Derrière le voile : $b roman
VI
L’hôtel Davier était une de ces jolies résidences du XVIIIe siècle — telles qu’on en rencontre dans les principaux quartiers de Versailles — avec un toit à l’italienne, entouré de balustres, une façade aux lignes simples, percées de hautes fenêtres aux harmonieuses proportions. La porte cochère s’ornait de moulures finement ciselées où s’enlaçaient des guirlandes de fleurs, dignes de décorer les battants d’un meuble de salon. Dans le tympan du cadre de pierre, un amour badin soutenait un écusson à demi effacé. Les frondaisons des grands marronniers, dépassant le mur du petit jardin, ajoutaient leur charme à l’élégante architecture.
Cette délicieuse demeure semblait créée pour abriter une intimité intelligente et heureuse, la grâce élégante d’une aristocratique beauté, entourée d’artistiques richesses.
Le docteur y avait vu l’asile prédestiné du second amour qui réveillait sa jeunesse. Il pensa rendre l’hôtel à sa destination en y amenant la femme aimée et les trésors du passé qu’il avait glanés çà et là, au cours des ans, avec un goût averti.
En revenant du parc avec Évelyne, Davier s’était préparé à l’épreuve de dîner en compagnie de son beau-frère. Aussi fut-il étonné, lorsqu’il pénétra dans le joli boudoir garni d’un mobilier Louis XVI authentique, aux brocatelles estompées, aux bois laqués d’un gris éteint, d’y trouver Fulvie seule. Debout près de la cheminée de marbre blanc, la jeune femme arrangeait des roses dans un porte-bouquet de vieux Strasbourg.
Le valet de chambre, ouvrant presque aussitôt la porte de la salle à manger, annonça que madame était servie. Trois couverts seulement étaient disposés sur la table. Le médecin crut devoir dire, par courtoisie, du bout des lèvres, en dépliant sa serviette :
— Tiens ! votre frère n’est pas des nôtres ?
Sans lever les yeux, Fulvie répliqua d’une voix blanche :
— Non, Stany est retourné à Paris.
— Si vite ?
— Il était venu à Versailles tout bonnement pour me voir quelques minutes. Ce garçon aime sa sœur !
— C’est trop juste !
Et abandonnant le sujet, le médecin commença le récit de la promenade et de l’épisode qui l’avait agrémentée : la navigation imprévue !
— Oh ! que M. Bénary est aimable ! déclara Évelyne avec élan. Je me suis tant amusée ! Je voudrais voguer longtemps, longtemps, très loin !
— A ton âge, enfant, dit le père, j’ambitionnais d’être marin ! Maintenant, mes vœux se bornent à un voyage en Égypte ! Mais quand réaliser ce rêve ?
La jeune femme, ses coudes nus sur la nappe, les mains jointes sous le menton, les yeux dans le vague, murmura en mineur :
— Chacun fait des rêves. Et les plus chers ne se réalisent jamais !
Cette réflexion traduisait un si profond désenchantement que le mari courba la tête.
Alors tout ce qu’il tentait pour faire du bonheur serait donc vain ?
Mais le valet reparaissait, tournant autour des convives pour le service. La conversation se traîna, dès lors, sur des questions terre à terre.
Le dîner achevé, tous trois revinrent au petit salon. C’était l’instant désiré par le chef de famille que sa profession retenait hors du foyer, la plus grande partie du jour ; l’heure trop courte où il jouissait de la réunion.
Évelyne alla s’asseoir au piano pour sa demi-heure d’exercices journaliers. Mme Davier, étendue sur une bergère trianon, ouvrit une revue, en levant les sourcils avec une expression de martyre résignée, tandis que l’enfant exécutait consciencieusement gammes et arpèges.
Le médecin finit par remarquer la contraction des traits et l’abaissement des commissures de la bouche, trahissant un malaise.
— Qu’avez-vous, chère amie ? demanda-t-il avec sollicitude. Votre névralgie ? Je vais vous chercher un comprimé d’aspirine.
— Ne prenez pas cette peine ! Je sais dominer le mal !
— Peut-être le bruit vous gêne-t-il ? Évelyne peut interrompre ou cesser son tapotage.
Fulvie laissa tomber la revue sur ses genoux.
— Oh ! avoua-t-elle languissamment, ce n’est pas seulement ce soir que ces études insipides — dont les accrocs se répètent avec une persistance agaçante — me crispent les nerfs.
