Yves Kerhélo
III
Dans une toute petite chaumière, devant un triste feu de bruyère sèche, la famille Kerhélo est rassemblée. La mère, assise sur la pierre du foyer, les coudes sur ses genoux, la figure cachée dans ses mains, pleure toutes ses larmes. Corentine, accroupie près d’elle, le front baissé, les mains jointes, est l’image de la douleur muette. Yves, soucieux, regarde sa mère et sa sœur, et parfois aussi, le misérable intérieur qui a remplacé leur confortable logis de jadis. Plus de grand coffre au large couvercle, plus de banc à dossier sculpté ; plus de lit à moulures luisantes, plus d’armoire aux portes constellées de clous de cuivre ; plus de crédence joyeuse où s’étalent les faïences de Locmaria, et les petits cadres brillants des portraits de famille. Tout cela a été vendu la veille, vendu par le père Laz, le plus impitoyable des créanciers. Vendu aussi le courtil plein de fleurs et de ruches ; vendue la bonne vache noire, l’amie de la maison ; vendus le pré où elle paissait, l’étable où elle dormait ; vendu le toit de ses maîtres, vendus les meubles, les outils, les provisions…
— Ah ! mes pauvres enfants ! il ne nous reste rien ! s’écrie, dans un sanglot, la veuve désespérée, je voudrais être là où est mon Stenic. Au moins, je ne verrais pas votre misère !
— Il nous reste cela, mère, dit Yves en étendant ses deux bras vigoureux.
— Et l’aide de Dieu, dit Corentine.
La veuve se signa.
— C’est peut-être péché que de parler comme j’ai fait tout à l’heure, dit-elle, mais mon cœur est en morceaux, et j’ai l’esprit tout chaviré. Qu’allons-nous faire ?
— J’ai treize ans, je sais lire, écrire et compter, je n’ai plus besoin d’aller à l’école. Je vais aller à la pêche, reprit le jeune garçon. Corentin Lanmeur cherche un mousse.
Sa mère se leva frémissante, ses yeux noirs, encore pleins de larmes, lançaient des éclairs.
— Yves ! Yves Kerhélo ! mon fils ! je te le défends ! La mer m’a pris ton père, c’est assez ! il n’y aura plus de marin dans la famille, du moins tant que je vivrai !
— Il faut pourtant travailler et gagner notre pain, répondit le gars, et notre loyer aussi… puisque nous sommes chez les autres ! ajouta-t-il d’une voix altérée.
Je vais chercher à faire des journées, dit la mère, pendant l’été, au moins. Il vient du monde pour les bains de mer, je trouverai bien à m’employer, et toi, Yves, tu iras servir les maçons. Je connais l’entrepreneur qui bâtit l’hôtel Bellevue, il te prendra par amitié pour nous.
— Et moi ? maman, dit timidement Corentine.
Yves se tourna brusquement vers elle : — Toi, Corentine, tu seras maîtresse d’école, comme c’était convenu du temps de notre père.
— Nous sommes trop misérables pour cela, mon pauvre Yves, je dois aider notre mère, je sais coudre et repasser, j’aurai de l’ouvrage chez les baigneurs, et vous verrez, maman, — elle embrassa sa mère, — qu’avec du courage, et la Providence aidant, nous sortirons de peine.
— Et je vous rachèterai votre armoire de mariage, dit Yves en lui caressant les mains.
— Et moi, la crédence, reprit Corentine.
— Vous êtes de bons enfants, dit la veuve, c’est une grande consolation dans mon malheur. Soupons puisqu’il y a encore sur notre table un peu de lard et du pain. Demain, le bon Dieu nous enverra le moyen de gagner notre vie, espérons-le.
Et la famille désolée s’assit devant le repas du soir.