Yves Kerhélo
XII
Il n’était pas dans le caractère d’Yves Kerhélo de se laisser aller au découragement et à la mélancolie. Sa vigoureuse nature réagissait promptement contre les impressions alanguissantes ; il ne restait pas longtemps sous la vague, comme il disait en mémoire d’un souvenir d’enfance, et relevait promptement la tête. Trois jours après son entrée au chantier, il en connaissait les coins, les recoins, les allées et venues, le service, les occupants, les bâtisses, les machines, et jamais son patron n’avait besoin de lui répéter ou de lui expliquer un ordre. Au bout de huit jours, il savait Saïgon par cœur. Au bout d’un mois, il en aurait remontré à un vieux colon sur les ressources du pays et les moyens de déjouer les ruses des naturels. Il baragouinait l’annamite avec un succès prodigieux, et M. Gerbier se félicitait tous les jours de l’excellente recrue qu’il avait faite dans ce petit Breton alerte et débrouillard. Aussitôt qu’il l’avait pu, il avait quitté le cabaret de Jacques, et, fort ingénieusement, s’était installé un petit réduit dans un coin du chantier. Deux ou trois vieilles caisses dues à la générosité de M. Émile Gerbier, quelques briques de rebut en avaient fourni les principaux matériaux. Le toit, recouvert d’un paillasson en feuilles de latanier, ne laissait pas de passage à l’eau ; un autre grand paillasson, retombant de lui-même par son poids, formait la porte, et la construction, adossée dans l’angle formé par un mur d’un côté, et la maisonnette des bureaux de l’autre, se trouvait solidement étayée. Pour tout meuble, il avait un escabeau et une table, fabriqués avec des bouts de planches ; quant au lit, c’était tout simplement le lit annamite, c’est-à-dire une claie attachée par les quatre coins à quatre gros bambous fichés en terre. La literie est peu compliquée, matelas et couvertures sont du superflu dans un pays où il fait une chaleur de 30 degrés pendant six mois de l’année. Une natte sur la claie, une natte pour se couvrir, c’est tout et c’est assez. Yves aimait un certain confortable, il voulut y joindre le luxe d’un oreiller moins dur que l’oreiller annamite, qui est un simple tabouret de bois, et, un jour qu’il déballait une caisse de vins de France pour M. Gerbier, il obtint le cadeau des coiffes en paille entourant les bouteilles. Coudre un morceau de toile de coton pour en faire un sac n’était pas une affaire pour lui. Le sac fini, il le bourra de paille et se procura un traversin qui ne laissait rien à désirer. La question du loyer et du mobilier étant réglée ainsi d’une façon tout à fait économique, celle du vêtement fort simplifiée depuis qu’il portait la blouse et le pantalon en tissu de coton grossier, le chapeau conique en feuilles de latanier et les sandales en paille tressée, restait la grosse affaire de la nourriture. Pendant une quinzaine de jours, il avait pris ses repas dans la petite pension indiquée par le matelot de la Vendée, mais, quoique les prix fussent modérés, ils étaient encore au-dessus des ressources du jeune garçon. Il avait essayé de ne faire qu’un bon repas par jour, mais sa vie active, sa croissance qui n’était pas terminée lui donnaient bon appétit, et il s’aperçut bientôt que ne pas manger son content, ne pas réparer ses fatigues et laisser diminuer ses forces est une mauvaise économie. Il craignit de tomber malade et chercha un moyen de concilier les exigences de son estomac avec les ménagements dus à l’état de ses finances. Il ne fut pas long à le trouver. Sous une paillotte, à l’extrémité du chantier, les coolies[18] se réunissaient pour faire leur cuisine et l’odeur qui sortait des marmites avait plus d’une fois tenté Yves de goûter à leurs ragoûts.
[18] Travailleurs chinois.
Moyennant une poignée de sapèques[19], il obtenait bien par-ci, par-là, une écuelle de riz ou de poisson bouilli ; mais, le plus souvent, les coolies n’en avaient pas trop pour eux-mêmes, ou le regardaient avec défiance et lui répondaient par un refus.
[19] Monnaie chinoise. C’est un rond de cuivre ou de zinc, percé d’un trou au milieu. On les enfile en chapelets qu’on appelle ligatures. Il y a 60 sapèques en cuivre ou 600 sapèques en zinc par ligature. Une ligature vaut 80 centimes, c’est la sixième partie d’une piastre environ.
