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Derrière le voile : $b roman

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III

Le surlendemain, Raymonde de nouveau était appelée au salon de Mlle Duluc. Une femme, dont le chapeau et les vêtements portaient la poussière d’un long voyage, se leva à son apparition. D’un élan, la fillette tomba sur la poitrine de sa mère.

— Oh ! dis, dis, maman ! ce n’est pas possible !

— Tous les malheurs sont possibles pour nous ! murmura Madeleine.

Mais ces mots amers s’étouffèrent dans l’embrassement frénétique qui maintenait sa fille contre son sein.

Enfin, elle atteignait donc cette consolation suprême, vers laquelle convergeaient uniquement ses désirs, durant l’interminable trajet : envelopper de ses bras la petite créature née de ses entrailles. Dans le désastre où tout sombrait, l’infortunée ne gardait plus de vivant en elle que l’instinct maternel.

Mais si grand, si chaud était cet amour, où s’épandait son être, pour ainsi dire, que Mlle Duluc, présente à la scène, vibrait de tous ses nerfs devant l’enlacement pathétique de ces deux douleurs : la mère et l’enfant.

— Maman, oh ! ma maman chérie ! Je ferai tout, tout, près de toi pour remplacer papa en ce que je pourrai ! balbutiait Raymonde (et son cœur sincère s’exhalait dans ces effusions). Mais après tout, est-ce bien vrai, cette chose affreuse ? Ça s’est passé si loin ! Ce n’est peut-être pas sûr ! Dis, si ce n’était pas vrai, pourtant !

Madeleine, d’un hochement de tête, repoussa la velléité d’espoir. En quelques phrases sans lien, elle relata péniblement les simples et tragiques péripéties.

Une dépêche de M. Vielh — l’architecte de Paris dont Raymond faisait exécuter les plans à Talca — parvenait, quarante-huit heures auparavant à Lézins : « Reçois nouvelle décès d’Airvault. Regrets sympathiques. »

Quand ce pli lui fut remis, Madeleine demeura assommée, stupide, se refusant à croire que si peu de mots continssent des vérités aussi atroces !

Puis elle avait bâclé ses bagages, comme dans la bousculade d’un incendie, songeant seulement à télégraphier au docteur Davier : « Mari décédé. Prévenir Raymonde. » Et elle n’était sortie de son hébétude réellement que dans le train qui l’emportait, à toute vitesse, vers la France.

M. Vielh, à Paris, l’avait reçue avec des égards pleins de commisération, sans lui fournir aucun éclaircissement, instruit lui-même par une dépêche concise, signée d’un contremaître et ainsi notifiée : « Airvault disparu, voyage. Catastrophe. Mort probable. »

Une lettre explicative allait suivre, vraisemblablement. Au surplus, par suite de cet événement déplorable, M. Vielh avancerait de quelques semaines son départ pour le Chili, primitivement fixé en août.

Ah ! cette date d’août ! Le départ en commun arrangé par Raymond, et dont toutes deux avaient anticipé la joie ! Si souvent, l’enfant s’était imaginé les délices de la traversée, sa mère près d’elle, et l’approche, jour par jour, de ce débarcadère où sourirait, hélas ! celui qui n’était plus ! Le même regret amena, pour les pauvres femmes, une recrudescence de larmes.

Surmontant sa faiblesse, Madeleine achevait rapidement le récit de son entrevue avec le patron de son mari : rendu à Talca, M. Vielh promettait de tout mettre en œuvre pour connaître les circonstances dans lesquelles son malheureux employé avait trouvé la mort, et obtenir la constatation légale du décès, sans laquelle rien ne pouvait se régler.

Mme Airvault s’arrêta. Une sueur de fatigue et d’angoisse perlait à ses tempes, et de grands cernes se creusaient autour de ses doux yeux embués. Mlle Duluc devina les anxiétés que la malheureuse, le cerveau encore vacillant, hésitait à concevoir et qui ajouterait une harcelante torture au grand brisement moral. Les multiples embarras d’ordre pratique, qui suivent la disparition d’un chef de famille, allaient s’accroître, dans la conjoncture présente, de toutes les complications, causées par la distance, le mystère, le milieu étranger.

Saisie de pitié, l’institutrice, tout naturellement, songeait à la protection qui s’était maintes fois manifestée en faveur de l’enfant, et qui, certainement, saurait guider la veuve à travers les difficultés de la situation.

— Êtes-vous allée à Versailles prendre conseil du docteur Davier ?

— Non ! Je suis venue ici tout droit en quittant Paris.

— Voulez-vous que je téléphone ? Peut-être le docteur se trouve-t-il chez lui ! En tout cas, nous saurons à quelle heure il pourrait vous recevoir, ce soir ou demain, afin de ménager vos pas et vos forces.

— Oh ! que de reconnaissance, Mademoiselle ! Merci ! Je n’ai plus une idée !

Mlle Duluc décrocha le récepteur et demanda la communication :

— Pour Versailles ? Dix minutes au moins d’attente.

