Derrière le voile : $b roman
IX
— Papa !
Ah ! cette joie où l’âme se fond ! Presser dans ses bras un corps enfantin, chair de votre chair ! Lire dans des yeux limpides le ravissement et l’amour !
Les rancœurs, les hontes de l’injuste captivité s’oublièrent, une minute, dans la félicité de cet embrassement qui consacrait la délivrance !
Sa fille suspendue à son cou, Raymond se dirigea vers le lit, où l’appelait le regard de velours, baigné de brume. Les bras blancs amaigris se tendirent. Et sans parler, les trois êtres qui s’aimaient demeurèrent unis, frémissants, éplorés.
Tout à coup, Raymond desserra les tendres liens et se rejeta en arrière :
— Je n’aurais pas dû vous toucher tout de suite, ô mes immaculées, avant d’avoir lavé ce que cette fange où j’ai trempé a déposé sur moi ! Il me semble qu’un relent nauséabond se dégage de ma personne ! De l’eau ! de l’eau !
Il disparut dans le cabinet de toilette et bientôt après s’entendit le jaillissement de la douche. La violente émotion du premier contact s’amortissait cependant chez Madeleine. Immobile, elle s’absorbait en une pénible méditation. Quand Airvault revint dans la chambre, rafraîchi, détendu, il retrouva sa femme mélancolique et grave. Il lui prit la main. Elle le fixa longuement, et il baissa les yeux.
— Chérie ! dit Madeleine avec effort, s’adressant à la fillette, y a-t-il quelque chose à la cuisine pour faire dîner ton papa ?
— Oui, oui, maman ! Philo avait acheté des œufs et une grande tranche de jambon. Et il reste des biscuits et des cerises. Peut-être manquerons-nous de pain ! Je vais bien vite en chercher ! dit vivement Raymonde.
Avec diligence, courant de la chambre à la cuisine et de la cuisine à la chambre, l’enfant rectifiait sa tenue, coiffait son canotier, saisissait un grand sac, fouillait dans un porte-monnaie, toute à son affaire — telle qu’une mère de famille qui part au marché — et s’écriait finalement, très animée :
— J’apporterai le guéridon près de ton lit, maman, et j’y mettrai le couvert pour nous trois. Comme ce sera gentil ! Je vais acheter aussi un morceau de gruyère, de peur de disette !
Elle s’évapora là-dessus, comme une petite sylphide emportée par le vent. Airvault demeurait stupéfait.
— Mais on dirait une parfaite ménagère !
— Oui ! Heureusement, son cœur la guide, fit la mère. Que serais-je devenue sans ma Raymonde ! Et je dois bénir aussi l’excellente femme qui, sur la recommandation du docteur Davier, a bien voulu s’intéresser à notre misère ! Car nous avons été traitées en parias ! Ah ! que ce fut dur !
Elle s’arrêta pour étancher ses larmes. Airvault gronda, dans un sanglot :
— Ah ! ce camée fatal ! Ce juge obtus, têtu, tâtillon…
Madeleine l’interrompit de ce regard droit, qui plongeait jusqu’au fond de la conscience de l’homme.
— Oui, tout cela fut horrible ! Mais la première cause, la faute qui t’a rendu suspect, qui a prêté au doute, et fourni des motifs à l’accusation ?… Oh ! Raymond, Raymond ! Toi qui aimes ta femme et ton enfant, te laisser tenter par des plaisirs de viveur, céder aux entraînements d’oisifs et de détraqués ! Et cela, tandis que je gisais sur ce lit, abattue par le mal !
Il hasarda une sourde excuse :
— Le vertige ! L’espoir fou d’acquérir d’un coup tout ce qui nous manque pour assurer le lendemain et te voir tranquille !…
— Peut-être ! Mais le dangereux moyen ! A quelle catastrophe as-tu couru ?… Et puis, ce fut un étonnement si poignant d’apprendre que tu as agi à mon insu, lâchant la bride à des passions que j’ignorais être en toi ! C’est un homme inconnu qui se révèle !
