← Retour

Derrière le voile : $b roman

16px
100%

VIII

La porte aux lourdes ferrures s’ouvrit.

— On vous demande au cabinet de M. le Juge d’Instruction.

Airvault se leva, excédé. Quel nouvel assaut allait-il soutenir ? Il suivit son guide à travers les passages qui, communiquant de la prison Saint-Pierre au Palais de Justice, lui évitaient du moins le déplaisir des regards curieux.

Un homme attendait sur une banquette du couloir, entre deux gardes de Paris. Airvault n’y prit point attention, tout à son inquiétude, tandis que s’ouvrait la porte de la pièce où il avait subi la question ordinaire et extraordinaire.

Me Bénary, qui causait avec le juge d’instruction, vint à son client, un sourire jouant sur ses lèvres rasées.

— Airvault, excusez ce procédé étrange, dit l’avocat presque enjoué. Je n’ai pas voulu vous voir en particulier avant cet interrogatoire, afin que votre loyauté éclatât de façon plus convaincante aux yeux de notre juge.

Étonné, indécis, l’inculpé regarda craintivement le magistrat. Il lui parut que cette physionomie de myope, au nez de rat fureteur, s’était éclairée et que les gros verres du binocle ne se braquaient plus sur lui de la même façon agressive.

La voix un peu chevrotante était aussi moins acidulée.

— Airvault, commença M. Verbois avec une certaine bienveillance, je ne vous cache pas que deux faits nouveaux se produisent, capables d’atténuer un peu les présomptions qui vous sont défavorables. Vous prétendez toujours que le camée, trouvé en votre possession, vous fut remis par M. de Terroy afin que vous en reproduisiez le dessin ?

— Je ne puis prétendre autre chose puisque c’est l’exacte vérité.

— Il est très fâcheux que vous n’ayez pas pris note de cette commande.

— J’ai exécuté bien d’autres petits travaux pour M. de Terroy sans en prendre mention. Et d’ailleurs, je fus bousculé par des besognes pressantes, en cette période.

— Vous ne vous souvenez pas d’en avoir parlé à personne ?

Raymond, pour la millième fois, se creusa la tête.

— Je n’en ai pas eu le temps. A peine ai-je échangé quelques mots avec ma femme, le soir et le matin. Et en quittant Versailles de bonne heure, je ne rencontrai qu’une personne, le docteur Davier, courant chez un malade. Naturellement, je ne pensai qu’à lui recommander ma pauvre Madeleine.

— Vous en êtes bien sûr ?

L’architecte, surpris de la question, leva les épaules en soupirant.

— Je ne suis sûr de rien. Mille soucis me donnaient la fièvre. On me menacerait de pendaison que je ne saurais davantage vous répéter les propos échangés avec notre médecin, tandis que nous marchions du côté de la gare.

M. Verbois rajusta son binocle.

— Heureusement pour vous, les souvenirs du docteur sont plus nets.

Raymond se tourna vers Me Bénary dont le sourire s’accentuait.

— Hé ! oui, fit l’avocat, la Providence, qui vous est propice, Airvault, m’a placé, moi aussi, sur le chemin du docteur Davier. Et je lui ai joué le mauvais tour, à cet excellent ami ! de le faire citer devant M. le juge d’instruction, pour que vous bénéficiiez de son témoignage. Dans votre rapide rencontre avec Davier, vous lui fîtes part de votre programme de travail surchargé, et incidemment vous parlâtes de cette gravure d’un joyau ancien que vous deviez exécuter pour M. de Terroy.

Airvault écoutait, la tête bruissante.

— C’est possible ! dit-il. Je m’épanche facilement avec le docteur. Mais, pour être franc, je ne me souviens pas le moins du monde de ce que j’ai pu lui dire.

— Le vraisemblable est, cette fois, véridique ! rétorqua Me Bénary.

Et avec une candide et inconsciente impudence, l’avocat ajouta :

— Où donc, au surplus, Davier aurait-il pêché ces détails ?

— Quoi qu’il en soit, Airvault, la déposition de M. le docteur Davier corrobore votre persistante assertion, constata M. Verbois, de bonne grâce.

Il pesa sur un timbre. Un huissier parut.

— Faites entrer Gaston Bridou.

