Yves Kerhélo
XXI
Ma-Kung (Pescadores).
Juillet 1885.
Mon cher Yves,
La date de cette lettre t’apprendra que nous ne sommes plus séparés par la moitié du monde. Je suis presque dans ton pays, et, peut-être, aurai-je le bonheur de t’embrasser dans quelque temps, si les hasards de la guerre me conduisent de ton côté. Depuis six mois, je fais partie de l’équipage de la Triomphante. — Un beau nom, n’est-ce pas ! — Et si tu savais comme nous l’aimons, notre bateau, comme nous en sommes fiers ! Il vient de faire une fameuse campagne, mais tu la connais, car certainement tu as entendu parler de Fou-Tchéou, où l’amiral Courbet — je ne puis écrire son nom sans un serrement de cœur, — sa mort a été pour nous comme une blessure, et elle saigne encore… — où l’amiral Courbet l’a vue déboucher au bon moment dans la rivière Min, faisant gronder ses gros canons de vingt-quatre.
Moi, je n’étais pas là malheureusement : je ne suis arrivé que peu de jours avant notre départ pour les Pescadores. C’est un groupe d’îles situé au sud de Formose. Jamais je n’oublierai que c’est là que j’ai reçu le baptême du feu, comme nous disons, et c’est un beau moment dans la vie d’un marin.
Le 29 mars, à cinq heures du matin, aussitôt après le déjeuner de l’équipage, les bateaux se sont mis en mouvement. C’étaient le Bayard, la Triomphante, le d’Estaing, le Duchaffault et l’Annamite ; à six heures cinquante-cinq, chacun est venu prendre sa place devant le fort ou la batterie qu’il était chargé de démolir ; le nôtre était celui de l’île Plate. Nous n’avons pas eu grand’peine tout d’abord, il nous a tiré quelques obus, nous avons répondu, il a cessé le feu, et alors nous sommes allés aider le Bayard qui avait grosse besogne. Là, par exemple, il a fait chaud ; jusqu’à dix heures, le tir n’a pas ralenti un moment. J’avais eu la chance d’une bonne place, j’étais dans la hune de misaine pour faire le service des hotchkiss[42] ; nous allions un train d’enfer, bim ! boum ! piff ! paff ! ça pleuvait comme grêle sur les Chinois. On était joliment bien là-haut pour voir tout ce qui se passait, et notre aspirant, M. Henry, en a profité pour prendre des croquis des forts. Il y en avait cinq en tout ; nous ne les avons lâchés que lorsqu’ils ont été démolis à fond ; mais le soir, vers huit heures, les Chinois, profitant de l’obscurité, sont revenus dans les ruines ; ils ont tiré deux coups de canon qui ont pris la Triomphante en enfilade et sont venus tomber à une cinquantaine de mètres derrière elle. Pour éviter le retour de petits agréments de ce genre, toute la nuit, de demi-heure en demi-heure, nous dirigions sur le fort un coup de hotchkiss.
[42] Petits canons-revolvers.
Pendant la journée, l’infanterie de marine avait occupé l’intérieur de l’île. Nous pensions, nous autres, qu’on allait tout bellement entrer en rade de Makung, mais nos officiers en savent plus long que nous ; il y avait un barrage en travers de la rade, — un long barrage formé d’une chaîne soutenue de distance en distance par des barriques, et l’on craignait que ces barriques ne fussent des torpilles, car les Chinois avaient fait fortifier les Pescadores par un Américain nommé Nelson qui s’entendait bien à son métier.
