Yves Kerhélo
XXV
Les jonques chinoises ne sont point faites comme les sampans. Étroites et basses à l’avant, elles ont l’arrière très haut et très large, formant une sorte de maison où vit le propriétaire du bateau. Les jonques de rivière ne sont point mâtées, elles marchent à l’aviron. Une grande jonque de vingt à trente tonneaux a douze rameurs, six de chaque côté : ils ne sont pas assis sur leurs bancs comme les nôtres, mais debout, et, pour régler les mouvements, ils frappent du pied en cadence sur un rythme très marqué. Le gouvernail en bois sculpté est très grand, très large et découpé d’une façon très bizarre. La jonque où Yves avait pris passage, appartenant à un riche marchand, était décorée avec un certain luxe : l’arrière était embelli d’ornements peints de couleurs vives, rehaussés de dorures, et un autel supportait un grand Bouddha en bronze doré devant lequel un vase de porcelaine, rempli de sable, attendait les cierges qu’on y pique pour faire acte de dévotion. Autour de l’autel, étaient suspendus des objets en papier : lanternes, animaux fantastiques, offerts au Bouddha pour attirer ses bénédictions sur la jonque.
Au moment de partir, l’équipage brûla des pétards en quantité si considérable que le bruit des détonations ressemblait au crépitement d’une fusillade. Alors, sur une mélodie lente et plaintive, chantée par les rameurs qui, de leurs talons nus, marquaient la mesure en frappant le pont de coups réguliers, la jonque s’ébranla lentement, puis peu à peu, cédant à l’action du courant, se laissa emporter au fil de l’eau…
Les bords couverts de bambous, de banyans, de palmiers aréquiers, offraient un spectacle charmant. Les villages entourés de hauts talus plantés de cactus, de bambous et de lianes, sont défendus comme des forteresses par cette muraille végétale. Ils sont très nombreux d’ailleurs, car le pays est riche et peuplé. La culture du thé, du bétel, du maïs, du sorgho, du ricin occupe beaucoup de bras, et les industries diverses de la contrée offrent un large débouché aux travailleurs qui ne se consacrent pas à l’agriculture.
La jonque, bien dirigée, avait mis peu de temps à descendre le fleuve, elle s’engagea dans le canal des Bambous vers le soir du premier jour, et, après une nuit passée au mouillage, arriva vers le coucher du soleil au pied de la montagne de l’Éléphant, qu’Yves salua avec bonheur comme une vieille connaissance.
La nuit était belle, mais sombre et chaude ; étendu sur une chaise longue en rotin, il fumait cigarette après cigarette, et, à demi endormi, se voyait déjà au milieu des siens entouré des caresses de ses enfants.
« Encore vingt-quatre heures, pensait-il, et j’embrasserai tout ce petit monde-là. C’est ma mignonne Tina qui sera contente de revoir son papa chéri ! Va-t-elle ouvrir de grands yeux devant la belle robe de soie brodée de fleurs que je lui rapporte d’Hanoï. Et Mme Jeannette Kerhélo ! que va-t-elle dire de son coffre à ouvrage incrusté de nacre ? Elle me grondera, bien sûr, pour avoir fait une si grosse dépense, mais elle sera contente tout de même, car elle aime les jolies choses et s’y connaît… »
… Un clapotis d’avirons s’élevait du fleuve. Yves tendit l’oreille.
— C’est singulier, dit-il au patron de la jonque, j’entends un bruit de rames. Il n’y a pas de sampans à cette heure-ci et dans un endroit si désert.
— Y a pas sampans venir ici la nuit, dit le Chinois d’un air inquiet. Y en a beaucoup pirates dans la montagne. Quand ça sampans, venir la nuit ici, y en a tous fin tiet[50]. Y en a messie résident Hanoï dire : tous pirates partis pour le haut fleuve, alors, moi, beaucoup pressé, moi partir quand même et…
[50] Tous les équipages sont tués.
