillerie et se mirent à canonner la concession française. Nous n’étions pas assez de monde pour tenter une sortie ; il fallait bien cependant se débarrasser de toute cette engeance de Pavillons-Noirs ; à chaque heure il en arrivait de nouveaux, ils étaient bien commandés par le général Hoang, et le bruit se répandait que nous allions être investis. C’est ça qui n’aurait pas été drôle ! Alors le commandant s’est décidé à demander à l’amiral Meyer de lui prêter ses compagnies de débarquement.
L’amiral a envoyé une compagnie de la Victorieuse, une du Villars et puis trois pièces de campagne qui étaient conduites par un lieutenant de vaisseau, et l’aspirant Moulin, un tout jeune homme qui est resté là-bas avec Rivière.
— Ah ! nom de nom ! — un gros soupir souleva la poitrine du lieutenant et une larme coula sur ses joues creuses.
Ils arrivèrent à Hanoï le 13 au soir ; on fut bien content de les revoir comme vous pensez, on les laissa se refaire un peu, et puis le 14 on se remit en mouvement sur la rive gauche. — Nous entrions dans les villages, on n’y trouvait presque personne, on enclouait les pièces, on tuait un Pavillon-Noir par-ci par-là, mais ça n’avançait pas à grand’chose, et même l’ennemi avait, du 16 au 19, attaqué la Mission aux portes mêmes de la ville, brûlé les bâtiments et rasé les arbres.
Une rue à Hanoï.
Il fut décidé que nous irions déblayer la rive droite, et le 19 au matin, à quatre heures et demie, la colonne commandée par le commandant Berthe de Villers se mit en marche vers la pagode de Balny. A huit heures et demie nous y arrivons, et nous passons un joli pont, appelé, je ne sais trop pourquoi, le Pont de Papier. Jusque-là on avait vu clair ; mais de l’autre côté du ruisseau que nous venions de traverser, c’étaient des rizières, des roseaux, des bambous, on ne s’y reconnaissait plus. Le commandant Rivière allait devant, tâtant le terrain avec sa canne, car c’était le fond d’un ravin et presque un marais.
Tout à coup la fusillade éclate, à droite, — à gauche, — en avant. M. Moulin est tué raide, M. de Villers tombe grièvement blessé, nos servants de pièces aussi ; les Pavillons-Noirs se précipitent sur nous de tous les côtés et veulent s’emparer de nos canons ; alors on s’est battu corps à corps ; c’était une terrible empoignée ! Le capitaine Jacquin s’est fait hacher sur sa pièce ; le commandant Rivière a été percé de coups, moi je me trouvais à quelques pas de lui, — c’est un peu après que j’ai été blessé. Les lieutenants de vaisseau Brisis et de Ravinères ont réussi à dégager nos canons, on les a ramenés comme on a pu à Hanoï, — je ne peux pas dire que ce soit en bon ordre, car on se tirait de là plutôt mal que bien. Et puis avec ma balle dans le genou, je ne pouvais plus faire un pas ; les camarades m’ont transporté, à demi mort, et ma blessure à l’épaule me causait de si cruelles souffrances, que je ne savais plus où j’étais. Il faisait une chaleur atroce, je me souviens seulement que je n’avais qu’une pensée : de l’eau, de l’eau fraîche à boire. Heureusement les Pavillons-Noirs ne nous ont pas poursuivis. Mais quelle amertume que de rentrer à Hanoï presque en déroute et sans le corps de notre chef ! Mais tout n’est pas fini ! Nous n’en resterons pas là ! on va nous envoyer de France des renforts et nous réglerons le compte de ces brigands-là ; il sera lourd à payer. A votre santé, cousin Pillot !
Et le lieutenant vida le reste du xérès dans son verre.
Six mois plus tard, à l’assaut de Son-Tay, le brave lieutenant gagnait brillamment ses épaulettes de capitaine. Entré parmi les premiers, il avait eu la joie d’enlever bon nombre de drapeaux ennemis, plantés sur les défenses de la place, et de voir sa compagnie infliger aux Pavillons-Noirs les représailles sanglantes qu’il appelait de tous ses vœux.
Une troisième blessure était venue malheureusement lui ôter toute possibilité de continuer une carrière active. Il est maintenant vice-résident dans un poste de la province d’Hanoï. Quand il y est arrivé, ce n’était qu’une sorte de village, ramassis de huttes en paillotte. Grâce à son dévouement, à sa persévérance, à sa fermeté, à sa modération, il a obtenu des prodiges de ses administrés, et sa bourgade est devenue une petite ville des plus prospères. Il trace des rues… et les baptise, ce qui est une vive satisfaction pour lui ; il dessine des places, il crée des écoles, il fonde des foires et marchés. Avant dix ans, du train dont il va, il aura là une résidence de première classe.