— Il faut que je fasse ma cuisine chez moi, se dit-il. Aussitôt que j’aurai touché ma paie du premier mois, j’achèterai de la vaisselle et du charbon de bois, et je mangerai mon content sans me ruiner. Il ne me reste plus qu’une pièce de 20 francs sur mon pauvre billet. Il est temps de faire des économies sérieuses.
Un fourneau annamite n’est pas un objet coûteux ; pour une demi-piastre, on peut s’en procurer un. C’est une sorte de plat en terre cuite supportant sur trois crampons une jatte en terre, ou un bassin de cuivre. On allume un petit feu de charbon ou de menus morceaux de bois, et cet appareil peu compliqué suffit à la confection des aliments fort simples qui composent la nourriture populaire : c’est-à-dire du riz cuit à l’eau avec ou sans sel, des patates[20], du poisson frit dans l’huile d’arachide, et, comme régal, de loin en loin, du porc coupé en petits morceaux et cuit dans sa graisse.
[20] Pommes de terre un peu aqueuses.
Yves faisait la cuisine devant sa paillotte.
Yves consacra une piastre à monter son ménage, et, sur une planche de sa cai-nha (cagna)[21], vinrent s’aligner : trois jattes de terre, quatre boîtes de conserves ramassées vides auprès de l’hôtel, deux petites tasses en porcelaine grossière, une théière en faïence, et une boîte de fer-blanc pour enfermer le thé, seul objet de luxe qu’il se fût permis. Tout cela était soigneusement astiqué, rangé, et tenu en état. Il aimait naturellement l’ordre et la propreté, et le capitaine Simon, fort sévère sous ce rapport, lui avait fait contracter des habitudes rigoureuses qu’il ne perdit jamais. Mais, pour nettoyer, il faut des torchons et des serviettes, et le trousseau de notre gars n’en contenait guère. Son ingéniosité suppléait à ce déficit. Tous les bouts de serpillière, de cordages, de toiles d’emballage, qui, avant lui, se perdaient dans le chantier, trouvèrent leur emploi. Le soir, quand sa journée était finie, ou le matin avant l’ouverture des bureaux, il s’occupait de son intérieur. Il s’était fabriqué des balais avec de la bruyère (doux souvenir de Bretagne !), des brosses avec des cordes détordues ; il récurait au sable ses fers-blancs et les rendaient luisants comme de l’argent ; il lessivait ses vêtements de toile de coton, n’y laissant ni trou ni tache, et sa vie était si bien remplie qu’il s’étonnait qu’on pût trouver le temps d’aller s’abrutir dans les fumeries d’opium ou perdre son argent dans les maisons de jeux, comme le faisaient la plupart de ses camarades. Ceux-ci le jalousaient un peu ; ils lui reprochaient sa sauvagerie, et ce qu’ils appelaient son avarice. Mais le petit Breton tenait bon, laissait dire et, chaque mois, ajoutait une piastre ou deux au trésor qu’il avait confié à M. Émile Gerbier.
[21] Case-maison.
Il n’avait point d’ami intime, ce qui est un peu triste pour un jeune garçon, mais quand les bateaux de France arrivaient, il trouvait souvent parmi les matelots ou les soldats quelque compatriote, — la Bretagne fournit tant de marins ! — et alors, il passait de bons moments à parler du pays, à demander des nouvelles des uns et des autres, et comme il était bon et serviable, il s’ingéniait à rendre service aux nouveaux arrivants.
Un dimanche matin qu’il flânait sur le port sans trop savoir que faire de son jour de congé, il s’entendit appeler par son nom, et, à sa grande joie, reconnut un gars de Fouesnant un peu plus âgé que lui, dont les parents demeuraient tout près de chez Mlle Martineau. Il lui sauta au cou, et l’excès de son émotion lui coupa tout d’abord la parole. Après l’avoir embrassé à plusieurs reprises, il reprit un peu de sang-froid et assaillit son camarade d’un déluge de questions :
— As-tu vu Corentine ? et Alain ? et Mlle Martineau ? et qu’y a-t-il de neuf là-bas ? et qu’es-tu venu faire à Saïgon ? etc., etc., etc.