Il n’acheva pas sa phrase : une fusillade bien nourrie vint rompre violemment le silence de la nuit, et, de derrière une pointe, déboucha subitement une flottille de petits sampans.
— An-cap ! an-cap !![51] crièrent les hommes de la jonque, et, affolés, ils se précipitèrent la face contre terre, devant l’autel du Bouddha, tandis qu’une horde de brigands, plus semblables à des démons qu’à des hommes, envahissaient la jonque par tous les côtés à la fois.
[51] Les pirates !
Yves avait saisi son revolver, et, au hasard, tira les six coups, mais le nombre des assaillants était trop considérable pour qu’il pût résister. En quelques minutes, malgré une lutte désespérée, il était garrotté et mis dans l’impossibilité de remuer. Quant à l’équipage, il n’avait pas fait la moindre tentative pour repousser l’attaque et s’était contenté de redoubler les cris, les prosternements et les supplications.
L’aube du jour éclaira un spectacle étrange et sinistre : les matelots de la jonque entassés dans un coin, bras et jambes liés, se répandaient en gémissements ; le malheureux patron, enchaîné étroitement, assistait impuissant au pillage de toutes ses richesses, et Yves, la mort dans l’âme, se voyait encore une fois le jouet de la destinée.
— Que vont-ils faire de nous ? demanda-t-il au Chinois.
Celui-ci, assis à terre, sa figure jaune devenue livide, les yeux distendus par l’angoisse, branlait la tête d’un mouvement machinal en répétant : — fini, tout ! — fini, tout !!
— Vont-ils nous tuer ? reprit Yves.
— Moi n’a pas connaître, moi n’a pas connaître, — fini, tout ! répondait le pauvre homme.
— Ils n’y gagneraient rien ; ne croyez-vous pas qu’ils nous garderont prisonniers jusqu’à ce qu’on leur envoie une grosse somme d’argent pour nous faire mettre en liberté ?
— Vous, riche. Y en a encore beaucoup piastres, mais moi, fini, tout ! Y en a faire tiet.
— Et où vont-ils nous conduire ?
— Moi, pas connaître. Y en a pirates beaucoup méchants ; fini, tout ! fini, tout !
Il n’y avait évidemment rien à tirer de cet infortuné Chinois. Yves s’abandonna donc tout entier à d’amères réflexions et n’en fut distrait que par ce qui se passait sur la jonque.
Le partage des dépouilles terminé, les pirates avaient rejoint leurs petits sampans, le chef seul était resté à bord. Après une conversation assez longue avec son second, il s’approcha de l’endroit où gisaient les matelots chinois. Il prononça d’une voix de commandement quelques brèves paroles, et, à la grande surprise d’Yves, on commença à débarrasser les prisonniers de leurs liens. Ceux-ci, étirant leurs membres endoloris, firent de grandes génuflexions en actions de grâces devant leur ennemi devenu libérateur, et, courant à l’autel de Bouddha, allumèrent des papiers dorés qu’ils jetaient tout enflammés dans le fleuve, en signe de reconnaissance envers les dieux.
— Mon tour va venir, pensait Yves. Quelle alerte ! espérons que j’en serai quitte pour la peur et ma malle volée.
Mais il se trompait cruellement. Sur un signe du chef, deux hommes le saisirent, et le jetèrent au fond d’un grand sampan, sous la paillotte duquel on avait déjà entassé des caisses de marchandises et divers objets précieux provenant du pillage de la jonque. Le Chinois, toujours ligotté, vint l’y rejoindre un instant après ; puis ceux des pirates qui montaient les petits sampans abandonnèrent la jonque, et, pour s’éloigner au plus vite de parages trop fréquentés, s’enfoncèrent dans l’un des nombreux arroyos qui sillonnent cette partie du delta.
