Yves Kerhélo
V
— Voulez-vous que je vous donne un coup de main, patron ?
— Ma foi, oui ! mon gars, ce n’est pas de refus, mon mousse vient d’attraper une entorse, en sautant du quai sur le bateau, et voilà la mer qui a fini de monter ; si tout notre bibelot n’est pas arrimé avant la marée descendante, c’est un jour de perdu, et de l’argent dépensé à Concarneau.
— Voulez-vous que je vous donne un coup de main ?
Des deux interlocuteurs, l’un était un homme d’une quarantaine d’années dont la figure hâlée respirait la franchise et la bonté, non sans mélange d’une certaine rudesse ; l’autre, un joli garçon de quatorze à quinze ans, robuste, bien bâti, à l’air avenant. Sous les boucles épaisses de sa chevelure brune scintillaient deux grands yeux noirs pleins de feu et d’intelligence ; la bouche, d’un dessin ferme, le menton large et carré, annonçaient la résolution poussée jusqu’à l’entêtement.
L’enfant était vêtu proprement, mais pauvrement, ses pieds nus étaient poudrés de sable de mer, et sa main droite balançait un béret de gros drap bleu qu’il avait ôté pour saluer le patron de chasse-marée.
Celui-ci avait jugé tout de suite que notre ami Yves Kerhélo (on l’a reconnu) n’était pas d’une pâte ordinaire, aussi la connaissance fut-elle bientôt faite entre eux et il le mit sur-le-champ à l’ouvrage. Le jeune gars maniait si adroitement les caisses de bois blanc pleines de boîtes de conserves, il était si vif pour les prendre, si attentif à les tendre au bon moment à l’homme chargé de les empiler à fond de cale que la besogne marcha rondement.
L’enfant maniait adroitement les caisses.
— Tu vas déjeuner avec nous, dit le capitaine Jaouen, enchanté de son nouveau serviteur, tu vas goûter la soupe au poisson qu’on cuisine à bord de la Belle-Yvonne[8], et, si elle te va et que tu sois libre, je t’emmène à Nantes. Comment t’appelles-tu ?
[8] Il est d’usage en Bretagne, dans les fermes, que les serviteurs, avant de se louer, viennent goûter la soupe, c’est-à-dire prendre un repas.
— Yves Kerhélo, capitaine, et je serai bien content d’aller avec vous.
— D’où es-tu ?
— De Fouesnant.
— Qui sont tes parents ?
— Ils sont morts… Je n’ai plus que ma sœur Corentine, elle demeure à Fouesnant avec Mlle Martineau qui va lui montrer à devenir maîtresse d’école…
— Bon, bon ! Et toi, que comptes-tu faire ?
— Travailler pour gagner ma vie honnêtement !
— C’est bien dit, mon gars, et je te crois. Écoute, mon mousse ne sera pas remis d’ici à quelques semaines, tu peux prendre sa place. Je vais à Nantes porter une cargaison de sardines à l’huile. Quand nous serons là-bas, je ne te laisserai pas dans l’embarras, je trouverai bien un coin pour toi dans un bateau ou un autre. Ça te va-t-il ?
— Oh ! oui, capitaine, merci ! Seulement…
— Seulement quoi ?
— Si vous ne partez pas tout de suite, je voudrais bien aller dire adieu à Corentine et à Mlle Martineau qui a été si bonne pour nous depuis la mort de ma mère,… et aussi à Alain Le Pennec, mon camarade.
— C’est trop juste ; combien de temps te faut-il ?
— Deux bonnes heures pour aller, autant pour revenir, une heure pour rester, cela fait cinq heures ; je courrai tout le temps.
— Mais tu as travaillé toute la journée, tu es las ?
— Oh ! ça ne fait rien, je courrai tout de même pour ne pas manquer le départ de la Belle-Yvonne.
Un large sourire éclaira la figure du marin.
— Tu es un courageux petit gars, dit-il, et un bon cœur aussi. Va voir ta sœur et sois ici à minuit. Nous ne partirons qu’au jusant[9] du matin, à trois heures.
[9] Jusant, la marée descendante.