Guillerm Menez répondait de son mieux, sans grande chaleur cependant. C’était un garçon d’une vingtaine d’années environ, peu communicatif, sa physionomie sournoise ne prévenait pas en sa faveur, et, si notre ami Yves, au lieu de se laisser emporter par le plaisir de revoir un compagnon d’enfance, avait remué à fond ses souvenirs, il y aurait trouvé celui d’une formidable paire de claques reçue de sa mère, un jour qu’il avait employé tout un jeudi à jouer à pile ou face avec Guillerm, et la défense formelle de fréquenter le dit Guillerm. Mais tant de choses s’étaient passées depuis ce temps-là ! Et puis, à trois mille lieues de son pays, on oublie tout ce qui n’est pas la joie de se retrouver !
— Tu vas venir déjeuner avec moi, dit Yves, le cœur bondissant de plaisir et, pour aujourd’hui, je dis adieu à ma cuisine. Je sais un petit restaurant annamite où je mangeais les premiers temps de mon arrivée ici, et où l’on n’est pas mal du tout. C’est moi qui régale.
— Et moi, je t’offrirai le café, dit Guillerm, chez Lambert, sur le port.
— Tu connais donc Saïgon ?
— Parbleu, c’est la troisième fois que j’y viens ! deux fois avec un bateau marchand et cette fois-ci avec l’Européen, où je fais mon service.
— C’est vrai ! tu as le col bleu, et Européen en lettres d’or sur ton béret. Et tu as pu descendre à terre ?
— Oui, jusqu’à ce soir.
— Eh bien ! allons dire deux mots aux poulets frits de ma cambuse, tu verras que ça se laisse manger.
— Très volontiers, mais d’abord prenons l’absinthe, c’est de rigueur.
Et les deux jeunes gens partirent bras dessus, bras dessous.
Deux heures plus tard, attablés sous l’auvent de toile du café Lambert, ils savouraient une tasse de café, où, il faut l’avouer, l’eau-de-vie entrait pour une bonne moitié. Yves, peu habitué aux boissons alcooliques, commençait à être plus qu’émoustillé. Il avait les joues ardentes, les yeux brillants ; il parlait, parlait sans arrêter, invitait les survenants à prendre quelque chose pour fêter son pays, « son bon camarade, son ami d’enfance, Guillerm Menez, — ce bon Guillerm », répétait-il la langue pâteuse et la voix attendrie.
Celui-ci ne sourcillait guère et continuait à boire et à fumer presque sans mot dire. Trois ou quatre matelots de sa connaissance étaient venus s’asseoir à la même table que lui ; après quelques pipes fumées et quelques verres d’absinthe bus, la conversation devint languissante et Guillerm proposa de faire un trois-sept[22]. L’idée fut reçue avec acclamation ; on apporta un paquet de cartes graisseuses, et la partie commença.
[22] Jeu de cartes pour lequel les Bretons sont passionnés.
Yves aimait le jeu, comme tout vrai Breton. Bien des fois, il s’était arrêté à regarder les Annamites jouant au Ba-couan[23]. Il avait parfois risqué de petites sommes, mais sans jamais perdre son sang-froid, s’arrêtant après le gain, et ne cherchant point à forcer la veine. Il était même un peu vaniteux de sa supériorité en ce genre et de la force d’âme qu’il déployait pour limiter la perte, de sorte qu’elle ne dépassât en aucun cas la somme qu’il avait prévue. Que de fois, les mains dans ses poches, il avait haussé les épaules devant les désespoirs, les cris de rage, les fureurs des joueurs malheureux.
[23] Ce jeu a quelque analogie avec celui de la roulette. Il est tenu par un banquier qui a devant lui une table sur laquelle sont écrits en croix les chiffres 1, 2, 3, 4. Dans un coin se trouve un tas de sapèques. Le banquier en sépare un certain nombre sous une tasse renversée, puis les joueurs misent sur un des quatre chiffres. On découvre les sapèques, on les compte ; suivant que leur nombre est un multiple de 4 plus 1, 2, 3 ou 4, c’est le chiffre 1, 2, 3 ou 4 qui gagne. Dans tous les cas, le banquier paie 3 fois la mise.
« Faites comme moi, disait-il. Quand j’ai gagné deux piastres, j’en retire une du jeu, et je joue avec l’autre ; si je gagne encore, je mets de côté la moitié de mon gain, si je perds, je m’en vais et tout est dit. »
M. Émile Gerbier, un jour que le jeune garçon lui expliquait sa théorie, et, comme preuves à l’appui, lui montrait un petit revolver qu’il avait acheté avec le produit de ses gains, avait froncé le sourcil.