A mesure que la matinée s’avançait, la chaleur, les moustiques, la gêne causée par les liens, la soif, devenaient pour les captifs une source de réelles souffrances. Vers midi, leur situation était presque intolérable. Yves, à force d’insistance auprès de ses gardiens, finit par obtenir d’être conduit auprès du chef. Dans un discours habile et véhément à la fois, il lui fit craindre d’abord des représailles terribles de la part des Français, et ensuite, lui laissa entrevoir l’espoir d’une riche rançon, s’il traitait bien ses prisonniers. Le pirate l’écouta en silence, clignant ses petits yeux mauvais d’un air insolent ; pourtant, il se dit sans doute qu’il pouvait y avoir beaucoup de vrai dans tout cela, et, toute réflexion faite, il donna l’ordre de délier ses victimes, et leur fit apporter du riz, du thé et quelques fruits.
Yves, pensant avec raison que cet homme n’avait pas d’intérêt à les empoisonner, au contraire, ne fit aucune difficulté de partager avec le Chinois ce frugal repas. A peine était-il terminé que l’on posa devant eux des tablettes et des pinceaux avec de l’encre de Chine délayée dans un godet carré, et le chef leur expliqua très nettement qu’il voulait avoir un engagement écrit et signé de leur main pour l’énorme rançon de dix mille piastres chacun. Le Chinois, avec un lamentable gémissement, repoussa les tablettes ; mais Yves, le prenant à part, lui fit comprendre que la première, l’unique chose à faire en ce moment, était de garder la vie sauve.
On posa devant eux des tablettes et des pinceaux.
— Nous pouvons être reconnus par nos familles, rencontrer des colonnes françaises, lui dit-il, tant qu’il y a de la vie, il y a de la ressource, Il eût ajouté sa phrase favorite : « Nous sommes sous la vague, nous en sortirons », si son compagnon eût pu en saisir le sens.
Celui-ci se laissa persuader, et, en geignant bien fort, finit par tremper le pinceau dans le noir liquide et écrire : 1o l’engagement demandé ; 2o une lettre à sa femme racontant ses malheurs et les exigences de son persécuteur. Yves fit de même, et, quelques instants plus tard, deux pirates, montés dans un sampan, emportaient leur correspondance.
La journée se passa sans trop de misères. Les deux prisonniers reprenaient confiance en voyant qu’on ne les maltraitait pas et que même on leur laissait une sorte de liberté relative. Évidemment ils étaient considérés comme de précieux objets d’échange et leur vie n’était point menacée. Le soir, on leur fit la gracieuseté d’un souper très confortable auquel les provisions d’Yves avaient largement contribué. Tout en soupirant le brave Chinois y fit honneur.
— Y en a beaucoup, ça bon manger, dit-il, pas tout laisser méchants pirates moi…
Et il acheva le reste du poulet.
Contre l’habitude ordinaire des Annamites, le sampan marche toute la nuit. Elle fut très pénible pour Yves, cette longue nuit passée dans l’atmosphère étouffante de la paillotte où il avait été de nouveau enfermé et étroitement gardé. Ne pouvant s’étendre, à demi couché, à demi assis sur des caisses, des sacs, des paniers, il changeait sans cesse d’attitude sans trouver le repos.
Un peu avant le lever du soleil, la barque quitta les arroyos et déboucha dans le Cua-Cam, qu’elle traversa rapidement pour s’engager dans une série de canaux intérieurs, la plupart complètement déserts. Cette seconde journée fut en tout pareille à la précédente. Avec le jour, les prisonniers furent laissés libres d’aller et venir dans le sampan. Ils n’avaient d’ailleurs à se plaindre ni de mauvais traitements de la part de leurs gardiens, ni du manque de nourriture.
Vers le soir, on arriva au pied de l’île des deux Songs, massif montagneux à l’entrée du Song-Kin-Tay. C’est un repaire de pirates, et le dot Van[52] y avait son principal dépôt. Le sampan vint donc atterrir auprès d’une sorte de caverne, moitié naturelle, moitié creusée de main d’homme et défendue par d’épais fourrés qui en masquaient l’entrée. C’est là que les hommes allaient décharger leur butin. Ils commencèrent par lier leurs prisonniers de façon à leur ôter toute possibilité de s’échapper, puis ils procédèrent d’une façon très méthodique au déménagement de la paillotte. Le Chinois se serait arraché les cheveux, si sa queue avait été à sa portée, et si ses mains n’avaient été garrottées. Yves restait silencieux. A quoi bon des cris et des emportements ?