— Bien !

L’institutrice était demeurée en tiers aux premières minutes de la visite — craignant, pour la mère et la fille, une émotion trop violente : elle se tenait ainsi prête à les secourir, tout en les assistant de sa muette sympathie. Maintenant elle pensa qu’il serait discret de les laisser seules. Mais comme elle faisait mine de sortir, Mme Airvault, d’un geste effrayé, la retint par sa robe :

— Oh ! restez, Mademoiselle, je vous en prie ! Je n’ai pas l’habitude du téléphone ! Et puis, la voix si faible, les oreilles bourdonnantes, je suis incapable de me faire comprendre et d’entendre moi-même.

— Ne craignez rien ! Je passe seulement dans la pièce voisine et je reviendrai aussitôt que la sonnerie se déclenchera.

Quand Mlle Duluc rentra, au premier tintement, elle retrouva les deux femmes, unies comme elle les avait laissées, leurs cœurs se réchauffant au contact l’un de l’autre.

Dans l’appareil, une voix féminine, un peu sèche, demandait :

— Que veut-on ?

— Madame, c’est Mlle Duluc, de Saint-Germain, qui désire parler au docteur, si c’est possible !

— Bonjour, Mademoiselle. J’espère qu’Évelyne n’est pas souffrante.

— Du tout ! du tout ! Rassurez-vous, Madame ! Mais il y a ici, en ce moment, une personne qui a besoin des conseils du docteur, non pas tant comme médecin que comme ami. Et nous désirerions savoir à quelle heure elle doit se présenter.

— Mais à l’heure des consultations ! de deux à quatre. Trop tard aujourd’hui ! Au fait, demain est jeudi… le jour que le docteur se réserve maintenant à cause de votre élève, je le soupçonne. Mais si cette personne veut dire son nom, le docteur sera prévenu dès son retour et vous téléphonera pour fixer le moment qui lui convient.

La voix s’était adoucie en modulant ces explications, avec une intention de bonne grâce.

— Oh ! madame, je vous en remercie vivement ! répliqua Mlle Duluc. Il s’agit de la mère d’une de mes élèves, revenue de Suisse après l’annonce d’un malheur affreux, et qui souhaite les bons avis du docteur Davier : Mme Airvault !

— Quel nom dites-vous ?

La voix lointaine s’exacerba avec une telle âcreté que la mère et la fille en perçurent les éclats discordants.

— Airvault ! par un A ! appuya Mlle Duluc, croyant s’être mal fait comprendre.

— Ah !

Un silence se fit après cette exclamation. Puis, brusquement, ces mots furent jetés, cassants comme une grêle de cailloux :

— C’est bien ! On préviendra le docteur. Adieu, mademoiselle.

Mlle Duluc, étourdie par ce leste congé, réfléchit trop tard, en quittant l’appareil.

— C’est vrai ! Je n’ai pas eu le temps de me concerter avec vous avant de répondre, Mme Airvault. Peut-être ne comptiez-vous pas rester à Saint-Germain aujourd’hui ? On ne sait à quelle heure le docteur rendra réponse ! Alors, que ferez-vous ?

Madeleine, recrue de fatigue et de désespérance, eut un mouvement des épaules si résigné, si exténué, si abandonné à la destinée, que l’institutrice voua toute sa compassion à cette épave, palpitante et brisée.

— Ce que je ferai ? murmurait Mme Airvault. Le sais-je ? Les circonstances le commanderont. Je ne puis rien… qu’attendre le retour de M. Vielh et suivre la ligne de conduite que détermineront ceux qui veulent bien s’intéresser à nous.

Et comme pour répliquer à une objection qui ne lui était pas adressée, humblement, Madeleine ajoutait :

— Ce qui me tente le plus, ce serait de demeurer à proximité de ma chérie. Je ne suis plus dangereuse… Le docteur du sanatorium me recommande seulement d’accroître ma force de résistance. Hélas !

Le téléphone impérieusement lui coupa la parole. Mlle Duluc se précipita vers l’appareil. Et aussitôt son visage s’éclaira.

— Oh ! docteur, que vous êtes bon !… Merci, merci !… Oui, oui, elle va vous attendre ici ! A tout à l’heure !

— Vous avez compris, Mme Airvault ? fit-elle, la communication achevée. Le docteur Davier, arrivé tout de suite après mon appel, remonte en auto et dans quelques instants, vous le verrez ! En attendant, il est nécessaire que vous preniez quelque réconfort, ne bougez pas. Je vais vous faire apporter ici quelques aliments.

Du lait, des œufs, des confitures et des biscuits furent déposés devant Madeleine. La légère collation n’était pas achevée que le docteur Davier paraissait dans le petit salon.

Raymonde courut vers lui. Il frôla ses cheveux d’une caresse et tendit la main à la veuve qui, suffoquée d’émotion, essayait vainement d’articuler une parole.

Mlle Duluc entraîna son élève.

— Votre présence redoublerait l’attendrissement de votre mère. Laissez-la s’expliquer librement avec son médecin — dont le temps, d’ailleurs, est si limité.