— Ferme ton piano, Évelyne ! dit à demi-voix M. Davier.
La fillette, consternée, essayait de s’excuser :
— Oh ! petite mère, si je suis maladroite, ce n’est pas ma faute ! Je m’applique de mon mieux !
— Je veux le croire ! dit Fulvie très doucement. Mais, sans doute, suis-je impropre à enseigner. Je me déclare incapable de surveiller plus longtemps votre travail. Vous tenez si peu compte de mes observations ! Une répétitrice étrangère sera mieux écoutée. Et pour que vous travailliez à l’aise, je demande que le piano soit transporté ailleurs… ou alors, je serai obligée de me retirer dans ma chambre.
Les pleurs de l’enfant débordaient en silence. Évelyne étendit la bande de soie brodée sur le clavier et rabattit, sans bruit, le couvercle de l’instrument. D’un geste furtif, elle essuya ses yeux et s’approchant des deux époux, bredouilla :
— Je vais monter ! J’ai beaucoup de leçons à apprendre, et une carte à faire. Bonsoir, petite mère ! Bonsoir, papa !
Mme Davier frôla de ses lèvres fermées le front satiné où retombaient des boucles folles. Le docteur y appuya deux lents baisers où il crut aspirer la petite âme, effarouchée et tendre.
La fillette sortie, le cœur du père s’alourdit, ainsi qu’un objet qui s’immerge et coule.
Davier avait jugé prudent de se taire durant le bref colloque et de garder la neutralité, pressentant que son intervention empirerait les choses. Il lui était impossible de prendre parti sans chagriner l’enfant, ou froisser sa femme. Ce qu’il entrevoyait de plus net, c’est que les quelques instants où il jouissait de la réunion de famille seraient abrégés. En même temps, il entrevoyait, pour les jours à venir, de si grandes menaces d’orage, annoncées par des symptômes antérieurs, qu’il s’interdit, atterré, de regarder plus avant.
Un silence régna. Fulvie replia sa revue, la déposa sur le guéridon voisin, puis s’allongea dans sa bergère, placée devant la fenêtre. Les yeux grands ouverts, en face de la perspective aimable du jardin de la Quintinie, la jeune femme, évidemment, ne voyait rien des plaisantes beautés du Potager du Roi. Ses prunelles de sombre métal demeuraient fixes et ternes, comme il arrive quand l’attention se résorbe pour un examen intérieur, profond et attristant.
Devant cet affaissement presque morbide, le docteur s’alarma :
— Vous ne semblez pas dans votre état normal ? Souffrez-vous ? Je puis essayer de vous soulager.
Fulvie tourna lentement la tête sur le dossier de satin fleuri.
— Je vous remercie ! Mais le mal dont je souffre est plutôt moral.
Les yeux des deux époux se joignirent. Davier murmura avec une sourde angoisse :
— Vous me savez votre meilleur ami. Ne puis-je donc savoir ce qui vous affecte ?
Fulvie, quelques secondes, garda ce mutisme qui augmentait la crainte du mari, puis elle soupira :
— Comprendrez-vous bien ? Tout excellent que vous soyez, il y a certaines subtilités de sentiments qui vous échappent… Je souffre du dédain offensant, de l’aversion que vous montrez à mon frère.
Davier se rejeta en arrière. Des plis subits creusèrent son front et s’allongèrent près des ailes du nez, vieillissant et durcissant tout à coup son visage fin, demeuré jeune par la vivacité des yeux et la mobilité des lèvres.
— Je ne crois pas avoir témoigné des sentiments aussi hostiles à votre frère ! objecta-t-il avec effort. Je ne puis approuver la façon peu sérieuse dont il conçoit la vie… Sans doute le comprend-il. Et c’est cela seulement qui le gêne vis-à-vis de moi.
— Vous ne vous rendez pas compte vous-même, je le crains, du sens que prennent vos attitudes à son égard ! répliqua Fulvie. Cette après-midi, vous êtes parti subitement après son arrivée, et en quittant notre groupe, à dessein ou non, vous avez omis de lui tendre la main ! Ce n’est plus là seulement de l’hostilité latente, mais déclarée ! Et en offensant le frère, vous blessez la sœur ! Songez-y bien, poursuivit-elle avec feu, Stany a été le rayon de soleil de ma jeunesse tourmentée, dont vous avez vu le triste épilogue. Ne le jugez pas à votre jauge. Il y eut des huguenots dans votre ascendance. Vous êtes sévère et puritain, en dépit de vous-même, et de la bonté de votre cœur. Stany échappe à la toise commune. Il est le fantaisiste, l’artiste. Tous ceux qui le connaissent bien sont persuadés qu’il trouvera un jour la bonne veine ! Il rumine un projet de journal artistique — dont il serait le soiriste — qui paraît fort sérieusement combiné. Stany a déjà réuni des promesses de brillantes collaborations — en attendant le commanditaire généreux. Quel dommage que vous l’ayez présenté trop tard à M. de Terroy, ou que celui-ci soit mort trop tôt !
