Derrière le voile : $b roman
VIII
A l’heure même où Raymonde Airvault, fiévreuse et accablée, s’embarquait pour Saint-Germain-en-Laye, son nom remplissait un grave colloque dans le cabinet de l’éditeur Clozel.
Entre les affaires urgentes qui, cette fin de jour, appelaient le docteur Davier à Paris, il n’en était point de plus importante ni d’aussi épineuse que cette entrevue avec le père de Valentin.
M. Clozel lui ayant demandé la faveur d’un entretien particulier, le médecin, aisément, devina l’objet de la conversation désirée. Mais préférant que le conciliabule eût lieu ailleurs que chez lui, il répondit que, devant se rendre dans la capitale pour différentes démarches, il irait lui-même trouver l’éditeur, boulevard Saint-Michel, avant la fermeture des bureaux.
M. Clozel, quand le visiteur honoré se présenta, se répandit naturellement en effusions reconnaissantes. Il était extrêmement confus de ce que le docteur se fût dérangé pour lui rendre service. Mais M. Davier excuserait deux pauvres parents, mortellement inquiets, qui voyaient leur dernier fils, empoigné par la passion, décidé à tout braver, à tout risquer…
— Représentez-vous notre angoisse. Nous ne connaissons pas cette jeune fille. Elle mérite peut-être les éloges exaltés que lui décerne Valentin. Mais l’amour rend aveugle ! Peut-être aussi n’est-elle qu’une créature habile, flirteuse, artificieuse et intrigante… adroite à dresser ses pièges ?
— Non ! non ! tranquillisez-vous à cet égard. Raymonde est trop spontanée, trop franche et trop fière pour s’abaisser à de pareilles ruses.
— C’est ce que nous a déjà affirmé Mme Forestier. Mais vous la suivez depuis plus longtemps. Mieux que quiconque, vous êtes au courant des antécédents — non seulement de la jeune personne — mais de la famille. Ah ! docteur, docteur, voilà le point scabreux ! Ni ma femme ni moi ne sommes gouvernés par l’intérêt. Nous avons dû subir des sacrifices trop douloureux pour ne pas sentir l’inanité, l’impuissance de l’argent. Le manque de fortune ne serait donc nullement un grief valable contre la jeune fille choisie par Valentin. Mais quelque chose prime tout à nos yeux : l’honneur ! Notre nom modeste est sans tache. Il nous en coûterait terriblement, à l’un et à l’autre, de voir notre enfant s’allier à des gens… tarés, indignes d’estime, ayant une flétrissure dans leur passé…
Le médecin serra son pardessus, comme dans le frisson d’un froid subit.
— Les Airvault ne sont ni tarés ni indignes, prononça-t-il avec lenteur. Ils furent malheureux, simplement.
Clozel considéra son interlocuteur d’un œil perplexe. Comment les assertions du mari contredisaient-elles si complètement les imputations de la femme ? Que signifiait cette divergence ? La matière importait trop pour que l’éditeur ne se décidât pas à sonder le mystère. Il dit, hésitant :
— Mme Clozel a su, par Mme Davier elle-même, que le père de cette jeune fille fut emprisonné quelque temps.
Fulvie !… Ah ! dérision ! Un rictus releva les lèvres rasées du docteur.
— Airvault, oui ! fut victime de la détention préventive, inculpé d’un vol qu’il n’avait pas commis. L’accusation tomba d’elle-même. La seule faute du pauvre homme avait été de tenter la chance du jeu. Mais ceux qui le connaissaient, le sachant incapable d’un larcin aussi stupide qu’odieux, tinrent à cœur de lui servir, en quelque sorte, de caution morale.
En termes laconiques et précis, M. Davier narra le fait-divers, la mort subite de M. de Terroy, la disparition du coffret d’argent, la découverte du camée-pendentif dans un tiroir du dessinateur, toutes les circonstances futiles et fatales qui projetaient l’idée de culpabilité dans le cerveau d’un magistrat à la fois blasé, sceptique et timoré.
M. Clozel écouta ce récit avec une attention soutenue. Mais, en dépit de sa volonté de bienveillance, sa physionomie et son attitude trahissaient la gêne, l’anxiété, le découragement.
— Tout cela est certainement pitoyable ! déclara-t-il quand le docteur eut achevé. Et je ne m’étonne pas que ces réminiscences vous émeuvent ! Vous avez suivi, jour après jour, les vicissitudes de cette famille. Vous pouvez prendre parti en connaissance de cause. Nos positions respectives, pour juger des choses, sont bien différentes, car moi, j’ignorais ces gens jusqu’à l’heure où mon fils me déclara qu’il passerait par-dessus tous les obstacles, comme son tank, afin d’épouser Mlle Airvault.
La voix plus basse, M. Clozel formulait l’objection capitale :
— Dans l’histoire fâcheuse, il reste cette grave lacune : le coupable n’a pas été découvert.
Le docteur fut repris de ce frisson qui, tout à l’heure, le secouait de la tête aux pieds. Il ferma le col de sa pelisse et lança un coup d’œil vers la grande horloge comtoise, qui égayait, de son cadran de faïence et de son balancier de cuivre, les sombres cartonniers verts et les étagères de livres.
— Excusez-moi de vous quitter ! dit-il, en se levant. Je suis loin d’avoir achevé mes courses ! Et j’ai un dîner de confrères.
M. Clozel, la tête penchée sur l’épaule, le front labouré de plis, se mit en devoir de reconduire son visiteur. Celui-ci, la main sur le bouton, se retournait :
— Mon cher ami, remettez-vous. Tout ce que je vous ai dit est exact. Mais j’ai tout lieu de croire que la vérité absolue se dévoilera… Je l’espère. Prenez patience. Temporisez avec votre fils. La jeune fille qu’il a en vue se montrera digne de votre confiance. Patience encore une fois !
Il ajouta, après une légère pause, entre haut et bas, presque bégayant :
— Peut-être vous appellerai-je… un de ces jours. Laissez tout alors et venez sans tergiverser ! Au revoir !
Le docteur traversa les bureaux, la tête haute et le pas ferme. Mais, en tournant la rue Saint-André-des-Arts, il fut obligé de s’appuyer à la muraille, chancelant, une main crispée sur la poitrine. Le spasme réprimé par un effort immense, il reprit sa marche, sans égard pour son malaise et traînant ses membres courbaturés.
Minuit sonnait quand le médecin rentra chez lui. Parmi les diverses communications qui l’attendaient, se trouvait le billet de Raymonde, apporté à la dernière distribution.
Louis Davier, cette nuit-là, ne connut pas le sommeil. Dès sept heures, il commandait l’auto pour se rendre avenue de Saint-Cloud.
Mais sa visite, si matinale qu’elle fût, avait été devancée : Philomène Pradin était entrée dans le grand repos.