[52] Chef de bande.
Il méditait un plan d’évasion, plan hardi, téméraire même, et qui demandait, pour réussir, le concours de circonstances presque invraisemblables, sinon impossibles.
Vers le matin du troisième jour, le sampan, allégé de presque toute sa cargaison (on n’y avait laissé que deux ou trois caisses et la malle d’Yves, que le chef avait voulu garder), marcha plus rapidement, et, au soleil couchant, sous une pluie battante, arriva dans la baie d’Along. Yves avait bien souvent entendu vanter ce merveilleux paysage ; il lui parut sinistre. Les rochers gris, sortant de la mer en masses colossales, en tours crénelées, en piliers rongés à la base semblaient appartenir à un cimetière de géants. Leurs ombres bizarres faisaient de grandes taches noires où le sampan entrait tout entier pour en ressortir l’instant d’après. Il se glissait entre de sombres colonnades, contournant parfois quelque îlot montagneux, rasant les pics inaccessibles dont une demi-obscurité exagérait les proportions. Ces aspects fantastiques, ces noirs fantômes s’élevant du sein des flots, ce silence, cet horizon voilé de brume saisissaient l’âme comme d’une impression surnaturelle et pesait sur elle comme un cauchemar.
Yves ne dormit pas plus cette nuit-là que les autres. Vers le matin, pourtant, ses paupières appesanties se fermèrent, le sommeil le gagna, et pendant une heure ou deux, il oublia les angoisses de sa situation…
Lorsqu’il se réveilla, il ne put retenir un cri de surprise devant l’admirable spectacle qui s’offrait à ses regards.
Un soleil radieux, brillant dans un ciel du plus bel azur, faisait étinceler la crête des petites vagues et sa lumière, traversant les eaux transparentes, pénétrait jusqu’au sable du fond[53]. Les rochers découpaient hardiment leurs étranges silhouettes et leurs aiguilles de marbres gris. Quelques-uns, couronnés d’arbustes, enguirlandés de saxifrages, piqués de plantes grasses dans toutes les anfractuosités du roc, semblaient de gigantesques vases de verdure. Tout était vie, mouvement, lumière ; de beaux oiseaux volaient à tire-d’aile, des poissons aux robes chatoyantes nageaient en troupes dans l’eau limpide, et, sur les rochers, des singes en gaieté se poursuivaient avec des cris stridents.
[53] La baie d’Along est remarquable par l’extraordinaire limpidité de l’eau de mer.
Le sampan, habilement conduit, évoluait contre les massifs rocheux avec une aisance singulière, et chaque instant amenait de nouvelles perspectives toutes plus variées et plus intéressantes.
Vers dix heures, on s’arrêta près d’un grand rocher fort escarpé, où une petite plage de sable se nichait entre deux pointes aiguës. Les pirates descendirent, allumèrent du feu pour faire griller leur pêche, et, mis de bonne humeur par la réussite de leur expédition, permirent au prisonnier de descendre à terre avec eux.
Ils semblaient d’ailleurs en pleine sécurité et ne remontèrent à bord que dans l’après-midi. Ils s’éloignèrent alors à quelques centaines de mètres du rivage, et, étendus sous la paillotte, se donnèrent le plaisir d’une sieste.
Elle avait duré une couple d’heures, quand un cri aigu tira brusquement les dormeurs de leur repos. En un clin d’œil, tous furent sur pied. Le chef, la figure enflammée de colère, debout sur l’avant, montrait le sud d’un geste éloquent. Yves regarda, ses yeux se voilèrent,… son cœur battit à rompre sa poitrine…
Le chef montrait le sud.