Sans laisser à son mari de temps de placer une parole, elle jetait avec véhémence :
— Ne l’oubliez plus, je vous en prie ! Stany est mon frère ! Que dis-je ? Plus que mon frère — le petit cadet pour qui je représentais la protection maternelle, mon premier fils, l’aîné de Loys !
La sincérité de ses sentiments rendait la jeune femme éloquente et lui restituait cette beauté d’expression qui avait subjugué le mari. Davier l’admirait, comme en la première rencontre, tandis qu’elle se débattait, pâle d’une ardente pâleur, sa main fuselée élevée en l’air pour attester ses déclarations vibrantes.
Jamais il n’avait mieux éprouvé la puissance de l’amour qui le captivait. Jamais ne l’avait davantage étreint le désir éperdu d’être aimé comme il aimait lui-même. Et la force de son émotion le retenait immobile et silencieux, tandis que Fulvie reprenait, d’un accent plaintif, sa poitrine oppressée soulevant le linon ajouré de son corsage :
— Stany désire votre amitié. Il est parti sans que je puisse le retenir, désolé ! Et je comprends si bien ce dépit humiliant, douloureux ! Rien n’est plus pénible que de sentir se dérober ceux dont on souhaite l’affection, de se heurter à l’antipathie — inconsciente parfois — de quelqu’un qu’on désire gagner, de rencontrer enfin la méfiance quand on cherche à obtenir la confiance ! Ce découragement, je le connais !
— Comment ? fit Davier, la gorge étranglée.
La réponse redoutée ne se fit pas attendre :
— Est-il besoin de nommer ? Vous savez de qui je veux parler… Ne secouez pas la tête ! Rien n’est plus vrai ! Cela saute aux yeux de tous ! Évelyne me fuit, m’échappe, et prend le contre-pied de tous mes conseils !
— Oh ! protesta le père, dans un souffle. Craignez de faire erreur, chère amie ! La petite vous aime ! Peut-être n’est-elle pas encore familiarisée suffisamment ! C’est une sauvageonne ! Son enfance est restée solitaire. Mes occupations professionnelles m’accaparaient. Je n’eus pas le courage de me séparer de ma fille. Ce petit oiseau égayait la maison vide.
Fulvie, à ces dernières phrases, eut un signe d’assentiment.
— Nous sommes pleinement d’accord sur ce point. Absent du logis, vous laissiez votre enfant aux inférieurs. Voici l’origine des difficultés auxquelles je me bute. Une très mauvaise influence s’est emparée d’Évelyne. Pour enjôler l’enfant, et par elle, vous gouverner, on a flatté ses petits défauts, fermé les yeux sur ses travers. Évelyne, en un mot, a été très mal élevée.
Mme Davier exposait ces observations avec une pondération, une mesure qui les rendaient convaincantes. Le docteur, ébranlé, s’évertuait in petto à découvrir les travers de la fillette. Mais il s’avouait que sa tendresse paternelle le rendait susceptible d’aveuglement. Il ne sut que répéter cet argument sentimental :
— Évelyne est bonne et affectueuse. Elle finira par se rendre à l’évidence. Elle vous respecte et ne demande, j’en suis sûr, qu’à vous donner son petit cœur !
— Je ne demande, moi, qu’à le croire ! soupira Fulvie, détournant les yeux avec une certaine émotion. Oui, heureusement pour elle et pour nous, Évelyne possède une bonne et saine nature. Et je ne vous ai pas épousé, moi, avec l’intention de devenir une marâtre !
Davier s’inclina vers la main qui venait d’accentuer, d’un geste, l’affirmation généreuse et la baisa avec reconnaissance.