— Prends garde à toi, Yves, avait-il dit, tu es sur une mauvaise voie ; elle va en pente rapide, on ne peut pas toujours s’y arrêter, et quand on glisse, on tombe si bas qu’on se casse le cou. Tu dis que tu es assez fort pour te retenir à temps, tu n’en es pas sûr. Quand la fièvre du jeu vous saisit, elle vous affole, on n’est plus maître de soi. J’en sais quelque chose, je ne suis pas joueur, pas du tout. Eh bien ! un soir à Monte-Carlo, j’ai perdu cinq mille francs, tout ce que j’avais sur moi, et il m’a fallu engager ma montre pour payer ma dépense à l’hôtel. Et puis, en mettant tout au mieux, en supposant que tu gagnes toujours, crois-tu que cela soit une chose honorable de s’enrichir des dépouilles d’autrui ? L’argent du jeu est un bien mal acquis : c’est le fruit du vice et non le produit légitime du travail. Un honnête homme n’a point de plaisir à s’en servir pour se faire des cadeaux.
Yves avait baissé la tête, et s’était éloigné mécontent de M. Gerbier et de lui-même, mais au bout de quelques pas :
— Il a beau dire, je n’en ai pas moins ce bijou-là, sans qu’il m’en coûte rien, pensa-t-il en faisant jouer la gachette de son revolver, — et toute envie de se corriger disparut absolument.
La nuit descendait, amenant la fraîcheur sur la rivière ; les feux allumés pour le souper tachaient de grands points lumineux les masses sombres des sampans déjà groupés ; les cris des femmes, les rires ou les pleurs des enfants, les aboiements des chiens sur les rives, jetaient une note vivante non dépourvue d’un charme étrange.
Peu à peu, cependant, le mouvement cessa, le bruit fit place au calme, le sommeil vint régner sur la terre et sur l’onde, et la lune, qui brillait dans un ciel pur, répandit ses rayons paisibles sur le fleuve silencieux…
Yves et ses compagnons jouaient encore. Ils étaient rentrés dans l’intérieur du cabaret, et, à la lueur d’une lampe fumeuse, au milieu du nuage épais sortant de leurs pipes, ils échangeaient d’une voix rauque les termes du jeu, coupés par de violents jurons. Yves était dégrisé depuis longtemps ; un vice avait chassé l’autre, d’ailleurs il n’était pas buveur, mais le démon du jeu l’avait saisi dans ses griffes. D’abord gagnant, puis perdant, puis regagnant encore, poursuivant la chance qui semblait à chaque instant lui faire de séduisantes avances, il oubliait tout, dans l’enivrement d’un espoir avide, sans cesse renaissant et sans cesse déçu. Il avait affaire à forte partie : trois de ses adversaires étaient des joueurs de profession, rompus à toutes les ruses du jeu ; à minuit, quand on mit tout le monde dehors pour fermer boutique, il avait dépensé tout ce qu’il avait d’argent sur lui et perdu sur parole une centaine de francs.
— Tu auras ton argent demain, dit-il d’un ton brusque à Guillerm qui lui offrait une revanche et insistait pour la lui faire accepter. Que te faut-il de plus ? Toi et tes camarades vous m’avez dépouillé ce soir de tout ce que j’avais mis de côté à grand’peine depuis six mois, mais tant pis pour moi, je n’avais qu’à ne pas jouer. J’ai perdu, je paierai, mais laissez-moi tranquille !
Ceci fut dit en d’autres termes et d’une façon si énergique, que les matelots qui avaient commencé à se moquer de lui, cessèrent leurs plaisanteries grossières et échangèrent un regard d’intelligence.
— Il n’est pas commode, le petit gars, dit l’un d’eux à demi-voix.
— Bah ! s’il nous paie, c’est l’essentiel, mais je crois bien qu’il n’y a plus rien à tirer de lui.
Guillerm donna à Yves une poignée de main très peu cordiale et s’éloigna avec ses camarades pour regagner le bord.