Tandis que je m’exténuais à dévider ces idées, pendant mes heures de fièvre, j’en arrivais à m’étonner que des gens tels que M. Bénary et le docteur Davier puissent te garder leur confiance !
— Oh ! Madeleine, ce que tu dis là est la plus dure des punitions !
— Que de reproches pourtant je serais en droit de t’adresser ! Raymond ! Toi, si travailleur, si rangé, tu as épuisé notre réserve ! Huit mille francs de dilapidés ! Et tu restes endetté !
— Je travaillerai double ! Je vendrai certains bibelots. Mais pardonne-moi ! Ne me parle plus si sévèrement !
— Tu as trop souffert pour que j’insiste davantage ! fit-elle, épuisée et touchée. Mais bénissons ceux qui nous ont protégés dans cette affreuse passe ! Sans l’inlassable bonté du docteur Davier, tu ne me retrouverais pas ici… Je ne serais plus de ce monde ! Ah ! ce qu’il m’a prêchée, réconfortée, apaisée !
— C’est encore grâce à lui que la geôle s’est ouverte aujourd’hui, murmura Airvault.
Il laissa tomber son front accablé sur la couche et très doucement, la malade joua, du bout des doigts, avec les courtes boucles noires.
— Mon ami, mon cher mari ! reprenons courage ! La vie recommencera !
Un bruit de serrures, de piétinements légers. Raymonde ne tardait pas à paraître, chargée de serviettes, d’assiettes et de verres.
— Allons, petit papa, commanda-t-elle, sérieuse et affairée, dérange-toi, s’il te plaît. Approche la table, si tu veux bien, et ajuste la rallonge. Étendons la nappe ! et disposons le couvert de Monsieur, de Madame et de Mademoiselle, comme dans une comédie.
Son entrain, cette fois, était quelque peu forcé. Deux plaques rouges avivaient l’éclat de ses immenses prunelles noires. La courageuse enfant taisait les blessures reçues, dans sa rapide pointe au dehors. Elle s’interdisait de se rappeler les mauvais regards, échangés entre les commères aguichées d’ironique curiosité, chez l’épicière et le boulanger, et les paroles méchantes surprises au vol :
« Il est donc revenu ? — Paraît ! — Y a toujours de la chance pour ceux qui se font bien voir des bourgeois. »
Le léger repas fut vite servi, et non moins promptement expédié. Raymonde, adroite et attentive, assistait sa mère, arrangeait commodément les oreillers, comptait les gouttes des drogues qui devaient ajouter leur vertu tonifiante à l’alimentation de la malade. Et, tout naturellement, le nom du docteur Davier revint.
— Jamais je ne pourrai le remercier assez tôt ! dit Airvault, dans une brusque décision. J’ai envie d’y aller tout à l’heure. Et je passerai ensuite rue de l’Orangerie pour avertir M. Menou que je serai demain matin à mon poste.
— Bien ! Va !
— Oh ! papa ! tu vas nous quitter déjà ! s’exclama l’enfant déconcertée.
Airvault se représenta la rue où il devait s’aventurer. Sur le chemin de sa maison, tout à la joie de son innocence reconnue, au soulagement de retrouver l’espace et l’air libres, de se mouvoir avec indépendance, protégé par la présence de l’avocat à ses côtés, le malheureux avait voulu ignorer le sournois ébahissement qui se propageait à son apparition et faisait retourner les têtes.
Il avait beau s’exciter au dédain, sur le point de recommencer l’épreuve, une peur l’ébranlait — comparable à la phobie du vide — et lui enlevait tout sang-froid.
Madeleine soupçonna cette hésitation. Avec le sublime instinct des femmes, elle trouva, pour l’homme démoralisé, déprimé, la plus efficace des défenses : l’enfant dont la petite main communiquerait au père énergie, vaillance, calme salutaire.
— Emmène Raymonde, tiens, puisqu’elle a tant de peine à se séparer de son papa ! Elle ne sort guère depuis quelque temps. Et je puis très bien demeurer seule une heure ou deux.