A l’extrémité sud-ouest de la baie, sur l’horizon gris clair, un bateau français dessinait sa forme élégante, couronnée d’un léger panache de fumée !
C’était le salut, peut-être,… l’espoir certainement.
Mais qu’elle était loin cette petite canonnière venue pour faire la chasse aux pirates ! Comment penser que dans ce labyrinthe inextricable, elle allait choisir et suivre une route la mettant face à face avec le sampan ?
La nuit était claire et calme ; les pirates, voulant éviter une lutte de vitesse où ils n’auraient pas eu l’avantage, étaient venus se cacher dans l’ombre épaisse projetée par la masse de rochers où ils avaient débarqué la veille. Yves restait libre de ses mouvements, — on avait jugé sa fuite impossible au milieu de ces rocs taillés à pic, — il se glissa doucement, lentement, jusqu’à l’arrière du sampan et s’y assit. Personne ne bougeait ; les matelots, abrutis d’opium, dormaient d’un lourd sommeil. Avec des précautions infinies, il fit glisser sous lui une des longues planchettes posées sur les bords. — Il s’était assuré dans la journée que ni chevilles ni liens d’aucune sorte ne la retenaient. — Elle se déplaça sans bruit et découvrit un espace assez grand pour laisser passer le corps d’un homme ; Yves, se cramponnant des deux mains au bordage, inséra ses deux jambes dans l’ouverture, et peu à peu descendit dans l’eau sans que le moindre clapotement eût révélé son audacieuse entreprise ; alors, lâchant une main, puis l’autre, il plongea, fit quelques brasses sous l’eau et alla ressortir à cinquante mètres plus loin dans la direction de l’îlot. Il nageait avec vigueur et avançait rapidement ; il atteignit sans encombre la petite plage ; elle était noyée dans une ombre épaisse ; il y aborda en toute sécurité, s’étendit sur le sable et reprit haleine ; il en avait grand besoin !
Une fusée traversa le ciel !… et un cri de fureur s’éleva du sampan. La canonnière approchait !… Les pirates firent force de rames,… chaque minute les ramenait plus près de l’îlot.
La lune se levait et commençait à éclairer la baie ; sa lueur blanchâtre glissait déjà sur les rocs et contournait peu à peu le coin obscur où Yves avait trouvé un refuge. Blotti dans un angle, il suivait avec angoisse les mouvements du sampan qui longeait le rivage et les progrès de la tache lumineuse qui allait toujours grandissant.
Tout à coup, une dentelure du rocher laissa passer une clarté vive, qui inonda toute la plage et Yves se vit perdu…
Devant lui, la mer, le sampan près d’aborder et vingt bandits pour le ressaisir ; — derrière lui, une muraille de marbre à pic de cinquante mètres de haut, — à droite, des rochers creusés à la base, au faîte surplombant, — à gauche, des éboulis hérissés d’arêtes tranchantes et de pointes aiguës. C’est par là pourtant qu’il allait tenter d’échapper à ses persécuteurs.
Harassé de fatigue, gêné par ses vêtements mouillés, les pieds meurtris, les mains tremblantes, il s’accrochait aux aspérités, se hissait sur les pentes, disputait jusqu’à la dernière minute sa vie et sa liberté.
Une pierre se détacha sous son pied, il trébucha, voulut se retenir à un fragment de roc ; ses forces l’abandonnèrent, il tomba…
Un petit plateau à mi-hauteur avait amorti sa chute. C’est là que, les pirates le trouvèrent à demi mort et hors d’état de leur résister. Ils l’emportèrent et le déposèrent dans le sampan, sous la paillotte.
Quand Yves sortit de son évanouissement, le jour était venu, mais il ne s’en aperçut que par les lueurs qui pénétraient entre les fentes de la paillotte, car celle-ci était absolument fermée. De violentes douleurs dans les membres, un sentiment de lassitude, de brisement, d’épuisement physique et moral, fut le premier effet de son retour à la vie. Mais à mesure qu’il se rappelait les terribles événements de la nuit, son anxiété devenait plus cruelle. Avoir été si près de la délivrance et s’en trouver si loin ! Et ce bateau français, où était-il ? Que faisait-il ? Ah ! si au moins on pouvait voir la mer !