Notre héros avait fait bonne contenance tant qu’il s’était trouvé en compagnie, mais une fois seul, n’étant plus soutenu par son orgueil, ses nerfs se détendirent, il se laissa tomber sur un monceau de bambous à quelques pas du fleuve, et… faut-il l’avouer ! se mit à pleurer amèrement. D’humiliation, d’abord ; lui qui se croyait si fort, qui se moquait des joueurs imprudents, n’était-il pas descendu à leur niveau maintenant ? Qu’elle s’était promptement réalisée, la prédiction de M. Émile Gerbier ! Ah ! la pente ! comme elle était glissante ! comme elle vous entraînait ! Et puis quel désastre dans sa vie ! Ce pauvre petit pécule, amassé sou à sou avec des soins de fourmi diligente, au prix de tant de privations, où était-il ?… disparu, en quelques heures,… anéanti comme s’il s’était englouti dans l’eau vaseuse qui formait des remous à ses pieds.
Et ce n’était pas tout ! il avait perdu plus qu’il ne possédait, — dix-huit francs de plus ! Où les trouver ? tout son mobilier ne valait pas deux piastres. Et cependant, les dettes de jeu on les paie tout de suite, tout le monde sait cela. La loi ne les reconnaît pas, c’est pour cela qu’on les appelle des dettes d’honneur. Certes, c’est un nom qui ne leur convient guère, car il n’y a point d’honneur à se livrer à ses passions, mais quand on a promis, il faut tenir : c’est là que l’honneur est en question, et quand on s’assied devant une table de jeu et qu’on commence une partie, il est convenu qu’on paiera si l’on perd ; c’est une parole donnée d’avance ; si on y manque, on est un coquin. Yves avait entendu un jour le capitaine Simon et M. Gerbier causer sur ce sujet et ce qu’ils avaient dit s’était gravé dans son esprit…
La fraîcheur le gagnait ; il se leva, se secoua, et se mit à marcher à grands pas le long de la rivière.
— C’est assez pleurer comme cela, se dit-il, je ne suis plus un enfant ! Ce n’est pas avec des pleurs que je mettrai ordre à mes affaires. J’ai fait une sottise, il faut que j’en subisse les conséquences. C’est comme le jour où nous avions été, Alain et moi, pour dépecer l’épave et où nous avons failli y rester. J’en suis sorti et j’ai même tiré mes souliers du fond de l’eau, mais je crois bien que cette fois-ci je ne tirerai pas même mes souliers, car il faudra tout vendre au Juif pour avoir ces dix-huit francs ! Et mon argent qui est chez M. Gerbier ! Je serai forcé d’aller le lui demander, et lui dire pourquoi encore ! C’est ça qui sera une rude corvée !
Les édifices en construction dessinaient leurs masses noires sur la nuit claire. Yves les considéra et poussa un gros soupir.
— Oui, dans quelques heures, je serai là, au pied de ces bâtisses, — pas fier ! oh ! non ! — à la porte du bureau, attendant M. Émile pour lui faire ma confession. Ah ! hier matin, quand je me suis levé si joyeux, que j’ai mis mes habits du dimanche avec tant de plaisir, qui m’aurait dit qu’aujourd’hui ils ne seraient plus à moi ! car il faudra bien que je les vende aussi… Dix-huit francs ! c’est une grosse somme ! Personne ici ne peut me la prêter ; et puis, quand la rendrais-je ? Mais je n’ai rien fait pour être renvoyé du chantier, je n’ai pas perdu ma place ; en travaillant bien et en économisant, je me referai un petit magot, et celui-là je ne le perdrai pas au jeu ! ah ! mais non, par exemple !
La campagne était déserte, les sampans réunis en groupes compacts faisaient de grands espaces noirs sur l’eau du fleuve, où tremblotaient les rayons de la lune. Le silence n’était rompu que par les aboiements des chiens annamites ou la courte et lugubre mélopée des matelots de quart à bord des navires de l’État, annonçant toutes les demi-heures : bon quart à tribord ! — bon quart devant ! — bon quart à bâbord ! — bon quart derrière.
— Quand je rôderais là toute la nuit comme un malfaiteur, pensa Yves, à quoi cela m’avancera-t-il ? Je serai éreinté demain et hors d’état de faire mon service. Ce ne sera pas le moyen de me rendre agréable à M. Gerbier. Allons dormir !
C’est bientôt dit : « Allons dormir ! » ce n’est pas aussitôt fait quand on a la conscience troublée. Jamais notre gars n’avait trouvé son oreiller si dur et son lit si peu confortable. Jamais les moustiques ne l’avaient tenu éveillé ainsi avec leur intolérable zomm, zomm.