— Orpheline moi-même, continuait Mme Davier, je sais tout ce qui me manqua par suite de l’absence de direction maternelle. Cette direction, j’ai essayé de la fournir à votre fillette. Mais j’ai vu rapidement que la tâche serait plus difficile que je ne le supposais. On cherche à détourner de moi l’enfant que je veux réformer. Elle se raidit au lieu de s’abandonner. L’influence qui lui fut si pernicieuse, s’exerce encore, sournoisement.
— Oh ! croyez-vous ?…
— Je le sais… Je sais que Philomène poursuit Évelyne, et se trouve partout sur son chemin. En dernier lieu, n’a-t-elle pas réussi à se faire admettre comme lingère à la pension ?
— Je l’ignorais !
Une fois de plus, le docteur se trouvait bloqué. Les allégations de Fulvie, sans que celle-ci le soupçonnât, empruntaient une force secrète, une logique inattendue aux souvenirs que laissait à Davier se récente rencontre avec Philomène. L’animosité de celle-ci contre la seconde épouse s’était décelée. L’homme, embarrassé de remords confus, baissa la tête, inférieur désormais dans la discussion.
— Soyons indulgents ! murmura-t-il. La patience et le temps arrangeront tout.
Fulvie interrompit avec une ironie attristée.
— Non, mon ami ! Ne suivons pas la pitoyable politique du laisser-faire ! Stany en a été victime dans son jeune âge. Ayons le courage d’être clairvoyants ! Vous-même tout à l’heure avez confessé les abus qui se sont produits. Évelyne, par la force des choses, fut abandonnée aux domestiques. Sa première éducation est manquée. Moi, qui représente la règle, je lui deviendrai vite odieuse si je m’obstine à agir. Je n’y gagnerai que de me faire détester. Empêchons cela à tout prix !… Je veux espérer beaucoup de l’avenir. Évelyne doit devenir une jeune fille distinguée, digne de vous, et qui trouvera en moi le guide nécessaire à ses débuts dans le monde. Mais, pour en arriver là, soyez énergique !
Davier pressentait le but vers lequel il était poussé. Il essuya sa nuque et son front, glacés d’une sueur froide.
— Alors, dit-il à contre-cœur, quel parti prendre ?
Renversée dans sa bergère, les yeux mi-clos, son beau visage empreint de la tristesse qu’éprouve la sibylle en prononçant un oracle pénible, l’extrémité de ses doigts fins se touchant, Fulvie articula d’une voix posée :
— Il faut qu’Évelyne soit confiée, pour un temps, à des mains expertes et prudentes. Le sacrifice est dur pour vous. Il est de ceux que consomment chaque jour les parents prévoyants. Évelyne ne retrouvera qu’avec plus de joie la maison paternelle… si elle en sort… quelques années.
A cet aboutissement pourtant prévu, le père frémit. Comprimant sa douleur, qu’il taxait lui-même de faiblesse, il murmura, courbant le front, les coudes sur les genoux :
— Alors, vous croyez qu’il serait sage de mettre l’enfant pensionnaire à la rentrée ?
— Oui, formula nettement Mme Davier, pensionnaire, et à la rentrée prochaine, oui ! Mais non pas à Versailles. Ce ne serait qu’une demi-mesure, et par conséquent, une maladresse. Ne vous effrayez pas ! Ne me regardez pas comme une tigresse altérée de sang. Je vais vous prouver mon impartialité. Vous m’avez présenté, un jour, une institutrice de votre première femme, qui dirige aujourd’hui une petite pension, à Saint-Germain-en-Laye. J’ai entendu dire le plus grand bien de cette personne. Pourquoi ne lui donneriez-vous pas le soin de diriger Évelyne, qui se trouverait là tout de suite entourée d’affections — mais d’affections sages et éclairées. Et vous-même seriez ainsi complètement en repos.
Le choix proposé affirmait, en effet, d’une façon péremptoire, les intentions bienfaisantes de Mme Davier et le désintéressement de son conseil. Le pauvre père, vaincu, se compara mentalement à un pitoyable captif qui, pieds et poings liés, entend décréter une sentence rigoureuse.
Sans répondre, il se leva, la poitrine gonflée de profonds soupirs, s’approcha de la fenêtre, et laissa errer au dehors son regard brouillé, insensible à la sérénité du crépuscule où s’éteignaient les ors et les pourpres du couchant.
Mais ce silence devait s’interpréter comme une soumission. La femme mordilla ses lèvres souples pour en réprimer le sourire satisfait, et redressant son corps onduleux, elle vint poser sa main longue et blanche sur l’épaule du mari :
— Loys doit être endormi. Si nous montions le voir ?