La minute suivante, se présentait, flanqué de ses fidèles gardiens, l’homme entrevu par Raymond sur la banquette du couloir, — gros, blafard, les joues molles, avec des yeux fuyants sous d’épaisses paupières — le type d’un ex-larbin tombé parmi la basse canaille.

— Gaston Bridou, fit le magistrat en désignant Airvault, est-ce bien cet homme qui vint, le 13 juin, à huit heures du matin, vous proposer l’achat de deux topazes et d’un médaillon ?

Raymond sentit son cœur s’arrêter, sous le regard bigle qui le toisait. Ah ! penser que son honneur, sa sécurité dépendaient de la clairvoyance et de la bonne foi de cet être crapuleux !

Mais Bridou secouait la tête.

— Non ! monsieur le juge, ce n’est point mon individu. L’autre était long comme un jour sans pain et pas plus épais qu’un couteau. Sont-ils de coterie ? je n’en sais rien. Mais je jurerais que la grande asperge, malgré sa barbe, n’est autre que Fonfonce-les-Pincettes — bien connu dans le quartier des Halles. Aussi soupçonnant quelque chose de louche — car je suis honnête, monsieur le juge ! — je n’ai pas voulu acheter ferme. Je lui ai dit de repasser. Il s’est douté du coup. Il n’est point revenu chercher ses bibelots qui me fichent à présent dans l’embarras. Je ne savais pas qu’ils avaient été signalés par les journaux et volés à Versailles, ça, je vous le jure !

— Il suffit. Vous vous expliquerez au Parquet de Paris. Vous vous rappelez bien exactement l’heure où l’inconnu déposa chez vous les bijoux en question ?

— Oui ! je n’avais encore enlevé que le panneau de ma porte. Et mon café chauffait sur le gaz, tandis qu’il me racontait ses boniments. Il était donc dans les environs de huit heures, peut-être cinq minutes en plus ou moins — pas davantage. Car je suis un homme réglé dans ses habitudes, monsieur le Juge !

— Très bien ! Allez maintenant !

Bridou sortit, tout en bredouillant des protestations et des doléances. M. Verbois se retourna vers l’architecte :

— Voici le second hasard qui vous avantage : l’arrestation de ce brocanteur qui, saisi pour une tout autre affaire, se hâta d’expliquer, afin d’alléger son cas, la possession des bijoux dont il soupçonnait bien la provenance. Mme Lermignot a reconnu le médaillon. Ce camée faisait partie du collier. Le voleur devait être novice, car il eut opéré autrement. Mais le besoin d’argent le pressait sans doute ! Il n’importe ! L’évidence est trop forte pour que je ne m’y rende pas ! Votre présence à Versailles est attestée à l’heure même où l’inconnu entrait chez ce brocanteur près de Saint-Eustache. Et en admettant l’hypothèse que vous eussiez soustrait les bijoux — ne vous révoltez pas, attendez la suite du raisonnement ! — et que vous eussiez remis ces objets à un complice, vous n’auriez pas eu la candeur, évidemment, de parler au docteur Davier de la pendeloque à reproduire et que vous gardiez de par vous. Ces coïncidences vous sont donc extrêmement favorables.

Le sens des mots pénétrait mal encore l’esprit ébranlé du pauvre Raymond. Mais la mine de plus en plus épanouie de Me Bénary, ainsi qu’un baromètre annonce la fin d’une tempête, lui prédisait un revirement heureux.

Le magistrat continuait :

— Reste contre vous la question des dépenses, faites le lendemain du décès de M. de Terroy, alors que vous manquiez de numéraire la veille. Cependant, vous avez avoué le prêt accepté, avec une spontanéité dont il faut tenir compte. Et si vous n’avez pas songé à inscrire celui-ci, dans cette période troublée, sur votre livre, en désordre depuis la maladie de votre femme, vos registres antérieurs mentionnent des avances, faites à diverses reprises par M. de Terroy et remboursées par vous en plusieurs versements. Le défunt était donc coutumier envers vous de telles libéralités. J’ajoute que son neveu et héritier, au courant des générosités de son parent, accepte votre promesse de paiements échelonnés. Il a toujours refusé de croire en votre culpabilité, et le docteur Davier vous fait la même confiance. Sans être péremptoires, ces marques d’estime plaident pour vous. Je me fais un devoir de le reconnaître. Et puisqu’on parle de plaidoirie, concluait le juge avec un clignement d’œil vers Me Bénary, j’ai grand’peur que nous manquions l’occasion d’entendre votre éloquent défenseur !

