Yves Kerhélo
XIX
— Sais-tu, Yves, ce que me disait tantôt le commandant Verdier ? demanda, un beau jour, Mme Jeannette à son époux.
— Comment veux-tu que je le sache ? Parle sans tant de préparations.
— Eh bien ! il prétendait que tu devrais loger pour la nuit les officiers du bord quand ils viennent à terre.
— Loger pour la nuit ? c’est-à-dire avoir un hôtel garni ? Hum ! c’est un peu gros pour nous, ma chère femme, et si nous ne réussissions pas ?
— Qui te parle d’un hôtel ? Bien sûr que ce serait trop de frais, quant à présent. Mais, comme le disait M. Verdier, pourquoi n’aurions-nous pas une demi-douzaine de petites chambres, simples mais propres, un peu gentilles, où ces messieurs pourraient passer la nuit au lieu de retourner à bord le soir, ce qui les ennuie à cause du mauvais temps.
— C’est une idée ; — tu as peut-être raison ; — mais que de dépenses pour commencer ! Il faudra faire faire un étage à la maison, penses-tu à ce que cela fera d’embarras et d’argent ?
— Pourquoi faire élever un étage ? Allonge le bâtiment au rez-de-chaussée, tel qu’il est.
— Ça ne sera pas bien joli.
— Qu’est-ce que ça fait ? Crois-tu qu’on s’attend à trouver à Haï-phong l’hôtel du Louvre comme il est sur les catalogues ? La brique n’est pas chère dans ce pays-ci, les journées d’ouvriers non plus ; avec quelques centaines de piastres pour la bâtisse et le mobilier, nous en verrons la fin.
— Oui, mais après ?
— Après, quoi ?
— Si les clients ne viennent pas, nous en serons pour nos frais.
— Ils viendront. Et puis quand ils seront là, ils prendront des consommations au restaurant et au café, ainsi nous gagnerons de trois côtés.
Yves ne répondit pas : il réfléchissait silencieusement, selon son habitude.
— Il y a du bon à prendre dans tout cela, finit-il par dire à Jeannette. J’y penserai à loisir. J’ai entendu dire ce matin que nous allons avoir plusieurs bateaux de l’État, dans un mois, ce serait une bonne occasion pour débuter.
— Alors, occupe-toi dès demain de l’affaire, je vais me mettre en quête du mobilier.
— Doucement, ma femme, doucement. Je vais d’abord me renseigner un peu sur ce que cela me coûterait, puis sur les chances que j’aurais de réussir. Tu sais que je ne fais rien à la légère.
… M. Kerhélo réfléchissait, calculait, combinait en toute conscience, — mais quand Mme Kerhélo avait décidé une chose, la chose se faisait généralement vite et bien. C’est ce qui arriva encore cette fois. Quinze jours après la conversation ci-dessus, une nouvelle construction prolongeait les bâtiments du café, et un mois plus tard, on pouvait voir sous une sorte de véranda dallée en briques, couverte en paillotte, des officiers de marine confortablement étendus sur leurs chaises de rotin, fumer leur pipe à côté d’une petite table portant verres, flacons, et l’indispensable seau à glace.
Par les fenêtres ouvertes, on apercevait leurs chambres coquettement meublées d’une façon un peu fantaisiste, mais parfaitement appropriée au climat. Les murs tendus d’étoffes de coton à dessins voyants, le lit enveloppé de sa vaste moustiquaire, la natte servant de tapis, les tables et sièges en bambou, les colonnes de grosse faïence supportant de larges vasques où fleurissaient des plantes vertes, la lanterne chinoise pendue au plafond formaient un ensemble attrayant pour le regard. Les tables de toilette étaient chargées de ces belles garnitures de porcelaine de Chine, considérées en France comme un objet de grand luxe, mais d’un prix beaucoup plus accessible qu’on ne le croirait lorsqu’on les achète en Indo-Chine. La prophétie de Jeannette s’était donc promptement réalisée et l’affluence des clients ne tarda pas à prendre de telles proportions qu’avant un an écoulé, Yves Kerhélo se décidait à entreprendre la construction d’un véritable hôtel.
— Ah ! si M. Émile Gerbier me voyait, pensait-il en surveillant ses ouvriers, que dirait-il en retrouvant son ancien boy en train de se faire élever une maison ! Il serait bien content, j’en suis sûr, il est si bon ! Que de services il m’a rendus ! que de sages conseils il m’a donnés ! et comme je me félicite de les avoir suivis ! Sans lui, je me serais peut-être abandonné à ma passion pour le jeu, et j’aurais fini comme ce malheureux Guillerm dont j’ai vu le nom l’autre jour parmi ceux des condamnés à la déportation. Tandis que moi ! — ah ! j’ai bien des grâces à rendre au bon Dieu et à tous les braves gens que j’ai rencontrés sur mon chemin. Mlle Martineau, d’abord, et puis le capitaine Simon. Que j’ai eu de plaisir à le recevoir le mois dernier ! et que Jeannette a été gentille pour lui ! Quelle perle de petite femme j’ai ! Et ce bon père Pillot, et mon beau poupon ! Allons ! la vie est bonne quand on a la conscience nette, et l’âme et le corps vaillants !