Madeleine recommença son récit douloureux. Cette fois, ainsi que l’avait intelligemment supposé l’institutrice, elle vidait tout son cœur, en laissant sortir non seulement les regrets, mais les appréhensions et les effrois.

N’étaient-ils pas maudits ? A peine respiraient-ils après la première commotion, et la riante espérance, saluée joyeusement, s’évanouissait dans le noir abîme ! Et voici que se redressait, les griffes étendues, le spectre de la Pauvreté ! Comment lutter ? Une fillette de treize ans, une femme à peine échappée à un mal insidieux et rongeur, et qui perdrait, en peu de temps, l’énergie vitale patiemment récupérée.

A travers ces plaintes dramatiques, le docteur saisissait des menaces imminentes, un enchaînement de fatalités vraiment lamentables. Il savait que les précautions prises par Airvault afin de faciliter l’avenir à sa famille, risquaient d’être annihilées. Tant que le décès ne serait pas absolument confirmé, le contrat d’assurance resterait en suspens. A défaut de preuve, la prime de l’assurance, versée à la Caisse des Dépôts et Consignations, ne serait mise à la disposition de la veuve et de l’orpheline qu’après un délai de trente ans.

Cependant, il fallait que cette femme continuât de vivre, que cette enfant, bien douée, reçût le bienfait d’une bonne éducation !

A cet instant, une impression mystérieuse envahit Davier : il sentit en lui, non seulement l’impulsion de sa vive pitié, mais la poussée sourde et forte que donne la conscience d’un devoir, d’une tâche !

S’efforçant de concentrer sa pensée sur le terrain pratique, le médecin dit :

— Rappelez-vous qu’il est de toute importance que vous gardiez votre vigueur pendant ces pénibles atermoiements ! Le directeur de Lézins était satisfait du résultat obtenu. Je vais donc écrire au docteur Aubert pour lui demander avis. Et je vous surveillerai en suivant ses indications. Où comptez-vous résider ?

Mme Airvault réfléchit.

— Philomène pourrait peut-être me donner asile jusqu’au retour de M. Vielh.

Mais en levant les yeux, elle aperçut une nuance d’ennui ou d’improbation dans le regard fixé sur elle. Le docteur, entre haut et bas, confessait :

— Je préfère vous le dire : Philo est antipathique à Mme Davier.

Madeleine chassa, d’un signe, l’idée émise :

— Et d’ailleurs, me retrouver à Versailles me serait une épreuve. Trop de souvenirs m’y obséderaient.

— Peut-être pourrez-vous dénicher un abri à Saint-Germain ?

— Mais cet abri doit être extrêmement modeste ! allégua-t-elle, rougissante. Mes ressources sont bien minimes. Je puis, cependant, me rendre utile, travailler quelques heures.

— Mlle Duluc ou Mme Forestier nous assisteront de leurs bons conseils à cet égard. Ne projetez rien. Ne concluez rien sans m’en avertir. Vous avez confiance en moi ?

L’élan qui souleva la pauvre Madeleine, les mains jointes, était plus éloquent encore que son cri.

— En qui aurais-je foi sur terre ?

Davier détourna ses yeux obscurcis.

— Alors, je vais vous apprendre ce que votre mari me demanda, lors de son départ. Il me fit promettre, s’il venait à vous manquer, de servir de tuteur à votre fille. Cette mission, je la revendique aujourd’hui.

Madeleine jeta une exclamation et, saisissant la main que le docteur n’eut pas le temps de dérober, elle y posa ses lèvres frémissantes.

— Oh ! comment vous remercier ! Et c’est l’intervention de mon pauvre aimé qui me vaut cette grâce ! Mon fardeau me paraît déjà moins lourd ! Ah ! vous êtes d’une bonté sans pareille !

— N’exagérez pas ! dit le médecin avec effort. Ma fille aime tendrement votre fillette, — que j’ai vue naître. Je ne saurais demeurer indifférent à vos chagrins. Et n’importe quel honnête homme vous rendrait les mêmes services. Je ferai de mon mieux, mais je compte, de votre part, sur une complète docilité. D’abord, reposez-vous. Ne perdez pas de vue la pensée que vous serez utile à votre fille.

Il tira sa montre et se leva.

— Le temps me presse. Je vais conférer avec Mlle Duluc, qui est bonne et sage. Attendez-la. Et soyez persuadée que vos amis ne vous abandonneront pas.

Une heure après, l’institutrice annonçait à la veuve le succès des négociations entreprises. Une personne, toute dévouée à Mme Forestier, consentait à prendre Mme Airvault en pension pour une rémunération très modérée, dans une petite maison calme et simple, située sur la route de Fourqueux. Madeleine se laissa passivement conduire à la chambre, claire et aérée, ouvrant sur des jardins de maraîchers, et, à bout de forces, se couchant aussitôt, elle tomba dans le gouffre d’un sommeil accablé, pareil au repos de la mort.

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