En se tournant péniblement sur le côté, il essaya de regarder par l’entre-bâillement de la natte…
Un éclair rapide, un nuage de fumée blanche, une détonation… La canonnière est là et fait parler ses pièces !
Des coups de fusil lui répondent ; un projectile vient trouer la natte au-dessus de la tête d’Yves, un autre fait rejaillir l’eau jusque par-dessus le bordage. Les pirates poussent des hurlements sauvages : ils se démènent, tirent sans relâche… Tout à coup, les cris cessent, le bruit des avirons battant l’eau succède au crépitement de la fusillade, une nuit subite s’étend sur le sampan, une odeur humide et fraîche, comme celle des parois d’une cave, remplace celle de la poudre.
Au son des échos qui répétaient le clapotement de l’eau en le grandissant, Yves jugea qu’on était sous une voûte de rochers. Il avait déjà entendu parler par les officiers de marine, de ces antres profonds où les pirates se réfugient pour échapper aux recherches.
Le sampan allait-il y être bloqué jusqu’à ce que la faim ou le désespoir décidât son équipage à une sortie ?
Rester dans cette incertitude, ne pouvoir ni remuer, ni voir, et sentir le secours à portée était une torture.
A force de frotter énergiquement les liens de ses mains contre un angle de caisse, le prisonnier usa la corde suffisamment pour qu’un effort violent pût la briser ; il y réussit, mais ses poignets endoloris, ses doigts gonflés lui refusaient tout service. Quelques frictions ramenèrent la circulation du sang ; il parvint à saisir et à manier un couteau de poche qu’il avait gardé sur lui et, à l’aide de ce faible outil, il essaya alors de couper les cordes entourant ses pieds, mais celles-là étaient plus grosses et plus dures que les premières, elles lui offrirent plus de résistance ; une fièvre violente d’ailleurs diminuait ses forces, sa gorge brûlait d’une soif ardente, il étouffait sous la paillotte close…
Il abandonna son travail de sciage et se servit de son couteau pour entamer la natte qui formait un toit bas au-dessus de lui. Il y arriva, non sans peine, élargit l’ouverture, y passa la tête et, à sa grande surprise, aperçut une lueur blanchâtre du côté de l’avant. La grotte était un tunnel et non un souterrain fermé !
Le jour allait en augmentant, à chaque coup d’aviron ; bientôt il éclaira les parois de marbre, s’y jouant en mille effets d’ombre et de lumière. Une grande échappée ensoleillée vint éblouir les yeux d’Yves,… il entrevit, comme dans une apothéose, la mer verte et argent, le ciel d’un bleu lumineux,… puis un nuage de fumée blanche s’étendit sur tout cela comme un rideau et deux coups de canon se répercutèrent bruyamment sous la voûte sonore.
La canonnière avait tourné l’îlot et découvert la ruse des pirates[54] !
[54] Historique.
Les cris, le tumulte, la fusillade recommencèrent. Deux canots montés par une vingtaine d’hommes s’étaient détachés du bord et avançaient courageusement sous une grêle de balles. Yves s’était traîné jusqu’à l’entrée de la paillotte, et, ayant soulevé la natte qui la fermait, pouvait suivre tous les détails du combat. Il ne fut pas de longue durée ;… atteint d’une balle en pleine poitrine, le chef tomba à la mer. Plusieurs de ses compagnons sautèrent dans l’eau ; ils nageaient avec une si extraordinaire vitesse qu’ils échappèrent aux Français. D’autres se défendirent jusqu’à la dernière extrémité et l’un d’eux, poursuivi par les matelots qui venaient d’aborder le sampan, courut se réfugier derrière une caisse, à côté d’Yves. Celui-ci cependant criait à tue-tête : — « A moi, les amis ! par ici ! au secours ! à moi ! à l’aide ! »
Deux canots s’étaient détachés de la canonnière.