En temps ordinaire, moulu de fatigue, il dormait à poings fermés, mais le sommeil, cet ami bienfaisant, ne clôt pas les yeux brûlés par l’alcool, la fumée des tabagies, les regards fiévreux sur les cartes. Les heures sonnaient à l’horloge du chantier ; qu’elles semblaient longues au pauvre Yves !
Enfin, une bande claire, d’un gris rougeâtre, étendit une zone lumineuse à l’horizon : les coqs chantèrent, les coolies commencèrent à arriver…
C’était la vie de tous les jours qui reprenait son cours.
A huit heures, Yves, dans sa tenue la plus soignée, frappait à la porte du bureau de M. Émile.
Par un sentiment de délicatesse inné chez lui, il avait deviné que, dans un cas aussi grave, il n’était plus Yves, le boy, arrivant avec ses sandales de paille et son costume de coton, pour se mettre aux ordres du patron, mais Yves Kerhélo, déjà presque un homme pour la raison si ce n’est par l’âge, venant avouer ses fautes et demander aide et protection à un ami.
— Entrez, dit une voix, et, le cœur serré d’une angoisse très douloureuse, Yves poussa la porte et s’arrêta sur le seuil.
Yves poussa la porte.
M. Gerbier le regarda avec étonnement…
— Comme te voilà beau ! mon garçon ! s’écria-t-il. Est-ce que tu es de noce ? Tu viens demander une piastre ou deux, je gage ? Ton petit trésor est là, nous allons y puiser.
Yves devint très rouge.
— Monsieur, dit-il d’une voix altérée, vous êtes bien bon pour moi… C’est vrai que je viens vous demander de l’argent… Mais ce n’est pas pour ce que vous croyez…
Alors, sans faiblir, sans biaiser, sans chercher à atténuer ses torts, avec un grand accent de sincérité, il raconta les scènes de la veille et comment il avait perdu au delà même de ce qu’il possédait. Il dit aussi son intention de vendre le peu d’objets de valeur qui lui appartenaient pour se libérer immédiatement.
M. Gerbier l’avait écouté sans l’interrompre, le front soucieux et l’air attristé…
— Je pense que tout reproche serait inutile, lui dit-il. Ta conscience a dû t’en faire d’assez cuisants depuis hier soir, et tu as reconnu par une dure expérience où conduit l’entraînement du jeu. Tu es resté cependant, et resteras, je n’en doute pas, un honnête garçon ; ta courageuse franchise en est une preuve convaincante. M’as-tu dit toute la vérité ?
— Oh ! oui ! toute ! toute !! monsieur.
— Tu ne dois rien de plus que la somme dont tu me parles ?
— Rien, rien au monde, je vous en donne ma parole.
— Eh bien ! je veux te venir en aide, — pas par un cadeau fais-y bien attention, — mais par une avance. Il ne faut pas que tu vendes tes souliers ni tes habits du dimanche. Tu n’en trouverais qu’une somme dérisoire et tu risquerais de perdre les habitudes de tenue décente que t’ont données tes parents et qui sont une si bonne chose dans la conduite de la vie. Tu ne vendras pas non plus ton revolver. C’est une arme utile en pays étranger, et puis sa vue sera pour toi une continuelle leçon ; elle te rappellera ce que valent les gains du jeu…
Voici ton argent et voici cinq piastres, car tu ne peux rester sans un sou devant toi. Tu vas aller payer ton matelot tout de suite, et me jurer que d’ici à ce que tu m’aies rendu mes cinq piastres, tu ne toucheras pas une carte…
— Ni après non plus, monsieur Gerbier, je le jure ! devant Dieu qui m’entend.
— C’est bien, je te crois. Pour me solder ta dette, tu laisseras tous les samedis, sur ta paie, une demi-piastre ; cela te gênera un peu, mais il est nécessaire que tu sentes le poids de ta chaîne, cela t’empêchera d’oublier que tu l’as forgée toi-même. Maintenant, donne-moi une poignée de main, tu n’as rien perdu dans mon estime… Mais ne recommence plus !
Yves, les yeux humides de reconnaissance, serra timidement la main qui lui était tendue, et partit le cœur déchargé d’un grand poids ; mais pendant bien des jours les coolies s’étonnèrent de ne plus l’entendre siffler comme un oiseau des bois, dans ses courses à travers le chantier.