Aussitôt qu’il a fait nuit noire, une baleinière[43] du Bayard[44] est partie sous la conduite d’un capitaine de frégate pour aller reconnaître ce qu’il en était. Elle se glissait dans l’obscurité, et, pour l’empêcher d’être vue par l’ennemi, on nous fit les signaux d’éteindre nos projecteurs électriques qui éclairaient la rade de temps à autre. La reconnaissance terminée sans encombre montra que nous n’avions pas à craindre d’être torpillés ; alors vers six heures du matin, un canot du Bayard apporte un ordre à la Triomphante, — c’était nous qu’on chargeait de relever le barrage ! Nous voilà bien contents ! — Tout de suite, on met à l’eau le canot à vapeur avec son canon-revolver, la chaloupe et deux canots avec une quarantaine d’hommes dont j’étais, et nous voilà partis pour la rade. De Makung, on commence à nous tirer dessus, comme tu penses bien, — mais ils ne sont pas forts pour viser, paraît-il, — les projectiles tombaient autour de nous sans nous atteindre ; notre petit canon-revolver ripostait tant qu’il pouvait, et envoyait des obus sans se lasser. Enfin nous arrivons au barrage, et on se met à le relever, empilant la chaîne dans les canots et prenant les barriques à la remorque. Notre aspirant, M. Henry, un tout jeune homme qui n’a pas vingt ans, était à bord du canot à vapeur. Il commandait bien tranquillement : « faites ceci, faites cela, faites comme ci, faites comme ça » ; nous autres, nous faisions notre petite besogne, sans nous presser, tout comme si nous avions été dans la Penfeld[45] à arrimer des câbles, — et ces enragés qui tiraient toujours ; mais, bien sûr, ils ne faisaient pas mouche à tous coups, leurs dragées n’arrivaient seulement pas à cinquante mètres de nous.
[43] Baleinière, petite embarcation dont la marche est sûre et rapide.
[44] Le vaisseau amiral.
[45] La rivière qui forme le port de Brest.
Mais voilà où la chose se complique, — c’est qu’il y en avait terriblement de cette gredine de chaîne, et lourde ! et encombrante ! Nos canots ont été pleins en très peu de temps ; alors nous sommes allés porter tout notre bibelot à bord, on a hissé le tout sur le pont, et nous sommes repartis à la provision, lestes comme une ménagère qui à son panier vide. Quand on a eu enlevé une centaine de mètres du barrage, la marée qui montait a repoussé à droite et à gauche les deux bouts avec les barriques qui les soutenaient ; cela a fait un beau passage, et le Bayard a pu entrer en rade pour achever la destruction des forts. Malheureusement, en revenant de notre second voyage, nous avons perdu un de nos camarades ; un projectile lui est entré dans la poitrine, il n’a pas seulement poussé un cri, il est même resté sur son banc… Deux ou trois soupirs, une figure toute bleue, et puis pan ! il s’est affaissé. Pauvre garçon ! Il avait au plus vingt-cinq ans : c’est jeune pour mourir, mais quand on va à la guerre, il faut bien s’attendre à quelque mauvais coup. Et puis mourir pour son pays, en faisant son devoir, c’est une belle mort.
Le 1er avril, à onze heures du matin, les compagnies de débarquement sont descendues à terre ; on a parcouru toute l’île en combattant, mais la résistance n’a pas été longue et à cinq heures du soir, le pavillon français était hissé sur les débris du fort principal.
Alors, à bord de tous les bateaux, les clairons ont sonné, les tambours ont battu, saluant les couleurs nationales, pendant que la musique du Bayard jouait la Marseillaise. C’était un beau moment, vois-tu, ami Yves ! et jusqu’au dernier jour j’en garderai la mémoire ; il faisait oublier tout ce qu’on avait souffert : le terrible hiver de Formose, les nuits de tempête, les jours de fatigue sans relâche, les privations, les maladies, les deuils sans cesse renouvelés. Nos officiers étaient aussi émus que nous, et tous les cœurs, depuis le dernier matelot jusqu’au commandant, battaient de fierté et d’admiration pour notre illustre chef, celui dont je ne prononcerai plus le nom sans me découvrir,… l’amiral Courbet !…
Qu’allons-nous devenir sans lui maintenant ? La paix est signée, beaucoup d’entre nous vont retourner en France, la Triomphante ira d’abord se refaire au Japon, à Nagasaki. Elle a rudement souffert de sa campagne, elle ne pourrait pas entreprendre la traversée d’Europe dans l’état où elle est.
Je ne sais pas si j’irai de ton côté, je crois que non ; je voudrais pourtant bien t’embrasser, mon vieux camarade, toi et tes jolis enfants, et faire connaissance avec ta femme. Tu as sûrement des nouvelles du pays par Corentine, ta sœur ; elle aussi est très bien mariée et a une charmante famille.
Au revoir, mon cher Yves, je dis au revoir car, dans la vie de marin, il ne faut jamais désespérer de revoir ses amis, même quand ils sont à mille lieues de vous.
Alain Le Pennec.