L’avocat s’inclina courtoisement.

— Mais je vous sais gré, au contraire, monsieur le Juge d’instruction, de me préparer des loisirs par ces beaux jours d’été.

M. Verbois, s’adressant de nouveau à l’architecte, achevait avec quelque embarras :

— Les apparences étaient contre vous. Mais voici des circonstances nouvelles qui ébranlent, il faut en convenir, les présomptions accusatrices. Dans cette incertitude, il serait abusif de vous retenir, celui qui pourrait se constituer partie civile se refusant d’ailleurs à vous poursuivre. Je vais donc rédiger une ordonnance de non-lieu. Vous pouvez vous considérer comme libre !

Airvault chancela, saisi d’un tremblement. Quelque chose comme un râle s’étrangla dans sa gorge. Il n’osait croire à ce qu’il avait tant espéré.

Me Bénary, charitable, s’empressa vers lui pour l’assurer de l’heureux dénouement.

— Allons ! dit-il en lui frappant amicalement l’épaule, tout est bien qui finit bien. J’étais tranquille, averti, par mon intuition professionnelle, de votre parfaite innocence. Et la vérité, tôt ou tard, finit par éclater. Félicitons-nous que ce soit assez tôt.

Le juge d’instruction, lui, gardait un maintien compassé et gêné. Peut-être se reprochait-il d’avoir montré trop de précipitation. Jadis, à ses débuts, par excès de circonspection, il avait laissé filer un notoire criminel. Depuis lors, il se cuirassait contre la crédulité et pressait l’action.

Peut-être aussi, à cette minute, en dépit des preuves tangibles ou morales disculpant Airvault, conservait-il des doutes intimes sur celui qu’il relâchait, tout en se redisant la grande maxime qui incite juges et jury, même sceptiques, à l’indulgence : « Mieux vaut risquer de laisser impuni un coupable que de commettre une erreur. »

Le défenseur d’Airvault l’accompagna jusqu’au seuil de la prison.

— Allons, mon ami, les mauvais jours s’achèvent. Reprenez courage ! Pressez votre déménagement… sommaire. Le temps d’enlever ma robe et je vous attends au greffe, où l’ordre d’élargissement va parvenir. Nous sortirons d’ici ensemble. Ce soir, vous dînerez chez vous !

Raymond refit le sombre chemin jusqu’à la cellule ignominieuse. Mais le carcan qui lui broyait la gorge s’était desserré. En un tour de main, il rassembla papiers, linge et effets. Le repas du soir arriva.

— Tiens ! fit-il à la brute qui se levait du lit avec un grognement d’aise, prends ma part de soupe, et sans au revoir !

Au greffe, tandis qu’on lui restituait les menus objets qu’il avait dû déposer lors de son arrestation — montre, couteau, porte-monnaie, épingle de cravate — la colère et l’amertume l’envahirent. Pêle-mêle, il remit dans sa poche ces choses familières, dont la vue et le contact désormais n’éveilleraient plus que des réminiscences abominables : la fouille, la mensuration… Leur séjour dans la geôle les souillait — et il en était de même pour sa personne, imprégnée de l’impure atmosphère.

Mis en liberté, Airvault laissait quand même derrière lui les traces ineffaçables de son passage dans le séjour du crime. Les indices du bertillonnage, les empreintes de ses doigts, son signalement, son nom, ceux de ses parents et de sa femme demeuraient immatriculés sur les pages d’un registre d’écrou, parmi des noms infâmes.

La figure réjouie de Me Bénary vint à propos éclairer la triste pièce et ramener les idées consolantes, entraînant vers l’espoir.

Une délicate inspiration vint à l’avocat : épargner à l’homme éprouvé la honte de passer sous cette arche terrifiante de la porte extérieure, qui semble devoir inscrire à son fronton l’exergue désolant : Lasciate ogni speranza, voi che intrate.

— Nous allons faire le tour par le Palais, dit-il, prenant le bras de Raymond. Je vous reconduirai jusqu’à votre logis.

Chargement de la publicité...