Le bandit sortit de sa cachette et s’élança sur lui le coupe-coupe à la main. Yves était robuste et le désespoir centuplait ses forces ; il tenta de désarmer son assaillant, mais ses jambes entravées paralysaient tous ses efforts, il devait succomber dans une lutte aussi inégale.
La terrible lame allait s’abattre sur son cou,… du fond du cœur, il recommandait son âme à Dieu et envoyait un dernier et tendre souvenir à sa famille,… quand le bras levé s’abaissa subitement, laissant échapper l’arme, le pirate tourna sur lui-même et tomba tout d’une masse,… une balle à la tempe l’avait foudroyé.
Un marin, le revolver à la main, sauta dans le sampan, fouilla des yeux l’intérieur de la paillotte.
— Qui êtes-vous ? dit-il à Yves.
— Un Français, Yves Kerhélo, négociant à Haï-phong.
— Yves Kerhélo ! cria le marin d’une voix de tonnerre, est-il possible ? Je suis Alain Le Pennec, ne me reconnais-tu pas ?
— Alain !… s’écria Yves, et, vaincu par la fatigue, l’émotion, les angoisses, il se laissa aller en sanglotant dans les bras de son ami.
Alain Le Pennec.
Le délier, le porter à bord du canot, — car il ne pouvait se tenir debout, — ce fut l’affaire d’un instant. Aussitôt à bord de la Rafale, la canonnière dont l’intervention venait de le délivrer, il fut couché sur un matelas étendu au ras du pont, et soigné avec la plus active sollicitude.
Il en avait grand besoin, et une sorte de torpeur morale et physique succéda tout d’abord à l’état d’excitation violente où il avait vécu depuis quelques jours ; mais, sa bonne constitution aidant, il se remit plus promptement qu’on n’aurait osé l’espérer après tant et de si rudes secousses, et une semaine plus tard, arriva à Haï-phong assez bien rétabli. Sa femme, heureusement, n’avait rien appris, les pirates, qu’il avait chargés de son premier message, n’ayant pu remplir leur mission.
Sa caisse et ses papiers restés dans le sampan lui avaient été rendus et le pauvre Chinois, recueilli aussi par la canonnière, avait même pu rentrer en possession de certain coffre bien rempli de barres d’argent, dont la réapparition allégea grandement ses chagrins.
Avec quelle joie Yves fit les honneurs de son logis à son cher Alain, cela se devine sans peine, et quelles longues causeries les deux amis échangeaient entre eux, cela se devine aussi ; ils avaient tant de choses à se dire ! Alain ne se lassait pas d’entendre les récits de son vieux camarade, d’admirer ses enfants, sa maison, sa prospérité, et surtout la haute estime dont M. Kerhélo était entouré à Haï-phong.
— Te souviens-tu, Alain, dit un soir le riche négociant à son ami, te souviens-tu du jour où tu m’as dit adieu à bord de la Belle-Yvonne ?
— Si je m’en souviens ! Ah ! nous n’étions pas fiers tous les deux ! et j’ai pleuré de bon cœur en voyant ton petit bateau disparaître derrière Trévignon. Il me semblait que jamais plus je ne te reverrais.
— Et moi donc ! qui partais du pays sans un sou dans ma poche, sans pouvoir me dire : j’y reviendrai quelque jour.
— Et maintenant, te voilà marié, père de famille, gros commerçant…
— Et toi, tout près de devenir premier maître, et sûr d’un petit ruban rouge sur la poitrine un jour ou l’autre. A cœur vaillant rien d’impossible !… J’ai lu cela quelque part et m’en suis toujours souvenu.
— C’est vrai, Yves. A cœur vaillant rien d’impossible !
— Avec l’aide d’en haut ! ajouta gravement Mme Kerhélo.